ILLUSION 2 - LA COMPLICITÉ

Des années plus tôt. Loin, très loin du présent.

— Instructeur Otto ! S'il vous plaît ! Je vous ferai du pain de Goshi si vous acceptez !

C'était la petite voix de Listi qui avait couiné. Debout dans les grandes herbes, la fratrie s'impatientait.

Pas plus hautes qu'un tonneau et déjà si persuasive, Clarence s'avança.

— Le mythe de l'Anomalie est très enrichissant, ei Otto, nous avons eu la chance de l'entendre de nombreuses fois, mais nous aimons tellement quand vous narrez des histoires que nous ne pouvons nous empêcher de vous le demander à nouveau...

Elle maîtrisait la feinte de la timidité, la petite rebelle, bien plus maligne que sa cadette et tout aussi belle. Personne ne le sut jamais, mais Otto avait pensé ce jour-là qu'il vaudrait mieux que la plus bête soit Reine. Il accepta.

L'instructeur Otto n'aimait pas raconter cette histoire. Il n'aimait pas cette histoire non plus. Que c'était macabre ! Malsain. Elle remontait à des temps si lointains ! Le temps d'Îven, la première de toutes les Reines, la première de toutes les Vies, celle qui d'un seul souffle créa la Colonie. Un temps où personne ne mourrait, car la Mort elle-même n'existait pas encore et que la Vie tenait la Nature loin de ce devoir. Elle remontait à des temps si anciens... dans la nébuleuse et fascinante époque des légendes.

Il était question d'un jeune Royal sans Îven, un Néoténique. Mais ce garçon-là ne s'en satisfaisait pas et, après un énième coup bas de ses semblables qui le méprisaient, s'en alla résider dans la forêt. Là-bas, il rencontra la Nature, bien plus grande et plus puissante que la Reine. La géante, flairant sa vulnérabilité, lui proposa un marché.

— « Celle qui se dit Reine a donné beaucoup trop de vies sans en reprendre. Elle déforme mon équilibre. Son temps est révolu, elle doit devenir la Mort et corriger son affront. Empêche cette Vie de défier mon omnipotence et je t'offrirai la véritable force du vivant. »

L'instructeur Otto aimait varier son récit. Il aimait mettre de l'emphase aussi. Comme à chaque fois qu'il adoptait cette sombre voix, Listi sursauta. Comme à chaque fois, Clarence la regarda en se demandant pourquoi elle ne s'y préparait pas. Puis elle songea que ce devait être si agréable de pouvoir écouter toujours la même histoire en ne s'attendant jamais à ses péripéties.

À force de l'entendre, Clarence connaissait cette légende, mieux que personne, mieux que l'instructeur Otto, elle l'aurait parié. Comme à chaque fois, elle guettait les différences, les infimes décalages avec la version précédente. Et, comme à chaque fois, elle se demandait : laquelle est la plus vraie ?

— Alors le jeune Ouvrier rétorqua « Grande mère, je ne peux tuer celle qui m'a créée. Je suis trop faible. »

La bouche de Clarence se flétrit dans une moue. Elle n'aimait pas cette version de la réponse.

La Nature consentit donc à donner au jeune Néoténique la moitié de la force du vivant.

Elle coupa ses cheveux noirs, les hacha, y versa deux larmes puis malaxa jusqu'à ce que la pâte soit eau sombre.

Il lui fallut des décennies pour maîtriser ses drôles de capacités. Des décennies pour accepter ce fléau comme une bénédiction.

Puis, sans effort, il prit la vie d'Îven, la première Reine, la première Vie, la mère de la Colonie. Et de son énergie changée naquit la première Mort.

Le jeune Néoténique, mué en vieux Néoténique, alla trouver la Nature. Il lui réclama l'autre moitié de sa pitance.

Elle rit, arracha l'une de ses dents, la broya, y versa deux larmes puis malaxa jusqu'à ce que la pâte soit eau claire.

Et il devint la véritable force du vivant.

Cyclique, son énergie ne pouvait se gaspiller. Il ne pouvait prendre sans donner. Ni donner sans prendre. L'énergie, qui par la Reine et ses sujets était tant gâchée, prenait en lui tout son sens. Il n'était qu'un corps où le vivant circulait, qu'un corps que l'énergie quitterait pour en rejoindre un autre.

Lorsqu'il rentra à la Ruche, plein d'humilité et de plaisir d'annoncer à la Colonie la supériorité de la Nature et l'importance de la précieuse énergie si vite épuisable, il fut accueilli par les pieux. L'Anomalie, le nommait-on. Il faisait si peur ! Violet ? On n'a pas idée d'être d'une couleur pareille.

Il fut attaché, traîné dans les rues pour que chacun puisse lui asséner un coup violent, violent pour répondre à la violence du meurtre qu'il avait commis. La Reine ! La Vie ! La mère de tous ! Son assassin fut lynché, lâché à demi scalpé derrière l'enceinte de la cité. Dans les oreilles de la Colonie, on dit qu'il mourut ainsi, dans l'herbe folle. On dit que les corbeaux lui rendirent visite, que les vers s'occupèrent de sa chair et que la terre ensevelit ses os. On dit qu'il mourut ainsi et qu'il disparut à jamais.

Mais on se trompait.

Corbeaux, vers et terre avaient en eux un peu de lui, un peu de son énergie.

Il vivait en eux comme chaque chose vivante qui meurt.

L'Anomalie n'avait pas disparu à jamais.

Car la Nature est la plus têtue des créatures.

Et qu'on ne peut briser son cycle.

Clarence aimait beaucoup cette fin. Listi préférait quand il accentuait la perception sur la Reine. Des mots érodés ne restèrent plus que le sens. Un sens différent pour chacune des enfants. Une pensée divergente.

Comment la Nature a-t-elle vraiment créé l'Anomalie? songeait Clarence.

Pourquoi le Néothénique a-t-il tué la Reine? songeait Listi.

Une histoire. Une simple histoire qui les questionnait autant l'une que l'autre. En elles, quelque chose était fondamentalement différent. Fondamentalement incompatible. Incapables de comprendre leurs pensées mutuelles, elles profitaient naïvement des derniers instants de partage. Entre elles, le gouffre se creuserait.

Complices et pourtant si seules.

Il aurait dû être plus prudent... songeait Émalique.

Le gouffre se creusa.

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