9 - Paris : Mélancolie noire
J'ai croisé un homme
qui m'a dit au sujet de l'espoir :
le pire des échecs n'est pas d'attendre une chose,
c'est de ne plus y croire quand elle arrive.
JOHN JOOS
LUNDI 24 DÉCEMBRE
19:07
IRIS
Réunie autour du sapin, la petite famille disposait les cadeaux à son pied. Lumières clignotantes, chaleur ambiante, murs de pierre, odeurs appétissantes. Rêve. Marie, espiègle, s'amusait à taquiner son frère, beaucoup moins renfermé en sa compagnie. Plusieurs fois, elle se surprit d'un sourire à son égard, d'un regard complice. Si la magie existait, elle aurait volontiers emprisonné cette parenthèse pour la revivre à jamais. Voleuse médiocre comme un coucou gris dans le nid de la famille aimante. Accepter. Accepter que Marie et Aaron ne formeraient jamais sa fratrie, et Nathalie ne serait jamais la mère qu'elle n'avait jamais eue.
Accepter l'éphémère.
Sans couper leurs conversations joyeuses, elle leur adressa un regard reconnaissant, le seul présent qu'elle pouvait leur offrir.
Marie ne croyait pas au Père Noël, une chance pour Iris qui n'aurait pas été certaine d'entretenir habilement le mythe. Nathalie lui expliqua avec conviction qu'une telle tradition devait être bannie. Mentir à des enfants s'apparentait, pour elle, à un crime.
— On les ouvre quand, Maman ? gémit la fillette les yeux pétillants d'émerveillement mêlé de frustration.
— Laisse-moi réfléchir... Demain ? Après-demain ?
— Quoi ! s'indigna-t-elle en plaquant ses paumes sur son front.
La mère de famille saisit le plus imposant des cadeaux en riant.
— Je plaisante, ma puce. Vas-y !
La petite ne se le fit pas dire deux fois. Tandis que Nathalie partait chercher le repas dans la cuisine, elle se jeta littéralement sur l'énorme paquet informe qu'elle déchira sans attendre.
— Trop bien ! Une grosse peluche de licorne géante !
Même Aaron ne put contenir son hilarité face au ton extasié de sa cadette, retenant certainement son envie de corriger sa syntaxe. Ils échangèrent un regard chargé d'amitié, témoins muets de l'innocence fragile d'une môme heureuse. Elle s'imagina un instant à la place de Marie au même âge. Sa réaction n'aurait pas été si enfantine. Elle se serait sans doute demandé à quel prix elle pourrait revendre cet objet inutile.
Marie lui paraissait irréfléchie. À dix ans, Iris se débrouillait seule. À dix ans, elle était déjà responsable. Jamais elle n'aurait été si puérile. Pourtant, elle aurait tout donné pour prendre sa place. Ce n'était pas de la jalousie, du moins essayait-elle de s'en convaincre, mais plutôt une constatation amère qui entachait son sentiment de bien-être. L'aîné la sortit de sa torpeur en lui tendant un mince coffret doré.
— Tiens, c'est pour toi.
Sursaut de gratitude. Sourire. Elle défit le nœud de papier sans rien dire. Trop-plein de douceur. Trop-plein de bonheur. Tout allait trop bien. Trop bien. Elle flottait.
Elle ouvrit la boîte.
Dans un écrin d'un noir pur reposait une petite dague affutée. Le manche en fer poli mettait en évidence les fines ciselures qui le couvraient. Elle caressa la lame, aiguisée, incrustée de lignes vertes, végétales, élégantes. Frisson.
Malaise.
Souvenir.
Douleur.
Un poignard.
— Il est magnifique...
— C'est vrai ? Ça te plaît ? demanda-t-il avec soulagement en tirant nerveusement sur les manches de son éternel col roulé.
— Ça doit coûter super cher un truc comme ça...
— Tu parles toujours d'argent ?
L'évidence fit mal à entendre.
— Ok j'arrête... Mais pourquoi un couteau ?
Aaron se balança d'un pied à l'autre, le nez pointé vers ses chaussures. Il s'expliqua d'une voix gênée.
— J'en fais la collection. Celui-ci te correspond. Tu ne le revendras pas ?
— Non ! Non, bien sûr que non ! Pas d'argent on a dit...
L'intruse serra l'arme blanche dans sa paume. Des sensations refluèrent. Elle chassa ses souvenirs et le rangea doucement.
— Ça me touche... Vraiment. Je suis désolée, j'ai rien à te donner...
Il haussa les épaules en dispersant ses excuses d'une parole rassurante. C'était la première fois qu'on lui faisait un cadeau depuis ceux d'Annie. Que celui-ci vienne d'Aaron lui faisait doublement plaisir. Tout allait trop bien. Trop beau. Il flottait dans l'atmosphère une sensation de douceur. Comme si tout ce qui se passerait ce soir ne serait que bon. Comme si le mal en personne refusait de crever ce cocon de bonheur. C'était peut-être ça, la magie de Noël.
Le reste de la soirée fut teinté de la même tranquillité irréelle. Marie s'amusait à recouvrir d'illustrations fantastiques le dos des morceaux de papier-cadeau, Aaron s'étonnait de la clarté du son qui sortait de ses écouteurs neuf, Nathalie lui envoyait des sourires adorables. Un DVD trouva sa place dans le lecteur pour offrir une veillée aux couleurs céladons du Grand Bleu. Trop beau. Beaucoup trop beau. Le temps s'écoulait sans accroc.
— Les enfants, il est tard... On devrait aller se coucher, bailla la mère de famille en caressant à la fois la tête de Romira et celle de Marie qui somnolaient ses genoux. Ça te dérange pas de rallumer le feu, Aaron ?
Par politesse, Iris proposa son assistance, il ne refusa pas.
Alors qu'Aaron bravait le froid pour ramener des bûchettes, la jeune femme fouillait dans les placards à la recherche d'allumettes. Odeur du bois des tiroirs rarement ouverts. Vis, crayons, figurines d'enfants et papiers s'entassaient. Elle fureta jusqu'à tomber sur un paquet de photos de famille.
Curiosité.
Elle fit glisser l'élastique puis commença à éplucher la vie de ses hôtes. Aaron, plus jeune, qui posait fièrement aux côtés d'un petit garçon blond d'âge identique derrière une carpe démesurée. Nathalie, portant un bébé, le dévisageant comme un ange tombé du ciel. Le portrait consterné d'une toute petite Marie qui tentait d'escalader l'escalier de cette même maison. Nathalie qui souriait dans les bras d'un homme à l'allure franche pourvu d'une moustache en fer à cheval. Ainsi donc était le visage de ce père dont tout le monde semblait renier l'existence. De nouveau, des clichés exposèrent l'enfant blond, tantôt agrippé à un chiot, tantôt plongeant ses doigts dans une casserole de chocolat fondu. Chaque fois, Aaron était présent avec lui, souriant, léger, heureux. Qui représentait-il pour lui ? Un ami ? Un frère ? Peut-être même un amoureux. Sa tête fourmillait d'idées. À bien y réfléchir, l'attitude d'Aaron envers elle avait été plutôt bienveillante en premier contact. Ce n'est que lorsqu'elle lui posa une question sur son passé que leur ébauche de relation s'était émiettée avant de redevenir bénéfique. Si elle voulait en découvrir plus sur lui, il faudrait le laisser faire le premier pas.
Le mystérieux enfant n'apparaissait plus sur les photographies suivantes. Le père non plus. Les deux autres gamins grandissaient à vue d'œil. Si le sourire de Marie s'allongeait avec le temps, celui du brun perdait de son éclat.
Elle évalua de nouveau le garçon disparu : maigrelet, il portait un teint blanchâtre qui n'inspirait pas une santé vaillante. Un grain de beauté soulignait sa jolie fossette. Ses yeux paraissaient toujours gais malgré leur rougeur.
— Qui t'es, p'tit bonhomme ? murmura-t-elle en tentant d'encrer son profil dans sa mémoire.
— Tu as trouvé des photos de nous petits ? l'interrogea Aaron, les bras chargés de bois.
Iris acquiesça en le laissant regarder par-dessus son épaule. Une tension soudaine contracta son visage à la vue de l'image.
— Repose ça !
Un sursaut lui fit lâcher son butin. D'un geste vif, Aaron balança ses bûchettes dans l'âtre avant de lui arracher les clichés restants pour les envoyer au même endroit. Il craqua une allumette sortie d'une boîte amochée, certainement trouvée parmi les bois, qu'il lança dans la cheminée.
Agenouillé sur le tapis, il contempla le feu dévoré ses souvenirs. Les flammes se reflétaient dans ses prunelles noires, brillantes. Le papier glacé se tortillait sous les assauts brûlants, se tordait pour éviter la Mort. Un visage, un sourire, un instant, partis en fumée.
Calcinés.
Détruits.
Effacés.
Elle s'assit à ses côtés et, comme lors de leur première rencontre, posa la main sur son épaule.
— Je t'en prie, parle-moi... J'aime pas ne pas comprendre.
Il resta muet, le corps secoué de tressaillements à peine perceptibles. Derrière ses mèches noires, une unique larme coulait. Ronde et brillante, elle glissa le long de sa joue, frôla ses narines pour s'évanouir dans le creux de sa bouche.
— J'ai utilisé le verbe prier, tenta-t-elle de plaisanter. Au moins pour mon langage soutenu, j'aurais le droit à une réponse ?
Les commissures de ses lèvres se soulevèrent légèrement. Iris respecta son silence. Elle aurait voulu régler le problème à sa source pour tarir le ruisseau de larmes qui commençait à naître. Mais les rives de cet être recroquevillé restaient introuvables. Animée par l'empathie, elle fit la seule chose qui lui passa par l'esprit : serrer dans ses bras celui qui ne pouvait parler. À défaut d'entendre ses mots, elle écouta son cœur. Les tempos réguliers, affolés, puissants. C'est le désespoir qui battait ses artères. Son torse se soulevait avec peine, tremblotant avant d'inspirer. Elle le serra plus fort, imaginant des ondes positives sortir de son corps pour rejoindre le sien. Elle pensa aux choses belles, aux choses justes, aux bonheurs. Elle songea à la vie, à la générosité, à l'heureux hasard. Tous ces rayons allèrent se ficher dans le cœur lourd du jeune homme.
— Si je te réponds, je serai obligé de te mentir. Je n'ai pas envie de te mentir.
Les langues ardentes du souffle du foyer leur brûlaient la peau. La sueur et les larmes se mêlaient sur son visage. Alors, il fit un geste qu'elle n'attendait pas, il décroisa ses bras pour l'entourer à son tour.
Dans son étreinte voyageaient ses émotions.
Et elle ressentit plus que de la tristesse.
Angoisse.
Voile du deuil.
Souffrance.
Viscérale.
Elle le ressentit tout entier.
Et dans ce fouillis infâme des plus lugubres émotions, un éclat malsain exhalait. Une lueur étrange. Un spectre ricanant.
La peur.
La peur et la culpabilité.
En elle, ces sombres émotions résonnèrent. Peur et culpabilité. Elle connaissait. L'inévitable nuit. Le soir où elle avait touché la mort.
Il se libéra violemment, ses yeux s'écarquillaient sur son teint livide. D'un geste, il porta une main à son cœur, l'autre tentait de dégager le col qui lui enserrait la gorge.
— Qu'est-ce qui te prend ?
— J'arrive pas... à respirer, gémit-il en s'accrochant à la table basse pour se relever.
La jeune femme sauta sur ses pieds pour l'aider. Elle croisa son regard.
Empli de peur.
Pourquoi l'histoire se répétait-elle toujours ?
Pourquoi son reflet devenait celui d'un monstre dans les yeux des autres ?
— Ne t'approche pas ! s'époumona-t-il, son bras tendu l'empêchant d'avancer.
Haine, colère ou vulnérabilité ? Il se redressa, tituba pour s'éloigner. Un pas trop audacieux et il chancela. Par réflexe, Iris se précipita sur lui pour le soutenir.
— Ne me touche pas.
Menaçant. Elle ôta lentement son emprise de son bras. Alors qu'il disparaissait derrière la porte de la chambre de sa mère, Iris sentit un curieux vide l'emplir. Vexation ? Incompréhension ? Il y eut des éclats de voix dans leur pièce.
Tout ici n'était qu'illusion, et elle en était la proie.
Le bois craqua. Une braise s'envola pour venir s'écraser à ses pieds. L'inévitable nuit grossissait. Elle laissa le brasier la captiver, intégrer son âme pour n'être plus que la seule chose à dominer son intérieur. Elle était le feu. Elle vivait le feu. Le feu pourrait-il incinérer ce souvenir épuisant ? Chaque étincelle devenait le fruit de sa pensée. Le souffle qui balaya l'âtre naissait de son esprit. Elle laissa la colère, la frustration former une balle ardente dans la cheminée. Bientôt, des flammes jaillirent de ses doigts crispés.
Des flammes sur sa peau.
De jolis feux dansants qui ne la brûlaient jamais.
Monstre.
Elle n'était qu'un monstre.
Elle visualisa les gouttelettes d'humidité flottantes dans la pièce.
Monstre.
Chaque source de chaleur mourut sous son impulsion de rage. Dans le foyer ne restait plus qu'un tas de cendres mouillées. Les bougies n'éclairaient plus de leur douce lueur. L'obscurité ferait-elle disparaitre l'inévitable nuit ?
Seule, dans le noir. Seule. Il fallait toujours qu'elle le soit.
Il fallait qu'elle s'en aille. Maintenant. Tant qu'il était encore temps.
Puisque la paix ne dure jamais.
Puisque la réalité rattrape toujours les rêveurs.
Elle prit son argent et sa dague puis elle s'élança dans la campagne enneigée.
Blanc.
Courir. Il faisait si froid.
Courir. Son cœur était si froid.
Courir. Sur la route immaculée, rendue glissante par le gel.
Courir. Jusqu'à ce que son souffle s'arrête, que ses jambes s'amollissent, que ses sens ne la suivent plus.
Courir. Loin de ces gens étranges qui faisaient semblant de ne pas la haïr.
Courir. Pour fuir cette forme humaine qui la poursuivait.
Courir, pour fuir les souvenirs qui grossissaient.
Puis elle s'écroula. Minuscule tache sombre dans cette immensité blanche.
Courir. Pour fuir l'inévitable nuit.
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