9 - Aranéens : Souterraines voies

T'es au moment de ta vie où

tu peux devenir ce que tu veux.

Le même moment où c'est

le plus dur de savoir ce que tu veux.

ORELSAN

JOUR 64 SAISON DE L'EAU

ÈRE LISTIENNE

PREMIER QUART DU CRÉPUSCULE

IRIS

Le couloir se finissait en pente abrupte. À trois mètres en dessous, un flot vert s'écoulait sous le bâtiment. Le courant puissant menait droit sur une grille aux mailles serrées, laissant rebondir l'eau dans un trou plus bas.

Incapable de stopper mon élan, je plongeais dans la fosse profonde et bouillonnante.

Mes orteils recroquevillés quittèrent le terrain stable. Une crainte encore inconnue ceignit ma gorge. L'adrénaline noua mon estomac. Même un nageur ne pourrait résister à la violence de ce courant.

Et je ne savais pas nager.

Peur.

Un bras ferme m'enserra la taille. Ramenée en arrière, je sentis la texture rassurante du parterre granuleux. Une seconde. Mon souffle bruyant sortait par à-coup terrifié. Mes veines pulsaient. Cette fois, j'avais frôlé la mort de très près.

— Tu survivras pas longtemps, répéta-t-il.

Vérité...

Dans la lumière réfléchie par l'eau vive, ma résolution brillait.

Je me dégageai. Je savais que mes mots sonneraient faux, qu'ils résonneraient mal dans ma bouche. Inhabituels.

— J'accepte ton aide.

*

JOUR 64 SAISON DE L'EAU

ÈRE LISTIENNE

PREMIER QUART DU CRÉPUSCULE

BAËSILE

— Ta tenue d'héritière, c'est l'Opalescence assurée. C'est trop voyant, enlève ça.

Son visage mat se leva vers moi. Une lueur haineuse dans le regard.

— J'ai une condition pour coopérer.

— Dis-moi.

— Que tu m'apprennes à me battre.

Elle était maigrichonne. Les creux dans ses joues remontaient ses pommettes. Ses omoplates se voyaient comme si elle avait été dépouillée. Son arcade sourcilière, droite, masquait ses petits yeux derrière une ombre noire. Malgré la couleur humaine qui camouflait sa nature, je ne pus lui ôter un certain charisme. Elle avait du potentiel en souplesse, mais sa physionomie chétive l'handicaperait dans sa force et son tonus. Une force étrange se dégageait pourtant d'elle. Une force anormale.

L'Anomalie serait dans nos rangs.

— Je t'apprendrais. Dépêche-toi, me repris-je, on a déjà perdu trop de temps.

Elle posa sur moi un regard méfiant, sortit une dague des plis de sa lourde robe, puis se débarrassa des couches superflues pour ne garder qu'un fin tricot. Je me détournai, une rumeur disait les humains gênés par la nudité. Elle qui provenait de cette culture pourrait considérer mon insensibilité comme un acte déplacé.

Elle passa le coutelas dans la ceinture de fortune qu'elle enserra à sa taille.

Malgré moi, je souris. Je me foutais bien qu'elle soit armée ou non, elle ne connaissait ni nos terres ni la logique de notre cité. Ses sourcils froncés et son débit agressif ne m'intimidaient pas plus qu'une pousse de Renz. Je mesurais pourtant la puissance des Anomalies, contée par les légendes de mon enfance. En voir une en vrai était beaucoup moins impressionnant...

J'avançai au bord du gouffre et balançai ses vêtements dans le tourbillon destructeur.

Il fallait faire vite.

Changer mes plans était une habitude et je connaissais Plena, cependant, s'échapper d'ici était un véritable défi. Il n'y avait que peu de failles.

Une seule nous suffirait.

Les sous-sols du Palais se répartissaient sur plusieurs étages. Celui-ci, au vu de la topographie de la ville, était sous le niveau de la terre. Précisément où se trouvaient les sorties fluviales. Les clôtures se levaient au deuxième quart du crépuscule pour expulser la cargaison des déchets vers les hangars sud et au troisième quart de l'aube pour y faire entrer les denrées. J'avais prévu cette éventualité, les horaires correspondaient.

Il suffisait d'attendre.

La grille tremblota avant de boucher l'écoulement dans un chuintement à peine audible. Les remous s'atténuèrent soudain. L'Anomalie eut un mouvement de recul. La voie d'eau s'ouvrait sur la rue, s'épanchant dans les canaux de la place pour irriguer la ville. Dans mon dos, je perçus le craquement caractéristique de la sortie des ordures.

— Maintenant !

D'un geste, je saisis la gamine par le bras et nous élançai dans le canal, juste devant le caisson hermétique. Le choc vint rapidement. L'eau frappa nos tibias avec une force déraisonnable, entraina nos corps lourds au fond du bassin. J'attrapai le rebord de caisson qui glissait sur le courant. En panique, la fille se débattait, ses yeux exorbités piqués par le liquide limpide.

Notre communication physique était-elle la même que celle des humains ?

Calme, lui fis-je comprendre en posant ma paume sur son cœur.

Vraisemblablement pas. Elle saisit mon poignet et tenta de le retourner avec une énergie dérisoire. Ses mouvements archaïques s'accentuèrent, une Senmatus aurait plus prévisible. Par la force, je portai sa tête à la surface. Sous l'énorme boite : un modeste espace, suffisant pour prendre un peu d'air. Ce n'était pas la première fois que j'utilisai les ordures pour sortir...

Elle respira avidement.

Soupir.

Ma lassitude forma de petites bulles qui remontèrent.

Le caisson nous propulsait en avant. En quelques secondes, nous nous trouvions dans la partie extérieure du canal. Peu à peu, la pseudo-héritière relâcha la pression, elle s'accrochait férocement à moi malgré la maigreur de ses muscles. Elle me fit un signe que je ne saisis pas, collant l'extrémité de son pouce à son index, mais semblait confiante.

Au-dessus de nous devait se jouer une tout autre agitation. Les Opals devaient envahir les corridors, cercler la place et fermer les canaux. Malheureusement pour eux, l'ombre massive des édifices de la première couronne était déjà derrière nous. Nous nagions sous les bâtisses. Portés par le torrent, nous allions bien plus vite que les gardes à pieds.

D'un coup de talon, je nous sorti de l'eau en agrippant le rebord du chenal, laissant partir seul notre caisson sauveur. Même si les quartiers nord se noyaient toujours dans le nuage de poussière de pierre et de bois, il fallait être prudents.

La vraie difficulté commençait maintenant.

*

JOUR 64 SAISON DE L'EAU

ÈRE LISTIENNE

DEUXIÈME QUART DU CRÉPUSCULE

IRIS

L'architecture était rugueuse, mollassonne et coulante. Vitres épaisses. Verres colorés. Formes asymétriques semblant surgir sans but ni raison. Ils sortaient de terre comme des monticules sablonneux. À travers la poussière qui emplissait la petite place, je distinguais ce que Baësile m'apprit être des logements. De loin, ils ne ressemblaient qu'à un empilement aléatoire d'appartements caverneux.

Plena était loin d'être une ville humaine.

Dans la pénombre et l'inconnu, je relevai ce qui aurait dû me choquer bien plus tôt.

Entre les muscles sculptés du torse de Baësile, sa pierre paraissait morte.

— Pourquoi ton Îven est comme ça ?

En se retournant, il remarqua instantanément mes phalanges crispées sur le manche de mon poignard. Il devait répondre. Maintenant.

— On a pas tous ta chance, l'Anomalie. Dans le passé, notre espèce comportait trois castes : les Royaux, capables de se reproduire et d'agir sur la matière, et les Ouvriers, les êtres que la Reine met au monde d'un seul souffle. Je fais partie de ceux-là. Avant Listi, les Ouvriers naissaient avec un Îven fonctionnel. Mais depuis qu'elle a découvert l'humanité, elle a comme perdu cette faculté. En plus d'être stériles, on est maintenant dépouillés de notre nature. Je t'ai répondu ?

J'ingurgitais ses paroles comme une bouillie visqueuse. Difficile à assimiler. Mais la hargne contenue dans son murmure fit office d'assurance.

— Et la troisième caste ?

Une lueur encore plus martiale assombrit son regard. Ce fut dans un râle grondant que ses mots s'échappèrent :

— Suis-moi. Tu sauras.

Le résistant m'entraina dans une coursive entre deux bâtisses. Frisson. Excitation ou raideur. J'aimais courir dans la nuit. Fuir de l'aveuglante lumière pour retourner dans mon élément : l'obscurité furtive. Combien de secrets cachaient ces murs ?

Plus personne ne travaillait à cette heure, nous étions seuls, pourtant la peur des regards nous faisait presser le pas. Il poussa une tenture pour entre dans une large pièce ou s'entassaient les meubles à demi montés. L'odeur du bois farinait désagréablement mes narines. J'éternuai.

— Pas de bruit, siffla le résistant en ouvrant le placard de l'un des buffets mollassons.

Lorsqu'il colla son pouce sur le fond du meuble, une trappe s'ouvrit. En un instant, il disparut dans l'escalier dissimulé. Je me pressai à sa suite, refermant consciencieusement le passage.

L'échelle métallique grinçait. En bas, une cave humide. Silencieuse. La mousse naissait des interstices de pierre brute, des gouttelettes s'écrasaient sur le sol irrégulier. La lueur d'une sphère blanchissait le lieu. Mon corps trempé frissonna dans un courant d'air.

Un corridor taillé à même la roche s'enfonçait dans la grotte. Baësile tira une caisse de bois, fit sauter le couvercle et me tendit un épais tissu de maille ainsi qu'une gourde.

— Couverture en Renz et jus de Renz. On a piqué ça sur les docks hier, ça nous réchauffera.

Il déboucha sa propre gourde et l'avala d'un trait en s'enroulant dans le plaid. Je l'imitai. La boisson avait un gout sucré puis âcre à l'extrême. Je contins un haut-le-cœur.

— C'est dégueulasse !

— Ton ami a dit pareil. La nourriture humaine a dû exterminer vos papilles...

Je reposai le jus immonde.

— Si t'es un traite, je te tue, invectivai-je le Listien en le suivant dans le conduit.

— C'est une manie chez toi de tuer tout le monde ?

Oui... me retins-je de répondre.

Exténuée par la fuite, je sentais mes muscles s'amollir et mes tendons se décrisper. Les arêtes acérées de la pierre griffaient mes pieds nus. En débouchant sur un plus large couloir, Baësile marmonna :

— L'entrée est pas loin, mais dépêche-toi. On est pas encore dans nos quartiers et le Conseil va pas tarder à arriver.

— Le Conseil ?

Ses yeux dorés se tournèrent un instant vers moi tandis qu'il allongeait ses pas.

— Tu croyais qu'on allait t'intégrer à l'équipe sans savoir si t'es digne de confiance ?

Je haussai les épaules, à vrai dire, je n'y avais pas pensé. Mes réflexions me paraissaient de plus en plus nébuleuses. Tout se déroulait si vite...

— On y est, souffla le résistant en s'arrêtant devant une paroi plane.

— C'est une manie chez vous de cacher des trucs derrière les murs ?

L'arôme amer rendait ma langue pâteuse.

— On va dire que c'est dans notre logique. Beaucoup de choses doivent être différentes de chez les sapiens. Vous devez pas avoir les mêmes plantes que nous.

Il plaqua sa main en souriant.

— D'ailleurs, fit-il en se tournant vers moi, si ton jus de Renz était imbuvable c'est que j'y ai ajouté une décoction soporifique. Tu comprends qu'on peut pas te laisser voir où est notre repère avant d'être sûrs de toi...

Trahison. Position d'attaque.

Muscles mous. Pas d'énergie.

Pas le temps.

Flou.

Vertige.

Bourdonnement.

L'obscurité l'emporta.

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