8 - Paris : Moire et luciférine

Les appareils photos sont des machines

cruelles à créer de la nostalgie.

GUILLAUME MUSSO

SAMEDI 22 DÉCEMBRE

12:05

NATHALIE

Qu'elle était jolie, cette gamine au regard perdu. J'aurais voulu figer son image. Je l'aurais serrée dans mes bras, je lui aurais murmuré tant de mots rassurants qu'elle en aurait oublié ses peurs. Je voulais la choyer, l'envelopper dans la douceur que son passif ne lui offrait pas. Qu'elle aurait été belle si ses paroles ne s'inscrivaient pas dans les siennes.

Je chassai cette vision. Iris n'était qu'un pion, pas l'instigatrice de cette mise en scène. Je devais l'aider, je devais m'occuper d'elle, et seulement d'elle, pas de son histoire. D'où qu'elle vienne, la petite n'était qu'un être vivant pur. Du moins, je l'espérais.

Pourrai-je la garder en sécurité ? En avais-je encore la force ? Mes bras s'alourdissaient, mon dos se coinçait, mon cœur s'accélérait. Je me pris à détester les caprices du corps humain. Trente ans plus tôt, je n'aurais jamais douté de mes capacités à protéger ma famille...

— Maman ! Maman, regarde !

Marie se précipita vers moi, son carnet dans une main, un minuscule fil blanc dans l'autre.

— C'est une moustache de chien, Maman. Ça te portera bonheur !

Je lui fis le plus doux des sourires forcés. Jamais je n'avouerais à ma fille les tortures que m'infligeait mon esprit. Son présent serré dans mon poing, je lui promis de faire un vœu.

Elle retourna à sa place, enjouée et éphémère.

Et je fis le vœu le plus sincère qu'aucune de ces deux candides ne détruise l'autre sans le savoir.

*

DIMANCHE 23 DÉCEMBRE

06:43

IRIS

La silhouette d'une biche dans un matin d'hiver, bercée par la voix suave d'un jazzman dans l'autoradio. Les minutes s'égrainaient lentement dans la moiteur du brouillard.

La veille au soir, Iris avait appris que la petite famille s'apprêtait à regagner leur maison de campagne pour les fêtes. Le simple fait d'entendre Nathalie l'inviter à se joindre à eux lui avait causé une explosion de sentiments contraires.

Si la joie de se sentir appréciée par ces gens adorables lui donnait du baume au cœur, une sorte de peur instinctive ne cessait de la torturer.

Pourquoi ?

Agitée par un paradoxe inexplicable, Iris ne parvenait pas à saisir le sens de tout ceci. Elle ne croyait plus en ces conneries d'altruisme désintéressé ou de pure gentillesse.

— Tu vas m'endormir avec ton jazz... se plaignit Aaron à sa mère qui changeait de disque sans pour autant changer de registre.

Depuis l'apparition de Nathalie, il n'avait pas quitté son attitude renfermée. Que ce soit seulement un masque d'indifférence ou une réelle inaptitude à supporter tout et tout le monde, son regard noir et sa moue figée prodiguaient un effet plus amusant qu'intimidant.

— Moi j'aime bien, c'est reposant, avoua Iris en laissant les notes rondes du piano l'envelopper.

— Je dirais plus chiant que reposant...

— Est-ce qu'il y a au moins une chose que t'aimes ? demanda la jeune femme sur le ton de la plaisanterie, que son interlocuteur ne parut pas saisir.

— J'aime Radiohead. Les plats qui ne suent pas du gras. Les vêtements de qualité. Le bruit de la pluie. Et j'aime le tir à l'arc. Quand je suis concentré face à la cible, personne ne me parle, je ne pense plus, aucune sensation autre que la corde et la flèche ne m'atteignent. Les gens, le monde... Ça m'exècre.

— On fait une belle paire d'antisociaux... Non ?

Il ficha les crocs de ténèbres qui lui servaient d'yeux dans les siens.

— Je ne suis pas antisocial. C'est les autres qui ne me considèrent pas comme leur égal. Pour eux, je suis et resterais l'intello gothique qui ne parle pas. Certes, je suis plus intelligent qu'eux et j'aime le noir, mais leur vision de moi s'arrête là. Ils ne comprennent pas, ils ne voient pas ce que je perçois. Les détails, la finesse des caractères, les contradictions... Les gens se foutent de ça. Ils préfèrent imaginer des stéréotypes et s'y conformer. C'est plus simple que de s'opposer aux moutons. Ils ne cherchent que l'amusement, la distraction... Rire, pour eux, c'est être heureux.

Son regard retourna dans le vague. Iris repéra l'expression curieuse sur le visage de sa mère reflétée par le rétroviseur intérieur. Son rejeton ne devait que rarement se confier ou, plutôt, chaque mot qu'on pouvait tirer de sa bouche était semblable à une confession. Il continua :

— Je suis persuadé que l'Homme est un animal néoténique, le seul à s'être autoapprivoisé. Au final, l'amusement n'est qu'une illusion de bonheur causée par la sécrétion de l'hormone de dopamine, l'impression de bien-être vient de la diminution du cortisol, l'hormone du stress qui...

— C'est bon... soupira-t-elle en levant les mains. Je crois que j'ai compris... Tu connais un tas de choses compliquées et certainement très intéressantes mais ça a rien à voir avec ce que je disais. Détends-toi un peu, je veux juste... Juste comprendre pourquoi tu tires toujours une gueule d'enterrement comme ça.

— Quel est l'intérêt de me parler si c'est pour que tu ne m'écoutes pas ? Je devrais dire quoi pour être intéressant pour vous ? J'ai bien observé comment les gens de mon âge communiquent. Leurs discussions surfaites ne m'intéressent pas. Si c'est ce que tu veux entendre, ce n'est pas chez moi que tu vas le trouver.

Sans quitter le paysage des yeux, il poursuivit sur sa lancée.

— Et si mon attitude est celle d'une personne venant d'assister à un enterrement, je te demanderai de la respecter car tu n'en connais pas la cause. Et franchement, je ne crois pas avoir envie de partager avec toi les tréfonds de ma pensée. Tu sors de nulle part et tu voudrais tout savoir. Ça ne marche pas comme ça.

Agacement. Il flirtait avec les limites de sa patience, jouant avec son langage pour la rabaisser, avec ses propos pour les déformer. Elle n'avait pas été agressive. Pour une fois.

— Les « tréfonds de ta pensée », carrément... ne put-elle se retenir de souligner. C'est de l'enterrement de Gustave Freud que tu sors ?

— Je n'ai pas de leçon à recevoir d'une analphabète.

Un froid glacial s'abattit dans l'habitacle. Iris resta muette, elle ne l'avait pas mérité. Cette constatation n'empêchait pas son cœur de se serrer à l'évocation de sa piètre existence.

— Et c'est Sigmund Freud. Ou Gustave Flaubert. Mais pas Gustave Freud.

Silence. La musique était finie. Seuls les piaillements électriques de la DS de Marie flottaient dans l'atmosphère tendue. Même les remontrances de Nathalie ne parvenaient à combler l'espace qui venait de se creuser entre eux.

Car il avait raison.

Elle n'était rien.

Elle n'était rien et pourtant elle s'était permis de les voler, de leur mentir, de leur parler violemment, de les remettre en question sans prendre le temps de s'interroger sur son propre comportement.

Honte.

Déception.

Elle n'était rien.

— Je suis désolée, gémit-elle. J'ai été trop loin, je comprendrais si vous ne voulez plus m'emmener...

— Mais non, ma puce ! Bien sûr qu'on va t'emmener ! Tu crois vraiment que je vais te laisser au bord de la route à cause du sale caractère de mon fils ?

L'intéressé resta impassible. Devant son regard insistant, il fouilla dans ses poches pour en ressortir des écouteurs usés qu'il fourra dans ses oreilles. Le message était clair.

— Je... Je sais pas vraiment comment fonctionnent les gens. Soit ils sont trop compliqués, soient ils sont tellement simples que c'est eux qui me comprennent pas...

La mère de famille lui envoya un sourire en signe de sympathie.

— Je compatis. J'ai eu le même problème autrefois... S'adapter aux Hommes est une chose qu'on apprend qu'en les fréquentant. Les esprits comme les tiens sont rares, des esprits libres qui ont encore un regard extérieur sur l'humanité. Aaron est mal à l'aise parce qu'il se voit en toi...

La jeune femme se redressa. Il y avait chez Nathalie une subtilité qu'elle admirait. Mais la manière indélicate dont elle la rattachait à eux lui sautait aux yeux. Elle se différenciait des autres pour se rapprocher d'elle.

— Vous parlez toujours de l'humanité comme si vous en faites pas partie ?

Son interlocutrice fronça les sourcils en changeant de direction.

— C'est parce que j'ai encore l'impression d'être une étrangère. C'est bête, mais je me sens chez moi nulle part... exceptée dans la Nature. Quand je suis seule, je me sens humaine. Quand je peux enfin me débarrasser de tous ces codes, ces mensonges et ces politesses...

Iris acquiesça. Comme elle la comprenait... Elle ne pouvait déballer sa vie en cet instant, mais elle aurait aimé que Nathalie puisse lire les « tréfonds de sa pensée », comme le disait si bien Aaron. Mais déjà, le moment de proximité s'effaçait, ils arrivaient.

Une longue allée de graviers bruns bordée de cyprès les conduisit jusqu'à la coquette maison campagnarde de la famille. Vigne vierge aux couleurs encore automnales, volets de bois, larges pierres et buches bien alignées. C'était une fermette de plain-pied perdue dans les alentours de Fontainebleau. L'air qui s'engouffrait par sa vitre baissée respirait la pure fraîcheur de l'hiver, les feuilles humides et la terre après la pluie. Comme pour saluer leur arrivée, une fine neige se mit à tomber. Iris se serait crue en plein milieu d'un conte pour enfants si Aaron n'avait pas lâché un grognement à son oreille.

— Trop bien... souffla-t-il en se collant contre la fenêtre.

Un embryon de sourire se dessina sur ses lèvres. La blancheur de l'extérieur projetait des paillettes d'argent dans le noir luisant de ses yeux. Si la neige pouvait fendre sa carapace, alors peut-être qu'elle y parviendrait aussi.

À partir de cet instant, la jeune femme ne prit plus la réalité comme véridique. Ce qui se passait n'était qu'un joli rêve, doux et hors du monde.

Descendre du monospace sous les acclamations joyeuses de Marie, sortir les bagages, regarder la chienne sauter en l'air pour attraper les élégants flocons, visiter ce foyer chaleureux, ouvrir grand ses paupières pour n'oublier aucun détail de cet univers fantastique. Et faire une promenade dans un paysage enneigé, alors que tout semble baigner dans la féerie. Perdre sa contemplation dans l'immensité des champs. Voir Romira pister du gibier imaginaire dans les ornières. Envoyer des boules de neige dans des éclats de rire enfantins.

Il existe des moments magiques que la vie offre parfois. Ces petits riens, ces petits bonheurs délicieux qui vous font adorer l'existence. Il existe des plages de douceur rayonnantes, de minuscules nuages sucrés d'où rien ne paraît impossible. Des instants aussi fragiles qu'une bulle de savon, qu'Iris redoutait de percer. Hors du temps, hors du monde. Elle savourait seulement. Attendant la fin de ce paradis artificiel dans un mélange de sérénité et de crainte.

L'avenir promettait d'être magnifique.

Mais les promesses, parfois, ne sont que des oiseaux dans le vent. Inaccessibles et volatiles visions qui disparaissent dans un miroitement.

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