6 - Paris : Soupçon hasardeux
C'était elle, l'inattendue et l'attendue.
ALBERT COHEN
SAMEDI 22 DÉCEMBRE
08:43
AARON
Rien n'arrivait par hasard.
Elle n'arrivait pas par hasard.
J'observai à la dérobée cette drôle de fille prostrée dans le lit. Sa tasse laissait des vestiges de chocolat chaud sur ses lèvres gercées. Étrange ne suffisait pas à la définir. Petite, squelettique, craintive, animale... Une pie blessée. Elle nattait nerveusement son interminable chevelure noire. D'impressionnants cernes creusaient ses yeux verdâtres, ses pommettes hautes transparaissaient sous sa peau métissée. Sa personnalité correspondait parfaitement à son allure : à la fois discrète et affirmée.
Elle était belle. Pas jolie, pas mignonne, vraiment belle. D'une beauté dérangeante, presque malsaine. Elle était trop. Ses traits trop maigres, son regard trop profond, son aura trop étouffante.
Un bruit provenant de la porte d'entrée lui fit brusquement tourner la tête. Un arbre de vie grossier tatouait son cou.
— Quelqu'un essaie de rentrer.
Son débit saccadé de terreur me fit sourire. Après l'avoir invitée à se nourrir, Iris avait accepté de me raconter quel danger elle espérait fuir. Des policiers la recherchaient pour trafic de drogue alors qu'elle jurait ne jamais y avoir touché. Que ce soit la vérité ou non, je m'en fichais. L'important c'est qu'elle vivait encore. J'imaginais sans problème les rouages de son esprit s'activer à trouver une explication saugrenue pour ce bruit. Je lui assurai qu'elle ne craignait rien, c'était seulement ma mère qui rentrait de la promenade du chien.
Je quittai la pièce. Quelque chose chez cette fille me tracassait. Ses gestes, son attitude, son sourire, je me préparais à les voir. Je la connaissais sans l'avoir jamais rencontrée. Comme si tout en elle était pour moi une évidence.
— Maman ?
La porte d'entrée s'entrouvrit sur Romira, notre labrador au pelage luisant. Engoncée dans sa doudoune kaki, Nathalie s'échinait à essuyer les pattes de l'animal qui n'aspirait qu'à venir me saluer. Des années de galère évitées grâce à elle. La précarité, le besoin, la faim... Elle m'en avait sauvé. Qui sait comment ma vie aurait été si nos chemins ne s'étaient jamais croisés ? Qui sait si j'aurais été bien différent de l'étrange créature recroquevillée dans la chambre...
— Bonjour, mon cœur ! s'égaya ma mère. Comment va notre invitée ? Elle s'est réveillée ?
— Elle a essayé de se suicider.
Mon ton froid lui fit perdre sa grimace rayonnante.
— Qui est cette fille.
Pas une once de questionnement dans mes mots. Pas une seule possibilité d'esquiver la réponse. Je devais savoir.
— Elle s'appelle Iris Polkha, je dirais qu'elle a dix-sept ans et...
— Arrête !
Son intonation innocente m'insupportait. Elle ne maitrisait pas l'art du mensonge. Son visage trop honnête la trahissait. Trop naïve. Je la croyais toujours inadaptée à la vie réelle. Une fée parmi les Hommes. Une goutte de pluie parmi les flammes.
— Dis-moi qui elle est vraiment.
— Ne me parle comme ça, Aaron ! s'exaspéra-t-elle en se délestant de ses vêtements d'hiver.
— Tu m'as dit de ne jamais cacher la vérité. Montre l'exemple.
Pour la première fois, un voile de peur déforma ses prunelles d'émeraudes. D'ordinaire trop candide pour saisir l'importance d'un danger, ma mère ne connaissait pas la peur.
— Je... Tu n'as pas à le savoir.
Romira me bouscula pour rencontrer la porteuse de l'odeur inhabituelle. Nathalie en profita pour s'échapper dans la cuisine. Naïve ? Ou trop intelligente pour montrer son véritable visage ? Cette question m'obsédait depuis quelque temps. Je mettais ces interrogations sur le compte de l'adolescence, mais la faille venait de bien plus loin. Je ne connaissais pas cette femme qui m'avait élevé. Je ne connaissais ni son passé ni son histoire. Je ne savais rien de son enfance.
Ma mère, cette inconnue...
Je la poursuivis. Une bien maigre course poursuite que de suivre sa mère dans la cuisine... Mais une sorte de colère trop longtemps contenue me détruisait, me forçait à crever l'abcès qui prenait une tournure plus inquiétante.
— Pourquoi elle a la même cicatrice que moi ? Réponds-moi !
— Arrête de crier ! se plaignit-elle en coinçant sa tête blonde entre ses mains.
D'un geste las, elle ouvrit le robinet pour remplir un verre d'eau qu'elle avala d'un trait.
— Écoute, Aaron, je suis fatiguée. La nuit a été dure, j'ai dû veiller Iris, la soigner...
— Et depuis quand tu es médecin ? Je vois bien que tu ne me dis pas tout sur elle, et sur moi non plus... Tu peux m'expliquer n'importe quoi, tant que c'est la vérité, je comprendrai. Je ne suis plus un enfant.
Elle lâcha un soupir épuisé avant de filer de nouveau, vers le salon cette fois.
— Il n'y a rien à comprendre... Va plutôt chercher du pain pour ce soir, j'ai oublié de le faire.
J'obéis en soufflant, ce dialogue de sourds n'avançait à rien et pompait mon énergie plus qu'autre chose. En enfilant mon manteau dans l'escalier du hall, je me rendis compte que, d'aussi loin que ma mémoire me permettait de me le rappeler, ma mère n'avait négligé qu'à une seule occasion ses saintes baguettes : le jour de la disparition de son mari.
Et soudain, je me pris à douter de l'innocence de cette femme.
Soudain, je me mis à penser un peu trop.
Rien n'arrivait par hasard.
Elles n'arrivaient pas par hasard.
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