4 - Ruche : Le masque

Le masque est si charmant que j'ai peur du visage.

ALFRED DE MUSSET

JOUR 64 SAISON DE L'EAU

ÈRE LISTIENNE

PREMIER QUART DE L'AUBE

IRIS

À l'instant où elle apparut, elle sut que c'était elle.

Souple.

Légère.

Ses pieds nus caressaient le sol avec la douceur d'une brise. De tout petits orteils dont les ongles peints de blanc faisaient écho à l'immaculée tenue qui la couvrait. Une simple combinaison molle dansant dans ses pas, au même rythme calme que le balancement ses boucles mentholées.

— Je ne suis pas elle, Iris...

Son murmure était suave, voluptueux. Comme un rond de fumée qui s'évanouit dans l'air. Il sortait de sa bouche entourée de ce visage familier. Nathalie. Iris en était pourtant certaine, cette femme en était son reflet. Un reflet déformé, cela dit. Plus brillant. Plus merveilleux. Plus royal.

Sa peau possédait cette texture mi-translucide, mi-opaque. Couleur à la vibrance d'une jeune pousse de printemps. Aucune ride ne creusait le coin de ses paupières.

Ses longues jambes d'émeraude la firent s'approcher. Pas lents, stressants. Allure grandiose, menton levé. Yeux éclatants d'intelligence, sourire symétrique, mèches lourdes retenues dans une coiffe moderne. Elle n'avait pas besoin de présentations pour comprendre qui lui faisait face.

— Iris... comme je suis heureuse d'enfin te rencontrer...

Sirupeuse, sa voix l'engluait comme du miel. Tête penchée, elle observait de son regard baissé. Œil d'un vert transparent, pareil à sa peau veloutée. Corps long, rond et chaleureux. Elle n'avait rien d'une humaine. Ses traits, pourtant, étaient si semblables à ceux de Nathalie que la ressemblance la troubla au point de la rendre muette.

— Pour nous, tu es une véritable divinité, tu sais... reprit-elle en laissant glisser un petit rire gêné. Je ne voudrais pas te mettre mal à l'aise, mais j'aimerais te témoigner à mon tour tout le respect qu'une simple Listienne doit à l'être supérieur...

Lentement, la Reine s'agenouilla, une main sur son Îven et l'autre en suspension devant son front. Iris recula, griffant un peu plus son épiderme sur les débris de miroir.

— Nos mythes anciens parlent de toi comme de l'Anomalie... À toi de voir si tu acceptes ce terme... Personnellement, je ne vois pas l'anormalité comme quelque chose de péjoratif. Au contraire... j'ai tendance à accorder beaucoup d'importance à ce qui sort de l'ordinaire...

Aucune sérénité ne se dégageait de la Reine, malgré les quantités d'efforts qu'elle devait déployer pour donner l'illusion de son calme. La jeune femme n'aimait pas ça. Pas ça du tout.

— Où est Marie ?

— Je suis touchée que tu aies protégé ma fille... La Colonie te doit la reconnaissance. Mais... je ne sais comment le dire...

La suspension de chacun de ses mots l'irritait.

Parle normalement, putain!

La Reine reprit sa grandeur. Mains jointes à hauteur du ventre, elle resta silencieuse à lancer de timides regards à l'Anomalie qui époussetait ses voûtes plantaires.

— En ce moment, une harde de nos meilleurs soignants devrait être en train de l'examiner... Et ce soir, elle aurait dû se coucher dans un lit moelleux avec dans la tête tous les rêves que lui promettent les jours prochains. Pourtant...

Son visage figé dans un sourire poli se fissura d'un air triste. Elle ferma les yeux.

— Allons plutôt dans mes appartements, si tu l'acceptes, bien sûr...

— C'est ici ! s'écria Mona depuis le couloir en même temps qu'entraient deux Opals en uniforme vert.

Blême, la servante s'arrêta dans l'encadrement de la porte. Les deux marionnettes, elles, exécutèrent automatiquement, et dans un mouvement coordonné, leur révérence minimaliste. Ils restèrent penchés jusqu'à ce que Mona reprenne enfin ses esprits. Avant de s'incliner, elle bredouilla :

— Compte rendu. Base.

Les gardes repartirent d'où ils venaient dans un silence tendu.

— Tu es ? demanda la Reine à la femme tremblante qui n'osait la regarder.

Ei Listi, je suis préparatrice des Morphs d'apparat. Vous offrir mon identité est un honneur pour moi. Ma faute est incorrigible, je me chargerai au plus vite de reconstituer la totalité des Morphs. Si j'avais su que vous étiez ici, je ne vous aurais jamais offensé de ma présence.

La monarque jeta un regard amusé à Iris dont elle ne comprit pas la motivation. Elle se sentait mal à l'aise, piégée dans cette relation de force, elle ne trouvait sa place ni en soumise ni en dominante.

— Tu ne m'offenses pas... susurra la Reine en s'approchant. Ton travail est remarquable, tu n'as pas à baisser les yeux... Tes créations sont peut-être fichues, mais ta créativité n'a pas brulé...

Listi s'accroupit devant elle, la monarque devant son sujet. Délicatement, elle lui prit le menton et le releva en douceur. D'un signe, elle désigna les restants de tissus carbonisés, son autre main tranquillement posée sur l'épaule de la servante.

— Pourquoi ne me ferais-tu pas un costume qui s'en inspire pour la prochaine fête du feu ?

Mona agita précipitamment la tête tandis que la Reine revenait près d'Iris.

— Suis-moi, glissa-t-elle à Iris, nous n'étions pas censées nous rencontrer ici...

L'Anomalie jeta nerveusement un œil à sa main blessée. Son sang épais coulait violet. Elle n'avait rien à mettre sur son corps nu, mais la monarque ne semblait pas s'en soucier.

La jeune femme observa une dernière fois la domestique, s'attendant à la voir bouleversée. Visage fermé, la dame harassée serrait la mâchoire en toisant le vide.

Frisson.

Se détourer hâtivement, trottiner derrière la Reine pour la rattraper.

— Iris... murmura-t-elle quand elle fut arrivée à sa hauteur. Tu m'as l'air douée... Mais ta puissance est si exceptionnelle que je doute que tu puisses un jour la contrôler... Tu en as conscience ?

Foutaises.

— Nathalie était votre sœur, c'est ça ? Votre mère ?

Dans le couloir dénué de fenêtres, sa voix suave éclata d'un rire indulgent.

— À la Mort, non ! Sa ressemblance avec moi n'est ni familiale ni un hasard. Nous pratiquons le clonage, expliqua-t-elle en prenant un tunnel montant, enfin, tu apprendras ça plus tard... Si je l'ai faite à mon image, c'est que je trouvais évident de prêter mon visage à la gardienne de ma fille... La mémoire des nourrissons est plus développée que ce que croient les humains...

Déception.

Nathalie n'avait été rien d'autre qu'un calque ? Qu'un copié-collé. Était-ce justifiable que de donner artificiellement la vie à un être dans le but de se servir de lui ? Même si la cause n'était pas mauvaise ? Pourquoi rien ne possédait jamais une teinte tranchée ? Listi posa sa paume contre son dos pour la guider vers un nouvel embranchement.

Douce.

Avenante.

Puissance infinie.

Sentiment risqué d'invincibilité. Rien ne semblait atteindre sa réalité. Qu'elle se sentait bien, couverte par la force d'une autre ! Préservée des dangers, sans responsabilités, portée, sauvée. En quelques années d'existence, elle n'avait que si peu rencontré la sureté. Elle n'avait que si peu délégué. S'en remettre à la Reine, ce serait vivre sans ces pierres qui la coulaient. Ce serait accepter de se soumettre à une autorité pour son bien.

Ce serait arrêter de se battre contre la vie.

Iris savait cette pensée fugace. Elle ne résisterait pas longtemps à l'envie de fuir, de partir, de retrouver son quotidien miséreux par seul besoin de récupérer ses habitudes. Dans sa perception d'elle-même, elle ne trouvait pas l'image forte et mystique qu'on voulait lui imposer. Elle n'était qu'une voleuse, une ombre qui dérivait dans le courant, une magicienne de rue qui amusait les touristes puis qui disparaissait de leur mémoire.

Alors oui, elle savait qu'elle regretterait ses mots.

Oui, elle savait qu'elle plongeait dans un abîme vers la mort de son âme.

Oui, elle savait qu'elle faisait une erreur.

— Si vous voulez recommencer votre « Opalescence », allez-y.

Stop. Son cœur battait dans ses lèvres. Listi s'arrêta, tournant vers elle une expression neutre.

— Nous en reparlerons, lâcha-t-elle en s'engageant dans une large galerie qui menait à une porte d'acier ciselé.

Sa réponse la décevait. Blessée par le manque de considération pour son importante déclaration, elle reporta son attention sur la splendeur architecturale. Le plafond, tout de verre, laissait paraître un ciel étoilé. De chaque côté, comme une haie d'honneur, s'alignaient des fresques invitant le végétal dans le décor. Malgré la beauté de l'environnement, Iris ne parvenait pas à faire taire la colère sourde qui montait.

— Je vous donne ma vie, grinça-t-elle entre ses dents, vous pourriez avoir un peu moins l'air de vous en foutre ?

— Ta vie est ce qui m'intéresse le plus.

La réponse, spontanée, lui parut portée par une autre voix. Plus faible, plus grave.

Comme la douce Nathalie, maternelle et chaleureuse, la Reine couvait un mystère en elle, une face invisible et malaisante qui resurgissait parfois.

Iris la suivit jusqu'à l'immense porte à doubles battants.

Sans même les toucher, les portes s'évanouirent dans les murs avec un chuintement. Pas de gong. Pas de grincement. Ni ombre ni pauvreté.

Avait-elle pour autant amélioré sa situation ?

Comme dans les couloirs, murs, plafonds et sols se confondaient dans un vaste ensemble incurvé, construit dans la chaux râpeuse. Mais si quelque chose différait des habitudes listiennes, c'était l'étonnante modération des proportions. Des escaliers disposés aléatoirement grimpaient vers d'autres alcôves. De larges vitres hexagonales apportaient la clarté des spots dissimulés dans la végétation extérieure. Dans un renfoncement circulaire, en plein centre, une banquette blanche d'allure si moelleuse qu'elle ne put se retenir de la caresser en passant.

— Tu veux un verre, ma puce ?

Frisson.

Cette bienveillance, et familière et différente... Factice.

Inspiration.

— Elle est morte, c'est ça ? lança-t-elle, certaine qu'elle comprendrait sa pensée.

Son corps svelte se glissa entre les coussins laiteux. Port toujours altier malgré la courbure de découragement que prenant son dos.

Marie...

— Pas encore...

— Comment ça ?

— Pour la transformation de son corps, c'était crucial de transférer Marie au centre des naissances... C'est le bâtiment le plus important et le plus gardé de Plena. Ils ont quand même réussi à entrer et... ils ont essayé de me l'arracher.

— Qui ?

— Les Aranéens. Un groupe de terroristes abjectes qui ont assassiné mes ancêtres dans un terrible bain de sang... Ils vont réessayer... jusqu'à ce qu'ils réussissent.

Faiblement, la Reine se balança en s'accrochant à son verre.

— Si seulement j'avais la force de ma mère, j'aurais su...

— Ils la touchent, je les tue.

Son rire mi-frivole, mi-amer décrédibilisa sa proposition.

— Non Iris, tuer n'est pas dans nos mœurs. Les humains pensent que certaines situations le justifient. Nous non. Les crimes des Aranéens sont aussi odieux parce qu'ils surviennent dans un monde d'harmonie où personne ne craint de se faire assassiner. Ils veulent la terreur, je refuse leur jeu de violence.

— Je préfère la logique humaine. Je les tuerai s'ils la touchent.

Considération dévorante. Englobée dans la fascination de la Reine. Lien. Déséquilibre.

— La Colonie te regardera avec autant d'admiration que de peur, avoua-t-elle dans un souffle. Je lis dans tes yeux une bravoure sans failles, une aversion pour l'injuste... Remercie ton passé, il t'a transformé en forteresse. Tu es pure. Parce que tu n'es jamais tombée...

Silence. Reconnaissance. Elle balaya la fierté. Flatterie.

Que des mots en l'air.

Iris se contracta. Elle ricana. Ricana nerveusement, convulsivement presque, avec mépris aussi. Jamais tombée ?

— Je dois te paraître faible de ne pas ressentir de violence...

— Oui.

Un sourire effila ses lèvres impériales. Elle l'interrompit, voyant que le sang continuait de perler de la paume de la jeune femme.

— Tu t'es blessée...

Gracieusement, la Reine se releva pour fouiller dans la longue enfilade incurvée qui courait le long du mur. Un pot d'étain en main, elle revint se poster devant sa cadette.

— Ici, on se soigne au macérât de Renz, commença-t-elle en ouvrant le couvercle. J'ai préféré modifier les plantes pour en rendre une parfaite... J'ai créé le Renz, elle est tellement robuste qu'elle peut pousser sous n'importe quel temps. Tous nos besoins sont comblés par elle...

— En plus d'être une reine, vous êtes une grande scientifique alors...

— Je suis une scientifique avant d'être une reine.

Son ton didactique donnait à Iris l'impression d'être infantilisée. Coupable, elle ne détestait pas cette sensation. Il y avait quelque chose d'agréable à se sentir petite.

Fragile équilibre entre confiance et méfiance.

Listi prit son poignet pour couvrir l'entaille d'une épaisse couche de baume brunâtre.

— Le Renz traité avec trois volumes de Senmatus fraîches régénère les cellules.

Elle chassa le surplus de crème pour révéler l'épiderme à nouveau lisse. Seul un vestige pâle persistait, stridulé de fines rides qui serpentaient dans le relief brillant.

Déjà-vu.

Elle connaissait bien ces stries.

Sa cicatrice. Elle l'effleura.

— Tu as dû avoir une vie si rude, Iris... Je suis désolée... soupira la Reine en la voyant divaguer. L'Opalescence doit te paraître un doux traitement pour oublier ces horreurs. Je te comprends... Si j'ai voulu t'enlever ces souvenirs, c'est parce que tu as souffert à cause de moi, et ça me mortifie... J'ai choisi la facilité, mais...

Elle se pencha vers la jeune femme pour poser une main chaleureuse sur son avant-bras. Listi reprit :

— Je refuse à t'appliquer de nouveau le protocole, ce n'est pas un processus anodin. Et puis... si ça n'a pas fonctionné, c'est peut-être pour que nous nous retrouvions, toi et moi, ici et maintenant, pour affronter la vérité. Je comprendrais que tu m'en veuilles... J'ai manqué de te venir en aide, mais je ne souhaite que le bien de mon peuple et, désormais, tu en fais partie.

Cette femme était un mystère. On disait tant de choses contradictoires à son sujet...

— Ce discours, vous le faites parce que je suis une Anomalie, c'est ça ? Mais tous les gamins qui sont rentrés avant moi, vous en avez fait quoi ? Vous les avez réinitialisés eux aussi ?

Où est mon frère? se reteint-elle d'ajouter.

Face à son ton agressif, la souveraine conserva son expression avenante. Doute. Elle prit une gorgée de liquide orangé avant de se lever.

— Les autres jeunes vont bien, ils ont tous reçu le protocole et n'ont aucun souvenir de leurs traumatismes. Quand ils se réveilleront, nous leur apprendrons à vivre dans la Colonie, et ils seront heureux, sans se soucier du passé.

Jérémy. Rage sourde. Elle en voulut à la Reine de lui avoir arraché son ami. Les autres, elle s'en foutait.

Égoïste.

Elle songea aux joues cicatrisées du jeune homme. Ce n'étaient que des marques physiques, mais qu'y avait-il comme vestiges de supplice dans son esprit ? Qu'y avait-il comme stigmates encore plus profonds que les coupures portées à sa peau ? Listi le sauvait-elle du calvaire de ses souvenirs ? Où l'amputait-elle de ce qui faisait de lui cet être merveilleux ? Et elle, aurait-elle préféré devenir un pantin sans contradictions ?

— Une fois complètement lobotomisée, j'aurais servi de doublure à votre fille, réalisa-t-elle. Pour pas qu'elle soit kidnappée.

Avec un sourire contrit, la listienne acquiesça.

— Si la Colonie l'apprenait, elle me verrait comme une souveraine faible. Toi-même, tu dois te le demander. Mentir est un crime. À ce titre, je suis une criminelle. Comme toi.

La tension monta en elle. La Reine affichait une immense fatigue qui alourdissait ses traits parfaits. Elle s'isola près des fenêtres. Une image fragile naissait de son dos tremblant, seulement distinguable par la poudre de lumière. Le contre-jour atténuant la vibrance de sa peau, sa ressemblance avec Nathalie était d'autant plus frappante. Sa voix perdit de sa superbe lorsqu'elle expliqua :

— Les Aranéens sont imprévisibles... Ils menacent l'équilibre de Plena... cela fait des années que je cherche à mettre la main sur eux et jamais je n'ai réussi. J'ai peur... de ne jamais la retrouver s'ils l'enlèvent.

L'Anomalie la rejoignit, croisant les bras en observant la vue plongeante sur les jardins fondus de pénombres. La bile lui brulait l'estomac.

— Ils lui veulent quoi ?

— À elle, rien, fit-elle en essuyant ses joues d'un revers de manche, c'est moi qu'ils veulent frapper. J'ai déjà connu des crises, mon règne est de loin le plus prospère mais pas le moins mouvementé... Trois fois, ils ont fait exploser leurs bombes au milieu d'innocents. Onze victimes... Onze honnêtes citoyens, onze enfants de la Colonie. Chaque vie est inestimable, j'ai souffert de leur perte, mais j'ai continué à traquer les coupables. Mais cette situation est insoutenable. Je suis soumise à leur bon vouloir...

Rage. Serrer les dents. Elle pouvait encore se battre. Émalique ne déciderait pas pour elle. Hésitante, elle posa sa paume sur son épaule.

— On veut la même chose, non ? Je peux vous aidez à vous débarrasser d'eux, mais en échange vous me foutez la paix. Et pour toujours. OK ?

— Tu as déjà ta liberté, ce n'est pas un marché valable...

— Mais oui bien sûr... ironisa-t-elle. Je suis pas débile vous savez.

La mère sourit, avant d'apposer sa main à la sienne.

— D'accord. J'accepte.

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