34 - Leblanc : La victoire de la raison

— Tu as tort !

— Peut-être, mais c'est peu de le dire :

aie raison plus que moi, ce sera quelque chose.

GOETHE

VENDREDI 28 DÉCEMBRE

09 : 32

CAMILLE LEBLANC

Édron conduisait mal. Ses mains potelées passaient les vitesses aux mauvais moments, ses jambes rustres appuyaient trop fort sur les pédales. Lorsque nous arrivâmes à destination, mon petit déjeuner était presque entièrement remonté. Si sa frugalité avait été moindre, il aurait déjà fini sur le brillant plastique de tableau de bord. Une gorgée de thé ravala difficilement ma nausée.

Avenue du Roule. Le commissaire se gara à cheval sur un trottoir. La secousse me fit grogner. À notre droite, le bâtiment blanc nous dominait de sa laideur catastrophique. Si j'appréciais le haussmannien, l'architecture de ce quartier m'avait toujours repoussé. Les rénovations du baron m'y semblaient dérisoires. Fades et disparates, les immeubles n'étaient que des patchworks d'époques et de styles différents aux états variés, bien souvent décrépits. Côte à côte s'érigeaient de magnifiques édifices et d'immondes cloaques. C'est dans ce dernier type que se trouvait notre homme.

Yohan Dieu. Un fils de bobos qui s'était enfui de sa cage dorée. Bien qu'adulte lors de sa fugue, ses parents avaient prévenu la gendarmerie de sa disparition de la même manière que s'il avait s'agit d'un môme de cinq ans. Sans trop de difficultés, on l'avait retrouvé dans son espace habituel, squattant une planque crasseuse, échangeant du shit et des billets avec d'autres connaissances douteuses. Il s'était enfui.

Et depuis, il n'avait jamais cessé de le faire.

Ignorer les ultimes découragements du commissaire. Descendre de la voiture. Sentir les degrés négatifs mordre ma peau. Serrer le velours de mon blouson contre mon menton. Le froid m'aidait à rester calme. Du bout des doigts, je poussai la poignée au chrome usé. Que les lieux communs étaient sales... Le couloir minuscule tapissé de marron me fit froncer le nez. Une plante chétive au pied des marches se chargeait de la titanesque tâche d'égayer ce décor. En silence, j'empruntai les escaliers pour grimper au dernier étage. L'immeuble en travaux était vide sur les deux premiers niveaux. Échelles, pots de peinture et rouleaux de tapisseries s'entassaient dans la poussière de placo. J'essayais de rester discret, mais le bois branlant ruinait mes tentatives. Le vibreur de mon téléphone fit trembloter ma cuisse. Je saisis l'appareil et décrochai sans étonnement.

— Qu'est-ce qu'il y a ?

Comme prévu, Édron veillait en bas. Notre petite escapade était tout à fait légale. Le commissaire s'était chargé de la paperasse nécessaire. Cependant, la perquisition avait beau être déclarée, nos intentions n'avaient rien de très moral. Nous avions convenu qu'il fallait faire vite, et que je serais le mieux placé pour préparer le sale boulot.

— Il vient de rentrer dans l'immeuble, récita-t-il, laconique. T'as à peine vingt secondes d'avance. Fais gaffe, mon garçon.

Le flic raccrocha immédiatement. Soudain parano, je me retournai, prêt à le voir surgir Yohan dans l'ombre des ampoules grillées. Ce type n'était qu'un gringalet. Garder son sang-froid. Quelle drôle d'expression... Je grimpai les marches quatre à quatre.

Appartement 504. Porte plane en plaquage roux. Œil de Juda. Œil de traitre. Rapidement, je me penchais à hauteur du verrou, glissai le double qu'Édron avait fait fabriquer en priant pour que la clé tourne.

Une fois. Deux fois. Déclic.

Pousser le battant, m'infiltrer à l'intérieur, refermer à double tour.

Trace noire d'humidité, sacs éventrés au sol, canapé-lit où gisaient des cadavres de Redbull et un soutien-gorge dentelé. Petites fenêtres au PVC jauni, odeur de merde. Un chat gris me fit sursauter. Il vint se frotter à ma jambe. Posé sous l'énorme télé, un drôle d'appareil éclatant contrastait avec la médiocrité ambiante. Sans perdre de temps, je me dissimulais derrière la porte d'entrée, l'arme de service entre mes mains galvanisées d'adrénaline.

Bruits du palier, crissement du métal, grincement des gonds.

Silhouette naissante.

Je le saisi par le cou, le projetant tête la première contre le mur d'en face. Choc. Sonné, il s'écroula. Instant suffisant pour que je close sa seule issue. Le matou feula avant de s'enfuir sous le canapé.

Tension. Je n'avais pas peur d'entrer dans l'illégalité si cela ne bafouait pas mes principes. Mais ce que je m'apprêtais à faire flirtait avec les limites de très près.

Trop, peut-être.

Pas le temps de douter. J'empoignai l'homme par les bras pour lui plaquer dans le dos. Visage mou, il sombrait dans l'inconscience. Son arcade saignait. Je le trainai dans la pièce et l'abandonnai au sol. D'une main, j'appelai Édron. De l'autre, je vérifiai la respiration de l'individu à terre. Il aurait eu une belle gueule s'il avait été moins camé. Derrière sa peau grasse et ses cheveux gominés se cachait certainement une véritable souffrance. La réalité qu'il fuyait.

— Alors ? lança la voix bourrue au bout du fil.

— Il s'est évanoui. Vous pouvez monter.

Raccrocher. Hisser le dealer sur la chaise de la cuisine. Chercher dans ma poche les serflex. L'harnacher solidement.

Seringue, sortir ce petit flacon de liquide bleuté volé des scellées. L'aiguille s'enfonça fluidement dans l'opercule. Relever le piston. Je n'avais jamais autant sué. Relever sa manche. Dans le creux de son coude, un tatouage simpliste de croissant irrégulier. L'épiderme y devenait violacé par les traces de piqûres antérieures.

Pourquoi m'obstinais-je à m'embourber dans cette affaire ?

J'en avais vu, des camés. Mon entrée dans les STUPS n'allait pas faire diminuer mon compteur. Était-ce de ça que j'avais envie de remplir ma vie ?

À la porte. Un coup, deux coups rapides, trois coups lents. Entendre le code me détendit à peine. Mon regard s'attarda un instant encore sur le visage du malheureux avant que je ne me lève pour ouvrir à Édron.

— Pas trop tôt, maugréa-t-il en me bousculant pour entrer dans le taudis. Tu l'as attaché ?

J'acquiesçai. Fiévreusement, je guettais l'arrivée de la culpabilité. Rien. Rien qu'une sourde impression de funambulisme. Presque enivrante, cette sensation de n'être ni tout à fait bon, ni tout à fait mauvais.

— C'est quoi ce machin ? s'écria le commissaire en s'agenouillant devant l'appareil immaculé.

— Figurez-vous que j'ai pas eu le temps de lui poser la question.

Un simple cube blanc étincelant, d'une quarantaine de centimètres de côté. Un plus petit solide s'accrochait sur sa face droite tandis que, sur l'autre bord, se trouvait une sorte d'entonnoir incliné qui tombait dans un bac aplati. Intrigué, je laissai de côté mes états d'âme pour m'approcher.

Il ignora ma réplique sèche pour enfiler ses gants de latex. Je ne pus m'empêcher de soupirer.

— Vous avez peur de quoi ? De gâcher les empreintes ?

— Évidemment, grogna-t-il alors qu'il tapotait le cube sur toutes ces faces. Ça m'étonnerait qu'un faiblard comme ce gamin soit capable de construire un machin pareil. Celui qui lui a donné ça a bien des mains !

Je secouais la tête en m'agenouillant à côté de lui.

— C'est ridicule, à part les traces de Yohan, y'aura rien. Les prenez pas pour des cons.

— Écoute, mon garçon, t'oublies que t'es dans les STUPS que depuis trois mois. Moi, ça fait trente ans que je me tape des affaires comme ça ! S'il y a un protocole, c'est qu'il a une raison ! Les gars de ton genre, qui débarquent sans avoir rien vécu et qui se permettent de remettre tout en question, on en voit tous les jours ! Ceux qui resteront, c'est les plus compétents. Et la compétence c'est avant tout connaître les limites de ce qu'on sait ! Vous, vous vous permettez de contredire sans apporter aucune solution en retour !

Voyant que je ne répondais pas, l'homme cessa de jacasser pour reprendre ses tripotages. Ses ongles gantés sonnaient comme sur de la ferraille. En réalité, j'étais tellement absorbé par l'observation du cube que je n'avais pas écouté un tiers de ces remontrances. Il fallait se fondre dans l'objet. Il fallait, non plus le regarder comme un cube, mais comme un mécanisme. Il fallait penser comme le constructeur. Cet homme était ingénieux, capable de créer un réseau à l'organisation quasi sectaire, une drogue aux effets quasi surnaturels, d'utiliser des gens « simples » pour créer un tout extrêmement complexe... Dans cette affaire, son influence restait tacite et omniprésente. Sa marque, sa patte, une signature invisible, se retrouvait dans chacun des détails aussi méticuleux qu'imprévisibles.

J'aimais ce métier.

Cet homme, je l'imaginais discret. Ce genre de type que l'on peut croiser mille fois, mais qu'on oublie avoir aperçu un jour. Cet homme, je l'imaginais sourire sans presque tendre les lèvres. Je l'imaginais vêtu sobrement, simplement. Je l'imaginais épuré, blanc et gris, sans autre fantaisie que son génie. Je voyais ses gestes lents, souples, concentrés. Peut-être avait-il un complice au charisme inégalable, pourquoi pas une femme. Quelqu'un qui sache manier la langue, quelqu'un qui sache corrompre. Quelqu'un d'assez intelligent pour vendre sa merde mortelle comme une promesse d'un plaisir défendu. Quelqu'un qui peut convaincre une petite racaille fuyarde de garder chez lui un objet à l'apparence bien trop appliquée pour être négligeable. Peut-être était-ce une seule et même personne.

Qui que soit ce génie, il avait remis cette machine à un cerveau banal. L'utilisation ne devait pas être complexe. Il fallait simplement savoir où chercher.

Idée.

Je me levais. Yohan, parfaitement immobile, respirait doucement. Je saisis la chaise et tirai son corps mou sur les deux mètres qui le séparaient du cube brillant. Ignorant le regard agacé de mon collègue, j'apposai la main de la victime sur la surface de l'objet. À l'instant, une trappe s'ouvrit sur le dessus, sans un bruit, sans un accroc. Adrénaline. Reposer son bras. S'approcher. À l'intérieur, la matière blanche laissait la place parfaite pour trois tubes inclinés. L'étincelance lunaire de ce métal me subjuguait.

— Une centrifugeuse ?

— On dirait bien... soupira Édron qui remballait son égo en même temps que ses gants.

Il tira sur la seconde partie du module. De longs flacons emplis d'un liquide trouble s'agitèrent contre leur lit de mousse. Odeur désagréablement âcre. Voyant que mon courage se heurtait à ma peur d'être en contact avec l'échantillon, la stupidité d'Édron prit le relais. Sans aucune délicatesse, il saisit la pièce à conviction de ses gros doigts et la porta à ses narines qui le sifflèrent bruyamment.

— Ça pue le champignon !

À mon tour, je respirai les effluves humides de l'éprouvette. Instantanément, je me sentis propulsé dans le souvenir de cette petite chambre miteuse. Appartement 104. Le logement d'Iris avait cette même odeur fongique. Comme l'invisible mycélium du champignon, ce trafic se déplaçait en réseau sous nos pieds. Celui que nous traquions s'insinuait, silencieux, commençant à pourrir le bois de notre société. Parfois, si peu qu'on pourrait dire jamais, un fruit jaillissait des décombres. Étrange fruit, qu'est celui de la fonge. Étranges indices qu'étaient ces miettes informes que nous glanions dans notre recherche.

Si mes études m'avaient appris une chose, c'était à quel point ce métier allait être répétitif. Jamais je ne me serai attendu à me trouver face à une mécanique si originale.

L'éveil de mon odorat m'ouvrit les yeux : il fallait réfléchir autrement. Réfléchir comme j'avais observé ce cube, ce cube qu'il fallait observer comme ce qu'il était : un mécanisme. Nos pensées trop terre à terre complexifiaient ce casse-tête. Le schéma nous échappait, c'était évident.

— Bon, mon garçon, faut qu'on y aille... lança mon supérieur qui devait se sentir soulagé d'en avoir fini. Notre gars va s'impatienter.

La tension pulsait dans sa voix. Je l'avais entrainé dans mes projets avec une facilité habituelle. Si j'avais un talent, c'était bien celui de rallier les autres à ma cause. Rien n'avait changé depuis mes travaux de groupe au collège à ce drôle d'aujourd'hui. Je n'étais qu'un petit homme sans charisme particulier, sans timbre enjôleur ni artifices manipulateurs. Je n'étais que moi, et cela semblait leur suffire pour me considérer. Pourquoi s'en remettaient-ils à moi avec tant d'évidence ? Pourquoi ce commissaire qui paraissait si hautain, si sûr de lui, se laissait aveuglément balloter ? Déception. Ce sentiment me surprit. Peut-être avais-je quelque part espéré qu'on me dirige. Qu'on me soulage du poids des décisions... Je lui offris une expression naïve.

— Vous en faites pas, commissaire, je sais ce que je fais.

Avec la souplesse d'un bretzel, il se releva pour s'enfuir vers la fenêtre dont il tira les rideaux.

Un sourire ne put s'empêcher de naître sur mes lèvres. Comme une image rémanente, je crus voir le même sourire simple sur le visage d'Iris.

Je prouverais ton innocence.

Idée.

Le sentiment d'accompli s'évapora instantanément. Mes mains se crispèrent sur les éprouvettes. Iris. N'avait-on pas parlé, il y a deux jours, d'un suicide macabre d'une commerçante dans le centre de Paris ? Les journaux évoquaient un bûcher de fleurs sur lequel elle se serait immolée.

Un bûcher d'iris violets.

Pris d'un doute, je découvris à nouveau le bras de Yohan.

L'épiderme mâché par les piqûres se violaçait dans les pétales pointus, incroyablement reconnaissables, de l'iris.

Excitation.

Un nouvel engrenage venait de s'ajouter à la machinerie de cette affaire.

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