33 - Refuge : Aide douloureuse

Je crois qu'on ne peut secourir quelqu'un

que s'il accepte votre aide.

GUILLAUME MUSSO

VENDREDI 28 DÉCEMBRE

04 : 37

JÉRÉMY

Je soufflai dans cette nuit infinie, espérant la faire passer comme on chasse une miette. Après que les ombres aient disparu dans le sous-sol, les instructeurs étaient apparus, s'excusant de leur manque de réactivité. S'excuser ne suffirait pas, ils le savaient.

Ils s'étaient occupés des traumatisés, des blessés et des morts. Deux réfugiés étaient déjà décédés, ainsi que le médecin listien et la chienne d'Aaron, un autre avait péri de ses blessures. Où étaient les instructeurs pendant l'attaque ? Dans la panique, personne ne leur posait la question. Moi, je cherchais Iris. Introuvable. Iris qui avait saccagé le Koruso avant de disparaitre. Aaron non plus n'avait laissé aucune trace. Ni dans les chambres ni dans les jardins.

Las, je m'assis au milieu des débris pour observer la salle transfigurée par le passage de cet étrange duo. La disparition des reflets envoutants des miroirs révélait les longues pierres sombres qui s'étaient cachées derrière. Drôle de connivence avec la situation actuelle.

— Jérémy.

La voix ferme me fit lever la tête. Le président s'approchait. Il se planta devant moi, sa hauteur me dominait.

— Quoi ?

Malgré mon ton poli, l'agacement baignait mes mots. Son œil gris me transperça.

— Vous voulez aider votre amie ?

J'acquiesçai, méfiant.

— Vous le pouvez si vous m'écoutez.

Il s'accroupit à mon niveau, jetant un regard furtif derrière lui. Les instructeurs s'activaient toujours dans le Hall des Lueurs. Il reprit en chuchotant :

— Iris est dans le souterrain. Je lui ai dit de ne pas bouger, mais je doute qu'elle reste immobile très longtemps. Et si elle sort...

Le chef d'État s'interrompit, se détourna et promena nerveusement la main dans ses cheveux.

— Si elle sort et que les instructeurs la voient, la situation sera dangereuse pour tout le monde...

Le soulagement côtoyait l'inquiétude. Pourquoi la menace viendrait-elle de ceux censés nous protéger ?

J'étouffai cette interrogation naïve.

— Vous voulez que je fasse quoi ?

— Faites-la passer pour morte.

Sa poigne se referma sur mon bras, me forçant à me relever pour le suivre vers cet escalier irrégulier aux ondes malsaines.

— Portez-la jusqu'ici. Je m'arrange de mon côté pour que l'instructeur Torio vous voie. Il se méfiera moins de vous que de moi. C'est le plus crédule des quatre...

— Pourquoi ?

Sévère, sa voix se raffermit.

— Faites-le si elle vaut vraiment quelque chose pour vous. Si vous n'êtes pas prêt à faire ça pour elle, alors je la sauverais seul.

Regard fixe, il tripotait l'éclat de pierre brune épinglé à son costard. Le pin's du médecin listien. Je reçus une onde triste nuancée de puissance. Élan d'empathie pour cet homme qui venait certainement de perdre son ami. Je ne l'appréciais toujours pas, pourtant, presque inconsciemment, mon respect pour lui augmenta. Je craignais qu'il m'ait bien cerné. J'étais ce genre de gars stupide qui risquait sa vie pour des inconnus. Et Iris était plus que ça. Elle était l'incarnation du vent de changement qui avait balayé mon malheur.

Je me redressai.

— Et ensuite, je fais quoi ?

— Ensuite, vous partirez loin d'ici.

Partir ?

Dans l'urgence, il me poussa fermement vers les marches noires.

Descendre. Les murs humides me mettaient mal à l'aise. Des émotions néfastes régnaient dans ces catacombes. Sinueux, le couloir ne se divisait pas. Impossible de se perdre, même pour moi. Une lueur dans les ténèbres. J'avançai à l'aveugle pour rejoindre cette source lumineuse qui dessinait peu à peu le décor.

Iris était là, assise contre la pierre suintante du corridor. Son visage défait m'accueillit sans joie. Son regard torturé me serra la gorge. Elle se mit debout en prenant appui sur le mur.

Endurance.

Souffrance.

Mutisme.

— Émalique t'as dit le plan ? articula-t-elle d'une voix éteinte.

— À peu près. Tu peux marcher ?

Elle me fit signe que non. Sa manière de se tenir les côtes m'intriguait. Je passai mes bras derrière ses genoux et dans son dos pour la porter le mieux possible. Légère. Tendue. Ses muscles minces palpitaient. Son corps tremblait et suait de peur.

La sentir contre moi m'enhardissait.

Je la sauverais. Je l'aiderai comme elle l'avait fait des années plus tôt.

— J'espère qu'Émalique sait ce qu'il fait...

— J'ai confiance en lui. C'est à toi de pas merder, cracha-t-elle en fissurant mon élan d'héroïsme.

En silence, j'entamais le retour. La chaleur était étouffante ici. J'inspirai profondément, son destin était entre mes mains. Iris éteignit la lampe alors que je remontais les marches. Je sentis son corps s'affaisser, elle pendait mollement dans mes bras. Un corps mort.

Mon cœur battait de plus en plus fort. Élan d'adrénaline qui grimpa soudain lorsqu'elle ouvrit la bouche juste avant d'atteindre la surface.

— Ne les laisse pas regarder mes yeux.

Le Koruso. L'instructeur bedonnant prit dans une discussion enflammée avec le président. Il fallait que je sois convaincant. Les images de cette nuit, la terreur, la douleur ressentie par les autres. Leurs émotions épongées par mon âme aux sens exacerbés.

Mon empathie se liquéfia. Abandonnant de lourdes larmes sans les retenir.

Je pleurais toujours sans bruit, pourtant Torio se retourna. J'imaginai ma souffrance si l'être entre mes bras ne vivait plus. À ce vide qui me saisirait. Cette impression irrattrapable de ne pas l'avoir assez connue. Je pensai à mon père, à ce que la tristesse l'avait fait devenir. Je pensai à l'injustice de cette vie étriquée, je pensai à ma solitude.

Et l'illusion fonctionna.

Les lamentations contrôlées d'Émalique. Le visage choqué du listien. Les pas pressés du petit homme pour prévenir ceux restés dans le Hall. Le président prenant son rôle froidement à cœur qui nous entrainait vers l'infirmerie. Les murs blancs, la silhouette carrée de son costard bleu qui fuyait toujours plus loin. Nous étions seuls. Iris s'accrocha à moi, la sentir vivante me rassurait.

— Prends ça, fit-il en jetant une lourde sacoche sur mon épaule. C'est ses affaires. Maintenant passez par ici et disparaissez.

Dépasser le Querçu qui ouvrait l'une des portes dérobées.

Se dépêcher à monter dans le couloir à la pente raide qui grimpait vers l'extérieur.

— Partez, je viendrai vérifier que vous n'êtes plus là. Partez loin. Vivez. Oubliez tout ça.

Il me fixa un instant, puis le bruit des discussions agitées des instructeurs le poussa à refermer précipitamment.

Voilà.

Sentiment d'accompli derrière cette morne émotivité.

Je ne mentais jamais, et c'était pourtant si simple.

Seuls dans ce couloir lugubre qui menait vers la vraie surface.

Je repris mon souffle, Iris se releva, me permettant de la soutenir plus que de la porter. Elle ralluma la boule lumineuse et monta la côte abrupte à mes côtés. Mon cœur battait vite. Le changement brutal me déboussolait.

— Pourquoi tu pars pas avec les autres ? me lança-t-elle, son visage à peine éclairé par l'orbe.

— Parce qu'ils partent où, les autres ?

— Émalique te l'a pas dit ?

Elle continua, les yeux toujours tournés vers ses pieds :

— Ils vont à Plena. Là où vivent les Listiens. J'ai ouvert cette porte... mais je savais qu'elle devait rester fermée.

— Une porte dans les souterrains ?

Je frissonnai, maudissant la quantité de films d'horreur qu'on m'avait forcé à regarder plus jeune. Trop d'images glauques s'imposaient.

— Oui, ça devait être gardé par ces... choses. Émalique m'a dit que ça s'appelait des Natius, expliqua-t-elle d'une diction lente qui respirait l'épuisement. La science listienne a jamais pu les étudier. En tout cas, elles ont accéléré l'ouverture du passage. Maintenant, il faut partir, avant que le Refuge soit envahi. Émalique est surement en train de leur dire qu'ils vont rejoindre Plena en urgence. Personne doit savoir que je suis vivante.

— Pourquoi ?

— Pourquoi quoi ?

Au bout du couloir se dessina un levier qu'Iris tira sèchement. Le mur s'ouvrit sur une arrière-cuisine poussiéreuse.

— Pourquoi tu peux pas aller à Plena ?

Elle s'y déplaçait sans étonnement. Était-elle déjà venue ? Moi aussi, certainement, j'y étais passé pour descendre, mais je ne m'en souvenais pas. Comme si le lieu m'était familier, je ne ressentis pas le besoin de le détailler du regard. Cette amnésie partielle me perturbait.

— Parce que de mauvaises personnes pourraient me manipuler pour... s'accaparer le pouvoir politique, répondit-elle en inspirant difficilement.

Qu'était-il advenu entre mon réveil ce jour-là et mon arrivée dans le Koruso ? J'étais incapable de m'en rappeler. Je n'éprouvais qu'une fatalité profonde qui m'y retenait, comme si l'extérieur ne m'attirait plus. Comme si ma vie en dehors de ces murs était reléguée au second plan. La fac me paraissait loin, mirage du passé qui n'existerait plus. Elle ne me manquerait pas, je n'avais aucun avenir en droit et mes résultats le prouvaient bien. Je me maintenais à la moyenne comme un naufragé qui cherchait l'oxygène. Au final, ma Licence tomberait à l'eau, comme chaque action que j'avais entreprise pour m'écarter de l'art...

Mon attention se recentra sur Iris, ce qu'elle peinait à articuler m'intriguait. Je me foutais de savoir ce qu'elle était exactement ou qui pouvait bien la vouloir dans ses rangs. Ce qui m'importait, c'était cette minuscule inflexion dans sa voix. Cette... ironie moqueuse. Ce panache de défiance.

Ce feu artistique.

— Tu vas y aller quand même, c'est ça.

L'art. Voilà ce qui me troublait aussi chez Iris. Ce bouillonnement de conflit, cette constante opposition. Elle était un canal de communication, il ne lui manquait qu'un message à faire passer. Sa puissance serait si belle avec le bon étendard.

Je n'étais ni très populaire ni très talentueux, mais j'étais sensible. Et cette sensibilité, je la considérais comme une force innée. Peut-être pourrais-je aider Iris à atteindre son climax. Après tout, je me destinais à porter les autres vers la meilleure facette d'eux-mêmes. Prétentieuse tâche... Pourtant elle palpiter en moi, cette vocation. La petite association d'arts plastiques où je faisais du soutien était l'un des seuls endroits où je me sentais à ma place. Mes élèves n'étaient qu'une poignée de collégiens immatures qui ne pigeaient rien au sens du travail recherché. La majorité du temps, je ne servais qu'à leur réexpliquer leurs cours plus clairement, mais, parfois, il surgissait un instant magique où émergeait en eux une idée, une compréhension métaphysique de ce qu'ils n'avaient jamais saisi. Alors, j'apercevais leurs yeux s'illuminer et de leur bouche sortir la formulation de leur vision de l'art. Je ne voulais pas qu'ils traînent des pieds en venant me voir deux soirs par semaine. Je voulais être celui qui les ferait réfléchir, qui les ferait s'ouvrir à la complexité des choses. Qu'ils évoluent vers le mieux.

Ma vie prenait son sens seulement quand j'y parvenais.

Non, je ne retournerai pas à La Rochelle. Ni ce soir ni demain. Jamais sans doute. Et je ne comprenais pas pourquoi je ne m'en étais pas aperçu plus tôt.

— Marie... Marie est avec eux, justifia Iris qui s'était assise sur un tabouret rongé par les vrillettes. Elle est fragile, elle a besoin de son frère, elle a besoin de moi ! Et là elle est... seule. Émalique dit qu'elle risque rien, mais le danger ça vient pas que de l'extérieur... Elle a tout perdu. Et elle a que dix ans ! J'ai peur pour elle, putain...

Ses mains se crispèrent autour de son visage.

— C'est complètement con, je devrais pas m'occuper d'elle... Je la connais presque pas.

Je respectai l'instant de parole mutique qui ponctua sa phrase : son soupir tremblant. Je choisis mes mots.

— Sois fière de souffrir pour elle, beaucoup en sont incapables.

— C'est pas logique, d'aimer.

Je restai silencieux. Pas que je n'avais rien à dire, au contraire, mais il flottait entre nous une sorte de gêne que je n'arrivais pas à dissiper. C'était superficiel que de s'en préoccuper. Iris était sauve, elle me livrait ses inquiétudes, ses doutes. Et moi, je pensais à La Rochelle.

Le vendeur de glace, j'aurais bien voulu qu'Iris le voie. Elle aimerait sans doute sa gentillesse tenue, ni intrusive ni froide. Elle aimerait plonger, couper son ouïe des Hommes pour l'abandonner à l'immensité bleue. Elle aimerait fumer, je l'imaginais bien rouler ses papiers sur le balcon, la douce clarté du soir illuminant son profil. J'aimerais la dessiner. Son nez n'était pas cassé lors de notre première rencontre. Ça ne faisait qu'accentuer la force de son visage. Cette beauté atypique, toute relative, que je trouvais enivrante.

C'est pas logique d'aimer...

— Qu'est-ce qui nous empêche de partir ? murmurai-je en m'approchant d'une fenêtre.

Le rideau qui masquait l'extérieur pulvérisa sa poussière lorsque je l'écartai. La nuit cachait tout ce que j'aurais pu voir.

— Je peux pas. Pars, toi, t'es pas obligé de rester. Moi, je dois...

Figée, elle ne parvenait pas à finir sa phrase. Ses mains passèrent sur son front avant que ses jambes ne remontent contre elle.

— Viens avec moi, Iris, articulai-je pour dissiper mon trouble.

Mes mots paraissaient si sûrs. L'inverse reflet de la tempête qui m'agitait.

Son regard sur moi.

Je m'assis à côté d'elle. La table-bar en bois foncé était couverte de poussière, de toiles d'araignée et d'objets hétéroclites. Dans l'obscurité, on aurait presque pu faire abstraction de l'abandon que reflétaient ces détails. Avais-je vraiment envie de partir ?

Abandon.

Voilà ce qui me retenait ici. On m'avait offert de l'attention, de la considération et du respect. L'inverse de ce que j'avais toujours reçu des autres.

Mais y avait-il un sens à se replonger chez les Hommes sans Iris à mes côtés ?

— Aaron et Marie ont besoin de moi. Et... J'ai pas le droit de tout te dire, mais je peux sauver des gens. Je peux... faire le bien.

— Qui t'as dit ça ? Le président ? Il parle tellement bien qu'on fait pas attention à ce qu'il dit, ironisais-je en jouant avec la poussière.

— Il s'appelle Émalique.

Ma critique de l'homme l'énervait. Elle se leva, voulut se lever. Trébucha en se tenant le flanc gauche.

— Même si je voulais partir, je pourrais pas marcher très longtemps.

Elle ne saignait plus de ses contusions légères et, à part les bandages sur ses mains, elle ne paraissait pas tant blessée. Son image se superposa à celle que j'avais eue d'elle, c'était le moment pour moi de lui offrir le soutien qu'elle m'avait donné des années plus tôt.

— Je vais t'emmener chez un médecin. Si je suis venu avec ma voiture, elle doit bien être garée quelque part.

Si ?

Pour la première fois depuis le début de cette nuit, elle se tourna vers moi pour me toiser. Son regard croisa enfin le mien.

Je pensais avoir déjà repoussé les limites du possible à son maximum.

Brusquement, je pris l'orbe de ses mains pour la porter devant sa figure. Je ne vis l'éclat qu'un instant avant qu'elle ne se protège de la lumière crue.

— Tes yeux...

Iris détourna la tête, ses cheveux détachés de sa tresse habituelle voilaient son visage. Affolée. Elle tenta une nouvelle fois de se mettre debout et parvint à faire deux enjambées avant de s'écrouler. À la force de ses bras, elle se traina sur le parquet de la pièce à vivre pour attraper le tison qu'elle brandit pour me défier d'approcher.

Je restai immobile.

Tout dérapait toujours dans l'inexplicable.

— L'Iris que je connais m'aurait plaquée sur le bar en me menaçant avec des mots, elle aurait pas rampé derrière un bout de ferraille, dis-je en avançant tranquillement vers elle pour l'aider à se relever.

— On s'est parlé une fois, y'a des années, arrête de croire que tu me connais.

Elle agita son arme de fortune. Ses paroles faisaient écho à celles d'Aaron. Ils se ressemblaient décidément beaucoup.

L'épuisement de son corps la fragilisait. Le globe qui avait roulé par terre l'éclairait maintenant distinctement.

Adieu, son œil droit à la rare teinte de vert profond. Adieu cette particularité dans le gauche qui le voilait un peu.

Vitreux, ils ne semblaient pas posséder de pupille. Comme recouverts par un film terne, presque violet.

Son air craintif, sauvage, faible. Ses cernes noirs, ses joues creuses. La poussière et le sang sur ses vêtements déchirés. La peine et la peur dans son âme déchirée.

Elle était effrayante.

Je n'étais pas tranquille. Je n'étais même pas certain de vouloir diminuer la distance entre nous ni même qu'elle se relève. Et pourtant, je lui tendis la main comme elle l'avait fait. Elle aussi avait peut-être eu peur en voyant ce gamin mutilé sur les trottoirs franciliens. Son cœur aussi s'était peut-être emballé à l'idée de faire une erreur.

Mais elle m'avait aidé.

Elle prit ma main.

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