31 - Refuge : Volonté sombre
Il me semble que je sombre depuis
quelques mois, tellement sombre que
mon ombre est plus claire que moi.
KEN SAMARAS
VENDREDI 28 DÉCEMBRE
03 : 11
AARON
Il faisait sombre.
Il n'y avait qu'une mort certaine devant moi.
C'était difficile à expliquer.
Difficile à sentir.
Comme un aimant qui m'attirait dans ce labyrinthe. Un aimant qui me guidait vers cette porte famélique.
Je m'arrêtai. Mon souffle caressa mes lèvres. Si réel, si net. L'odeur de la poussière, l'obscurité, l'humidité. Tout était cohérent. Je nageais en plein cauchemar. Je le savais, je le sentais.
Puisque je n'avais pas peur.
Pousser le battant. Il s'ouvrit sans grincer.
Il s'ouvrit sur le rien.
Sur du noir.
Mouvant.
Gémissant.
Dérangeant
L'abîme d'ébène m'appelait pourtant. J'avançai. Un pied traversa le seuil. Un pied disparut dans la nuit.
Puis, soudain, le sol se déroba. Retour dans ma chambre. Il fallait que je réessaie. Je me levai. Je marchai jusqu'au couloir. Réessayer. Quitte à ce que le cauchemar se répète jusqu'à ce que je vois ce qui se tapissait dans l'ombre. Je réessaierai.
*
VENDREDI 28 DÉCEMBRE
03 : 13
IRIS
Un cri.
Elle sursauta. Les draps collaient à sa peau en sueur. À tâtons, elle chercha la lampe de chevet. L'éclairage ne révéla rien d'anormal. Aaron s'agitait dans son sommeil, il serrait sa mâchoire et ses orbites se mouvaient derrière ses paupières. La veille, ils n'avaient pas pu se résigner à se coucher seuls. L'espace d'une nuit, ils étaient redevenus des enfants, terrifiés par la violence de la réalité. Avait-il crié à cause d'un cauchemar ?
Soupire. Elle ne pourrait pas se rendormir si facilement. C'était déjà un miracle que l'horreur de ces jours ne l'ait pas trop hanté. Dormir près de quelqu'un d'autre était soporifique. Non. Pas seulement « quelqu'un d'autre ».
Son frère. Ce petit homme était son frère. La pensée la fit sourire.
Un second cri. Son cœur s'accéléra. Aaron n'avait pas bougé. L'appel venait du hall.
Elle s'extirpa du lit, trottina jusqu'à la porte. Dehors, rien ne sortait de l'ordinaire. La douce clarté de la lune caressait les surfaces lisses et brillantes du Hall des Lueurs. Paisible.
Iris expira. Il régnait en elle une sourde angoisse dont elle ignorait la source. Cette nuit l'inquiétait. Et ce bruit... La distance l'empêchait de le cerner. Des sanglots ?
— Y'a quelqu'un ? hasarda-t-elle en s'approchant de la rambarde pour observer les différents paliers.
Plus bas, d'autres portes s'étaient ouvertes. Des visages curieux promenaient leur regard par l'embrasure. Elle remarqua la silhouette familière de Jérémy juste en dessous d'elle. Sa présence ici la perturbait. Il appartenait à un fragment de passé qu'elle pensait avoir laissé derrière. Loin. Une autre vie.
— T'as entendu ? murmura-t-il en la voyant.
Elle leva la tête, l'air lui semblait épais. Les sons distordus. Comme... irréels. Un rêve ? Non. Le réalisme suintait des murs. Jamais un songe ne pouvait être si plausible. Même un des siens.
Froid. Elle frotta ses bras avant de courir jusqu'à l'escalier. Les marches en colimaçon la conduisirent au jeune homme qui se penchait sur le garde-corps.
— Y'a un truc en bas.
Elle plissa les yeux pour distinguer la forme qu'il pointait. Une sueur glacée descendit sur sa colonne vertébrale. Ce n'était pas une forme humaine. Ses doigts se refermèrent sur le poignet de Jérémy.
— C'est ça. C'est ce qui était derrière.
— Derrière quoi ? chuchota-t-il en essayant de la retenir alors qu'elle s'écartait précipitamment du vide.
C'était comme un écho. Une résonance. Cette chose informe, cet amas de ténèbres monstrueuses, elle la reconnaissait. Elle reconnaissait ce gémissement inaudible, cette plainte muette qui ne touchait que l'âme. Cette chose s'était terrée dans le Puits pendant des années. Elle l'avait sentie bien avant de la voir.
— Faut prévenir les instructeurs.
Le blond la tira en arrière au moment même où une masse opaque traversa l'espace où elle s'était tenue. Le monstre n'était pas seul. Elle trébucha. Atterrit sur le flanc.
— Putain c'est quoi ce truc ? gémit-il, accroupi contre une porte.
— Ils sont où les instructeurs ?
Bruit. Affolement. Il y avait ceux qui criaient de s'enfermer dans les chambres. Ceux qui criaient de les aider. Ceux qui pleuraient, bouleversés par le dérapage de leur réalité. Il y avait ceux qui restaient dans l'ombre, choqués par les formes cauchemardesques qui envahissaient les lieux, immobiles, à attendre que la mort les saisisse.
Le long corps des créatures ne semblait pas avoir de contenance. La fumée noire qui les composait provenait d'un point compact à l'une des extrémités. Comme une bougie soufflée. Deux orbes ovoïdes laissaient penser à des yeux. Frisson. L'un d'eux se dressa devant elle, surgissant du sol et flottant. Ni pesanteur ni solidité.
Chtoniens 1. Comme échappés des Enfers. Ces êtres ne respectaient pas les lois de la nature.
Son Îven brûlait. Elle l'attrapa instinctivement en se mettant debout. Comme un pincement, la douleur discrète lui fit serrer les dents. La créature se jeta sur elle.
Sauter. Courir. La chose la suivait le long des portes derrière lesquelles espéraient se cacher les jeunes. Malsaine. Elle émanait un ricanement lent et moqueur. Un désir de vengeance et de sang. Courir. Iris remercia ses jambes de la porter si loin. Toujours plus loin. Mais les ténèbres incarnées se jouaient d'elle. Lui tournant autour comme un prédateur mesquin s'amusant à épuiser sa proie.
L'entité funeste lui passa au-dessus.
Sauter la rambarde pour l'esquiver. Retomber lourdement sur les marches deux mètres en dessous. Sa cheville se tordit. Se taire. Ne pas se faire repérer.
Elle se blottit en boule, espérant que l'ombre l'ait perdue de vue. La chose ne tarda pas à revenir, dévoilant la gueule ronde qui se cachait sous sa tête. Bouche immonde. Dents grises échelonnées. Mort. Cauchemar.
— Stop !
Le hurlement grave raisonna dans tout le Hall. Surpassant celui des déserteurs, recouvrant la panique collective.
La créature s'arrêta à quelques centimètres de son visage.
Iris prit conscience de son souffle chaotique.
Jamais elle ne s'était sentie si vulnérable.
Sa main bandée tremblait contre sa joue. Elle pleurait comme une enfant. Elle fuyait comme un rat. L'ombre s'éloigna avec une pulsion ondoyante. Le silence dominait les lieux. Qui avait ordonné ce calme ?
Prudemment, elle regarda.
Debout sur le plus haut des parapets, celui qui avait osé parler toisait la salle d'un œil présomptueux, s'attardant un instant sur elle avant de sauter dans le vide.
— Aaron !
Peur. Stupéfaction. Iris se retrouva en bas de l'escalier sans comprendre comment son corps pouvait la déplacer si vite. Pas de trace d'Aaron. Mais il y avait une fille par terre.
Elle saignait abondamment de la mâchoire, de l'épaule et de la cuisse. Les os saillaient de la chair déchiquetée. Iris la secoua, elle ne bougea pas. Ses cheveux auburns retombaient mollement dans sa bouche ouverte.
Elle frappa doucement la joue intacte de son visage dénaturé en détournant le regard, écœurée.
L'adolescente ne se réveillerait pas.
Elle aurait pu lui rendre la vie si ce foutu don ne devait pas la prendre à quelqu'un d'autre.
La lumière se tamisa soudain. Elle leva la tête, son frère se trouvait sur le dos de l'une des créatures. Deux autres, plus petites, le longeaient. Ils traversèrent le Hall avant de disparaitre par la porte qui rejoignait le Koruso. Abandonner la fille meurtrie la déchira, mais suivre Aaron relevait du seul espoir de comprendre ce qui se passait.
Elle s'élança dans le Koruso.
Les êtres tournaient autour de lui comme une nuée d'insectes. Il marchait d'un pas raide sur les miroirs de la salle qui multipliaient l'improbabilité de la situation.
— Aaron ! hurla-t-elle. Aaron !
Ses cheveux noirs rabattus sur ses yeux l'empêchaient de croiser son regard.
Muet. Il avançait vers le cercle violet. Le Puits influençait son esprit. Inspirer. Si elle devait se battre, alors elle le ferait.
Elle serra les poings, arma ses jambes. Agir. Vite. Expirer. Elle s'abandonna à son instinct.
Courir. Elle se jeta sur lui. Il tomba sur le dos. Esquiver. Son poing crispé volait vers elle. Iris se redressa d'un bond. Envoyer son tibia valser dans la mâchoire du garçon accroupi. Il s'en remit instantanément. Les êtres sombres gémirent avant de l'entourer sans lui céder la moindre chance de s'évader de cette cage de fumée.
— Laisse-moi, lâcha-t-il, laconique, sans même se tourner vers elle.
Il reprit sa lourde déambulation, les créatures derrière lui. Cauchemar. Comment contrôlait-il ces choses ? Pourquoi ? Il marchait comme un somnambule. Était-il encore endormi ? Ou croyait-il l'être ?
— C'est pas un rêve ! Ce n'est pas un putain de rêve !
Son regard vide la blessa.
Plus que n'importe quelle arme aurait pu le faire.
— Les monstres n'existent pas dans la réalité, répliqua-t-il froidement.
Elle manquait de force, ses bras mous n'avaient jamais été très musclés. La jeune femme passa sous les ombres, l'agrippa, pesa de tout son poids pour le retenir en arrière. Tirer. L'immobiliser le plus longtemps possible. L'éloigner du danger.
Une seconde. Un instant de répit.
Iris le lâcha lorsqu'elle vit l'éclat argenté dans la main d'Aaron. Elle recula. Danger. S'éloigner du danger. Mouvement de poignet, le couteau qui fusa. Reflex. Elle se pencha sur sa droite. Elle ressentait tout. L'air fendu par le projectile. Sa vitesse. Sa température. Sa solidité. La trajectoire que prenaient tous les atomes. Le déchirement de son t-shirt quand l'arme lui frôla la côte.
Le canif heurta le sol dans un bruit métallique.
Dissiper l'étonnement.
Sauter. Frapper du pied sur son épaule. Tourner. Balancer le côté de sa main dans ses côtes. Genoux pliés. Frapper de la rotule dans le menton. Poings serrés dans le ventre.
Il esquiva tout, récupéra le couteau. Il anticipait ses mouvements. Le physique manquait.
Deux secondes. Reprendre son souffle.
Elle regretta de n'avoir suivi les enseignements pratiques pour développer ses capacités listiennes.
L'idée qu'Émalique l'ait sciemment tenue loin de ces connaissances l'assaillit. Malgré sa puissance, on pouvait la maitriser.
On lui mentait. Constamment. Elle trainait ses illusions comme des chaînes à briser.
Et elle...
Naïve.
Faible.
Ignorante.
Maintenant, la salle des miroirs ne lui paraissait qu'un vulgaire masque surfait pour cacher la réalité.
La sombre et complexe réalité.
Qu'importe si on voulait l'éloigner des combats, elle apprendrait d'elle-même. Elle l'avait déjà fait.
Son Îven surchauffait.
Maintenant, son regard ne s'attardait plus sur les immenses portes, il restait fixé sur son objectif, fixé sur son frère. La mise en abîme craquelée lui renvoyait une image surréaliste d'elle-même. La jeune femme docile s'était envolée.
Maintenant, un être sauvage la toisait à la place. Elle était sublime et sauvage. Elle se sentait minuscule et puissante. La petitesse de son corps n'était plus synonyme de fragilité. Elle avait la finesse d'une lame.
La finesse d'une arme.
Une ombre fonça sur elle, la vitesse de l'attaque ne la pénalisa pas. Elle ressentait tout. La mâchoire circulaire se referma sur le bout de sa tresse qu'elle coupa net. Pas de blessures, elle refusait de se laisser toucher une seule fois par ces démons.
Ses vêtements déchirés, ses cheveux libérés. Son expression indomptable. Elle était puissante et elle jubilait de cette sensation.
Mais elle en voulait plus.
Un hurlement sortit de ses entrailles.
Cette infinie source d'énergie qui fourmillait, inaccessible...
Inaccessible ? Elle sentait les cellules se mouvoir, elle sentait les liens, les chaines, les organisations puissantes et inexplicables. Elle sentait l'énergie. Elle était l'énergie.
Inaccessible ?
Souffle.
Impulsion.
L'énergie n'était qu'un mouvement.
Elle insuffla le mouvement.
Les miroirs se brisèrent soudain sous sa pulsion destructrice. Deux des êtres tentèrent de la cerner, elle laissa les paillettes irisées qu'était devenu son reflet s'écraser sans moindre ménagement sur le sol. Fidèles à leur maitre, elles retournèrent le protéger des coupures métalliques. Sa rage brulait. Les quatre portes partaient en fumée dans un brasier rougeoyant qu'elle ne prit pas la peine de contenir. Les flammes craquèrent, envoyant leurs langues ardentes lécher les métaux précieux des grandes portes. La poussière tournoyait, se collant à sa peau humide.
Iris resta sereine sous cette pluie tranchante qui l'effleurait.
Elle aimait ce chaos.
Fragile et dangereuse comme une fleur vénéneuse.
Aaron la toisait. Immobile au milieu des débris soufflés par sa hargne. Puis les trois créatures se lancèrent simultanément sur elle.
Iris lui sourit. Il était fort, lui aussi.
Soudain, elle contracta ses muscles.
L'entièreté de ce qu'elle avait déchainé rejoignit le point qu'elle fixait. Heurtant de plein fouet les êtres de ténèbres qui tombèrent inertes.
Déstabilisé, Aaron s'engouffra précipitamment dans le souterrain.
Courir. Sauter dans le trou obscur. Atterrir sur les genoux. Se relever. La douleur n'était qu'un signal électrique. Poursuivre son ombre dans les couloirs exigus. Une discrète lueur parme éclairait son chemin. Là. Le plaquer par la taille. Frapper dans le poignet pour lui faire lâcher le couteau. Appliquer toute sa force sur ses épaules et ses cuisses.
— Tu fous quoi putain ! s'écria-t-elle en peinant à le maitriser.
— Il faut que j'y aille, Iris.
À bout de souffle.
— Regarde-moi, dans les yeux bordel ! Je suis réelle, je suis réelle !
— Iris n'a pas ces yeux-là, répondit-il d'un ton presque désolé.
Avant qu'elle n'ait pu réagir, il posa ses paumes contre ses flancs. Un éclair déchirant la traversa. Elle lâcha un cri en sursautant. Il en profita pour se dégager. Fébrile, elle tâta ses côtes, s'attendant autant à les trouver brûlées qu'en miettes. La douleur engourdissant lui donnait l'impression d'avoir perdu toute vitalité de part et d'autre de sa taille. Elle gémit en se relevant. Il fallait qu'elle le retienne.
Mais l'énergie s'épuisait. Il n'y avait plus rien en elle.
La pièce renfermée tourna. Son état second se dissipa. La contenance de son corps s'étiolait. Elle ne voulait pas partir. Pas maintenant qu'elle était forte.
Pas maintenant qu'elle était elle.
Obscurité.
1 Chtonien : Relatif aux divinités infernales.
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