29 - Refuge : Sinistre angoisse
Ce qui nous angoisse c'est nous même
dans notre indétermination.
SARTRE
JEUDI 27 DÉCEMBRE
21 : 44
IRIS
Crasseux.
Labyrinthique.
Sinistre.
Le souffle court, Iris s'arrêta face à la porte d'obsidienne. Émalique leva le globe lumineux pour en éclairer les détails. Haute, fine, unique symbole ésotérique en son milieu. Pression écrasante.
— Sérieusement ? C'est là ?
Émalique se racla la gorge.
— Et bien... oui. Le Puits a été scellé. Cette porte résiste aux chocs, le couloir est étroit et tordu pour ne rien pouvoir manœuvrer. Elle n'a pas de serrure, pas de faille. Il n'y a que deux choses qui peuvent la faire céder... C'est pour ça que tu es ici, Iris.
Chaleur dans ce sous-sol humide. La moisissure grimpait sur les pierres noires pour s'infiltrer dans les joints de terre.
— Tu es capable d'agir sur la matière plus que n'importe qui. Et ce sceau a été construit pour que seule une personne ayant des compétences extraordinaires puisse l'ouvrir.
Des ondes macabres s'emmêlaient de ce lieu. L'odeur de pourriture, le sol souillé de crasse, les émanations lugubres qui la saisissaient aux tripes. Des bruits lents et sourds s'échappaient de la cloison. Frisson. Fallait-il vraiment qu'elle découvre ce qui se cachait derrière ?
— Mais je suis pas une Vie.
— Précisément, répondit-il du tac au tac.
— Si j'avais pas été là, vous seriez rentré comment ? s'aperçut-elle en se tournant vers le chef d'État.
— La question ne se pose plus... Tu es là, tu vas ouvrir le Puits, et on va tous rentrer chez nous...
Ton mélancolique. Il paraissait tellement fatigué. Tellement las. Le sens de ses paroles lui échappait. Si on les avait envoyés ici pour récupérer les descendants des Loyaux, pourquoi sceller l'unique chemin de retour ? Pourquoi risquer que la clé soit une Vie puisque ce talent était si rare ?
— Vous et les instructeurs, est-ce que vous êtes des sortes de... condamnés ?
Silence. Son interlocuteur prit trop de temps pour répondre. Une veine palpitait dans son cou, mais il ne paraissait pas si tendu.
— Nous ne sommes pas des bannis, ni des fugitifs... Les instructeurs sont des sujets proches de la Reine qui ont toute sa confiance. Ils sont de « bons petits soldats » qui n'ont pas hésité à accepter cette tâche ingrate par simple obéissance aveugle. Mais même en sachant très bien que ses moutons obéiraient, la Reine s'est assurée que nous allions bien lui ramener le plus important...
— Sa fille... comprit-elle en acquiesçant.
— Sa fille ? Non. La Reine se fiche bien de Marie... C'est toi qu'elle veut.
Piège. Si Marie n'avait aucun poids pour elle, pourquoi l'avoir envoyée parmi les Hommes pour la préserver des Listiens ? Pourquoi avoir engagé Nathalie pour s'occuper d'elle comme une mère, Athaïs comme un père ?
Et qu'est-ce qui les avait projetés, Aaron et elle, dans cette famille artificielle ?
Les brides de vérité la noyaient.
Pourquoi voulait-il vraiment qu'elle ouvre le Puits ?
— Il suffit que tu apposes ta main sur le cercle, ici, reprit-il en pointant l'espace le plus renfoncé du symbole. À la fin de l'analyse biométrique, tu pourras repartir tranquillement te reposer.
Mensonge.
Duperie.
Illusion.
Pourquoi accorder sa confiance à cet homme ?
Instinct. L'adrénaline montait. Instinct, elle s'élança en sens inverse dans le couloir. Courir. Trajet flou. Le sous-sol était un véritable labyrinthe. Sécurité supplémentaire pour éloigner quiconque du Puits. Sans source lumineuse, elle évoluait à tâtons dans l'obscurité, se cognant aux murs poisseux à chaque embranchement.
— Iris ! Reviens !
Émalique la rattrapa, la saisit par le poignet. Elle plissa les yeux au contact trop soudain de la clarté de l'orbe.
— Iris ? Qu'est-ce qui te prend ?
À peine essoufflé, il paraissait plus vexé qu'étonné. Il ne fallait pas qu'elle le regarde. Il ne fallait pas qu'elle se laisse enjôler par son air rassurant.
Elle se dégagea pour lui tourner le dos.
— Je l'ouvrirai pas, décida-t-elle en secouant la tête.
Émalique mit la main sur son épaule. Elle baissa les yeux, renoncer lui procurait une sensation d'échec. Mais ce qui se cachait derrière ce battant de pierre ne devait pas en sortir.
— Tu as peur, je comprends. Ce lieu est construit pour ça, souviens t'en.
— Oui j'ai peur ! s'écria-t-elle. Parce que vous mentez ! Parce que vous vous servez de moi !
Lutter pour ne pas se retourner.
Elle entendit distinctement la mâchoire du chef d'État se serrer. Sa voix grave résonna dans les méandres des catacombes.
— Si je te dis d'ouvrir cette porte, tu l'ouvres. Si je te dis d'obéir, tu obéis. N'oublie pas qui je suis.
Nonchalamment, elle attrapa les doigts du Querçu posés sur sa clavicule avant d'enfin faire volte-face. Son regard se ficha dans le sien.
— Je peux vous tuer quand je veux, menaça-t-elle en brandissant leurs mains liées. N'oubliez pas qui je suis.
Vision floue. Douleur à la nuque. Une force brusque venait de la plaquer au mur. Retenue par les épaules. Panique. Elle s'accrocha à l'un de ses poignets et tira de toutes ses forces, plantant ses ongles dans la chaire de l'homme qui ne cillait pas.
Cauchemar.
— La seule chose que je dois ramener d'ici, c'est toi. Marie l'ouvrira si tu ne le fais pas, mais elle est une Vie que depuis quelques heures, elle n'y survivra pas.
Son regard n'était pas haineux. Il ne la serrait pas. Mais la violence de son passé la hantait au point qu'elle resta tétanisée. Il ôta ses mains puis cessa enfin de la fixer.
— On doit y retourner, Iris. On doit ouvrir cette putain de porte.
Rapidement, il s'éloigna dans le couloir. Avait-elle le choix ?
— Je sais que je t'en demande beaucoup, continua-t-il lorsqu'elle l'eut rattrapé. Mais Plena est restée trop longtemps sous la seule direction de la Reine. Je ne sais pas ce qu'elle a pu faire de la Colonie pendant ce temps. Il faut y retourner.
Silencieuse, la jeune femme n'arrivait pas à démêler ses sentiments. Émalique s'était montré si paternaliste avec elle que ce soudain excès la déstabilisait. Il lui envoya un sourire triste en s'arrêtant à quelques mètres du passage.
— Je ne t'ai pas fait mal ?
Il tâta l'arrière de son crâne. Geste protecteur.
— Me touchez pas, grogna-t-elle en l'esquivant.
— Je ne voulais pas te blesser. Pardon, Iris...
Pardon ? Pas besoin de demander, je vais vous pardonner. Je vais vous pardonner parce que j'ai besoin de votre soutien, parce que j'aime la chaleur qui m'entoure quand vous êtes à côté de moi. Je vais vous pardonner parce que je n'ai pas assez de moi-même, et qu'il me faut quelqu'un comme vous pour ne pas sombrer.
Qu'avait-elle à perdre ? En ôtant le sceau, elle permettrait à cinq Listiens de retrouver leur terre natale, elle rendrait la liberté à cette quarantaine de gamins que l'humanité rejetait et préserverait Marie de ce sacrifice. Elle trouverait des réponses. Et elle sauverait peut-être un peuple.
Qu'avait-elle à perdre ?
Le corridor funeste la fit trembler.
Elle ne le sentait vraiment pas...
Inspirer.
— Je dois faire quoi ?
Anxieuse, elle suivit à la lettre les instructions du chef d'État.
Expirer.
Appuyer ses phalanges sur le mécanisme qui s'ouvrait sur un creux obscur, laisser la sangle lui entourer le poing, ne pas paniquer en sentant une aiguille s'enfoncer dans sa peau, ne pas paniquer en entendant les rouages s'agiter, laisser le temps s'écouler malgré le flot d'énergie qui quittait son corps, malgré les longues minutes qui s'égrainaient en dizaines. Souffrir. Puisqu'elle y semblait condamnée, souffrir encore. Sentir ses forces s'amenuiser. Serrer les dents, laisser les larmes rouler pour ne pas crier, laisser ses dents claquer malgré la chaleur soudain étouffante de la cave. Sentir ses muscles lâcher. Écouter le Querçu l'encourager.
Puis se laisser tomber mollement dans ses bras.
Marionnette aux fils invisibles.
— Ça va ? Tu peux marcher ?
Vide.
La porte des Enfers resta close.
Ses paupières de plombs luttaient pour ne pas se fermer.
— On va remonter, tu vas aller te coucher, d'accord ?
Pierres noires.
Alignées.
Mouvements ralentis.
Détails indicibles.
Accrochée au bras du Listien, elle sentait sa vitalité la quitter à nouveau. Comment pouvait-elle accepter l'aide de celui qui l'avait jeté dans ce piège ? Pourquoi ne pas le haïr pour les épreuves supplémentaires qu'il lui faisait traverser ? Était-elle si faible de corps et d'esprit ?
Faible. Elle ne devait pas l'être. Elle s'était battue pour ne jamais tomber. C'est ce qu'Annie lui avait appris. C'est ce qu'elle avait toujours fait. Iris la revoyait, assise dans son fauteuil fleuri à découper des citations dans le journal. Elle les collait sur son frigo qui frissonnait de mille papiers quand un courant d'air le frôlait. Elle revoyait ce petit papier rose, celui juste sous la poignée.
Marche sur ta jambe cassée, même si ça fait mal, et ne laisse la trace de ta main sur l'épaule de personne.
Iris se dégagea, fit quelques pas hasardeux. Son corps pesait des tonnes. Émalique murmura :
— Il n'y a pas de honte à avoir besoin d'aide, Iris.
Elle haussa les épaules. Trop vite. Pincement dans la clavicule. Elle serra les dents. Remonter les marches. Sa respiration lourde résonnait dans l'espace exigu. Le plafond sombre se fendit à son approche, donnant sur la pièce gargantuesque. La fraicheur de la surface lui fit du bien. Seule. Elle s'était hissée seule. Et elle se sentait si seule. Recroquevillée sur elle-même. Percluse de tant de maux qu'elle ne pouvait les compter. Émalique sortit à son tour.
— Pourquoi le Puits s'est pas ouvert ? parvint-elle à articuler en s'entourant de ses propres bras.
— Le mécanisme est lent. Mais tu as réussi, Iris, tu as été très courageuse.
Elle fut tentée de rétorquer que son acte ressemblait plus à de la stupidité qu'à du courage, mais elle préféra mettre ses dernières ressources dans une autre réplique.
— La Reine, vous continuez d'en parler comme si elle était encore vivante. Pourquoi ?
— Parce que je ne connais personne d'aussi imprévisible qu'elle, répondit-il posément. Elle a toujours... trois coups d'avance, comme disent les humains.
Elle perdit ses pensées dans les mille reflets cuivrés de l'une des portes. Il vint se poster à côté d'elle. Mains dans le dos, il accorda son admiration à la sienne.
— J'ai été le seul à pouvoir la contrôler un minimum. Mais, maintenait que tu es là, nous serons deux.
Affectueusement, il emprisonna ses doigts tremblants dans sa paume.
— Je n'ai pas peur de te t'aider, Iris. Je sais que ton cœur est pur et qu'il te dictera le bon chemin.
Protégée.
Elle refusait de ressentir du réconfort. Elle refusait de se laisser bercer par ses paroles creuses.
Protégée.
Que cette impression de sécurité était douce. Malgré la peur, malgré la méfiance, elle agrippa cette main chaleureuse. Elle le serra, fort. Si fort qu'elle crut lui briser les os. Si fort qu'elle crut ne jamais plus pouvoir le lâcher.
— Je te fais confiance, Iris.
La mort. L'ombre des erreurs qui assombrissait son destin. Les cadavres de son passé. Athaïs. La fuite. Le poids des mensonges. Le poids des secrets. Tout s'amassait dans son cerveau épuisé. Elle ferma les yeux. Nathalie. La mort. Le vide. Le Puits. La peur. La précarité. Marie. Le stress. Les pleurs sur ses joues efflanquées. L'impuissance. La faiblesse. La détresse. Les cauchemars.
La fatigue.
— Tu devrais rentrer dans ta chambre maintenant. Repose-toi, je vais demander à ce qu'on te monte à manger.
Elle essuya d'un revers de manche son menton trempé. Le vêtement du Refuge était poisseux de poussière du sous-sol, de larmes et d'odeur de désinfectant.
Dure journée.
Il libéra sa main.
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