28 - Le Plan : Le rire du mensonge
L'horreur de ce laboratoire
est une belle chose
à qui sait voir et méditer.
JEAN HENRI FABRE
JOUR 76 SAISON DE L'EAU
ÈRE LISTIENNE
DERNIER QUART DE L'ASCENSION
IRIS
Impassible, Clarence ignora.
Ignora les fils qu'on brancha indélicatement à son crâne.
Ignora les ricanements aux intonations sadiques de Côme.
Ignora la brûlante haine que tous les pores de Mérope s'évertuaient à sécréter.
Ignora le mépris de Baësile qui l'accusait de tous les maux.
Elle ignora les cris d'Émalique qui, ligoté par les liens de cuirs de l'Exécutrice, lui implorait de faire marche arrière.
Pourquoi ?
J'aurais voulu lui demander. J'aurais voulu savoir. Pourquoi ne pas libérer la vérité ? Mais je savais.
Je savais que la réponse me tuerait.
Il était bien trop grand, dans l'espace de mon cœur, ce coin en bordel où j'avais casé le président. Il était bien trop grand, et bien trop creux aussi. Je l'avais rempli de vide. De l'image d'un homme, de la figure d'un protecteur, de l'idée d'un sauveur. D'une image, d'une figure, d'une idée.
D'illusions.
Parce que j'en avais besoin.
Elle ignora même Aloys qui, complètement déconnecté de l'instant, calculait à voix basse les proportions exactes de la salle hexagonale du laboratoire.
C'était une pièce étrange. Bien que l'éclairage n'irritait pas la rétine, tout semblait mis en lumière à parts égales. L'effet naissait des spots incrustés dans les parois qui projetaient de faibles angles de vue différents. De longues paillasses blanches en bordaient le pourtour avec écart suffisant pour accéder aux rangements camouflés dans les murs. Les ustensiles aux utilités qui me dépassaient jonchaient chaque centimètre de place disponible, créant un ensemble à la fois chaotique à mes yeux de profane, mais certainement magnifiquement ordonné selon des règles qui m'échappaient.
Adossé dans un renfoncement, Jérémy fuyait l'agitation malsaine.
À l'inverse, je ne pouvais m'éloigner du cœur de la frénésie.
Je ne pouvais m'éloigner du centre, là où une bulle de verre grossier s'ouvrait pour y loger une table d'un bleu translucide. La même que celle sur laquelle j'avais été sanglée pendant mes interrogatoires.
Je ne pouvais m'éloigner de Clarence.
Clarence, le mensonge incarné ? C'est ce qu'il nous avait laissé penser.
Au contraire, elle était le précieux récipient des réalités dissimulées. La fenêtre sur le passé.
Si tu es ce que je crois, alors les souvenirs de tous les Opals sont dans ta tête. Tu t'infliges le poids de leur présence. Tu es cruelle. Pour les autres et pour toi-même, parce que c'est pour toi le seul moyen d'accéder à la paix.
Clarence, assise sur la surface propre, digne sur ses genoux nus. Son image superposée à celle de Mona. L'image de quelqu'un d'éteint.
— Clarence, avoue que tu es responsable de ces crimes ! répéta Émalique dans un triste espoir.
De quelqu'un qui a renoncé.
— Clarence, je t'en prie !
De quelqu'un prêt à être détruit.
— Iris, s'essouffla-t-il à m'appeler, quoi que tu voies, je... je te jure... je ne t'ai jamais menti. Tu as remplacé le vide en moi, Iris, je t'en prie, crois-moi.
La souveraine régla seule la seringue bleutée que Mérope avait préparée pour l'Opalescence. Dans quelques secondes, elle se l'injecterait, puis le produit ferait effet.
Et tous allaient pouvoir contempler la vérité.
Le temps ralentit.
Clarence savait.
Clarence savait, que savait-elle ?
Et, soudain, je brisai ce qui m'empêchait d'atteindre la vérité.
Soudain, je vis.
Le rire du mensonge.
Courir pour exister.
Comprendre.
Je m'en rendis compte.
J'aurais pu choisir la fuite.
La mort.
La torture.
Et pourtant. J'avais collaboré. Collaboré de mon plein gré. Je m'étais laissé endormir.
Et j'avais suivi.
Depuis le début, je les suivais. Nathalie, Aaron, Émalique, Baësile... Quand arrêterais-je de suivre ? Quand suivrai-je mes propres idées ?
Mes propres choix.
Leurs vérités éclatées m'apparaissaient comme des morceaux de miroirs, reflets d'une réalité fragmentée par leurs vues divergentes.
Le mensonge naissait de l'espérance.
J'étais le terreau.
Le terreau de ce que j'imaginais éliminer.
Comment avais-je pu être aveugle ?
Le mensonge me submergeait.
Je m'étais menti. Je criais chercher la vérité, pourtant j'avais porté un regard pensif. Une réflexion. J'avais adhéré ou détesté. J'avais jugé. J'avais apporté mes convictions au visible, si bien que la réalité qui infusait mes perceptions s'était diluée dans mes pensées.
Tout me paraissait si clair. Je voyais. Je comprenais sans m'efforcer à trouver des explications arrangeantes. J'abandonnais mon désir d'illusions rassurantes pour me confronter au réel. La vérité n'existait pas. Les vérités existaient. La réalité se tissait de ces fils multiples et divergents, ces fils extravagants et insensés, elle se façonnait des comportements, des lois physiques et des hasards, des souvenirs et des espoirs.
La réalité, soudain, me parut inaccessible, comme si quelque chose de si évident que ce qui m'entourait n'avait jamais put être englobé par mon regard. La compréhension n'était qu'un grade de l'ignorance qui engendrait autant de questions.
Jamais je ne comprendrais totalement.
Je n'étais tout simplement pas en capacité physique de comprendre la réalité.
C'était humain. Les illusions. Les visions, les pensées et les jugements. C'était humain de ne pas pouvoir concevoir la vérité. Nos volontés d'illusions étaient bien plus profondes, plus primordiales. Tous désiraient la certitude de la vérité en la croyant unique et suprême. Nous la vénérions par besoin de sécurité, parce que nous avions peur.
Une réalité unique et suprême nommée Vérité... Une si belle illusion.
C'est pour elle que nous prêchions.
Je voyais.
Je voyais ce qu'eux étaient incapables de percevoir.
Leurs vérités.
Leurs visions.
Leurs avis.
Projetés comme des portions, comme les pièces d'un tout indissociable. Je vis.
La palpitation de leur cœur.
Je me vis.
Pas une héroïne, pas une figure de libération, pas l'étendard de la perfection.
Je ne devais rien à personne.
Je ne devais la vérité à personne.
Parce que ce que je désirais, c'était le croire.
Parce que ce que je désirais, c'était égoïste et insensé.
Parce que je l'étais.
Sentir cette infinie source d'énergie qui fourmillait.
Je sentais les cellules se mouvoir, je sentais les liens, les chaines, les organisations puissantes et inexplicables.
Je voyais.
Et pour la première fois.
Je pris une décision.
L'énergie n'était qu'un mouvement.
J'insufflai le mouvement.
Alors, le terminal relié à l'esprit de Clarence explosa.
Alors, la seringue se planta dans son bras.
Alors je projetai mon corps contre le sien.
Et dissipai mon énergie pour entrer dans son esprit.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top