27- Refuge : L'Anomalie
Et soudainement, je comprends
que l'irrémédiable est en train de se
produire. La vie qui sort des rails,
la mort qui éclabousse.
GUILLAUME MUSSO
JEUDI 27 DÉCEMBRE
19 : 21
IRIS
Lourdeur.
Envie de vomir.
Un poids énorme écrasait son corps.
Les quelques minutes que lui avait laissées Émalique ne pouvaient être suffisantes pour accepter la réalité. Elle le savait, il lui faudrait des années pour s'en remettre. Des années de souffrance à entasser sur les autres.
Elle avait tué.
Encore.
Elle voulut plaquer ses paumes contre son visage. La gauche ne répondait plus.
— Mes doigts... gémit-elle en serrant les dents.
Peau rouge et poreuse du bout de ses ongles jusqu'à ses premières phalanges. Anesthésiée. Comme brûlée. Elle tâta l'épiderme de sa main valide. Insensible. L'homme à son chevet tira une trousse du placard.
— Fais voir.
Elle obtempéra mollement, regardant Émalique couvrir peu à peu sa blessure de bandages. Lessivée.
— J'imagine que l'engourdissement devrait partir d'ici quelques jours, tenta-t-il de la rassurer en nouant le tissu.
Iris s'en foutait. Elle avait tué. Encore. Et ce constat la plongeait dans un état d'ignorance du présent qui dépassait la prudence.
— Athaïs t'a laissé ça.
Solennellement, il lui tendit un petit écran translucide. Elle lisait habituellement mal, la fatigue ne l'aidait pas à se concentrer. Les mots fuyaient, ne léguant en leur place que des symboles aléatoires, sans sens ni raison.
Gêne.
Faiblesse.
Besoin de l'autre.
— Vous pouvez me le lire ? S'il vous plaît.
Le chef d'État lui sourit. Un sourire chaleureux, rassurant. Elle songea à Nathalie. Ils rayonnaient d'une bienveillance similaire. Il se racla doucement la gorge en reprenant l'appareil.
— « Je ne t'ai jamais menti, Iris, peu de Listiens te mentiront... »
Voix calme. Mélodie de tristesse. Il y avait quelque chose de beau dans sa manière de faire vivre le texte. Elle frissonnait à chaque nouvelle phrase. À chaque nouvel aveu.
— « Tu es une Anomalie, Iris. Ton ADN est un mythe... »
Glacée. L'information rebondit sur son cerveau alité. Elle resserra la couverture contre elle, ultime barrière face à la vérité.
Anomalie.
Elle pensait avoir franchi un cap, être passée outre la stupeur des révélations. Elle pensait qu'en une poignée d'heures, la douleur et l'incompréhension s'évanouiraient. Futile croyance. Naïveté. Comment pouvait-elle s'imaginer aussi forte ? Naïve. Anomalie. La réalité se ruait sur son âme comme une goule affamée. Dévorant ses repères. Brisés.
Brisées, les illusions.
C'est ce que je suis venue chercher, non ?
Le timbre vibrant d'Émalique s'éteignit sur la signature de son ami. Iris saisit son poignet avant qu'il ne jette le mot sur le bureau.
— Je voudrais le garder.
Silencieux, il obéit en ajoutant l'objet au petit tas de vêtements de Marie.
Inspirer.
Profondément.
Tenter de parler.
— Iris, la coupa-t-il, je ne sais rien sur les Anomalies. Je compte sur toi pour que ce... tragique incident reste discret. N'en parle à aucun des jeunes. Je me charge de faire disparaitre la rumeur chez les instructeurs... Je vais essayer de finir ce qu'ils ont tous commencé. Il faut... Il faut que je réfléchisse encore un peu.
Il se tut. Grave. Froid. Malgré sa présence, elle se sentit soudain très seule. Sous à la lumière blanche. Ça lui rappelait le métro. Marie respirait paisiblement, endormie sous son masque de plastique. Par terre, le cadavre d'Athaïs couvert d'un costard en guise de linceul.
Pourquoi on meurt ?
Envie de le demander à voix haute. De le crier même. Mais, plongé dans ses réflexions, Émalique n'aurait que faire de ses préoccupations existentielles.
— Iris, tu t'en veux, n'est-ce pas ?
Surprise, elle acquiesça.
Mais, la vérité, c'est qu'elle se sentait extrêmement vide.
Vide et insensible.
Les émotions l'effleuraient. Elle ne les ressentait plus.
Liquide et tangible.
Léthargie qui l'écœurait.
Elle attendait les sentiments.
Souhaitait-elle vraiment se racheter ? Athaïs avait décidé de sa mort. Elle ne devait pas s'en vouloir. Marie vivait, grâce à elle. Elle s'était déjà rachetée en sauvant l'enfant, voilà ce qui devait compter.
Fluide et Inaccessible.
La peur.
— Je veux juste que ça reste entre ceux qui connaissent les faits... J'ai pas envie qu'on me déteste.
— Très bien, poursuivit-il en se levant. Alors il faut partir d'ici, rejoindre nos vraies terres. Et tu vas m'aider.
Force. Il souleva le cadavre et le déposa sur une civière pliable similaire à celui sur lequel elle était allongée. Délicatesse.
— Au temps des Loyaux, il y avait un puits. On y jetait les échantillons inutilisables, les sujets usés... Il a été condamné à la réouverture du Refuge. On avait honte de cet... héritage.
— Honte ?
Se mettre debout. Courbatures qui précluaient ses muscles.
L'homme soupira, tira le drap déroulant intégré au brancard et en recouvrit la peau vide de son ami.
— Les Loyaux n'ont jamais été des anges. C'était une autre époque, une époque on l'on ne pensait pas forcément que les Homo sapiens étaient nos proches cousins. À ce moment-là, on les voyait comme une population disparate à l'instinct grégaire qui basait ses croyances sur des idées ésotériques. Nous avions déjà canalisé l'énergie et découvert tant de choses sur notre propre espèce que les Listiens de l'an mille avaient tendance à dénigrer les humains. Les Loyaux n'étaient pas les pires, mais ils étaient les seuls à pouvoir agir. Ils ont considéré leurs sujets comme des objets pendant des années. Le Puits... Le Puits a dû voir tant de morts.
D'un coup, il redressa le lit mortuaire à la verticale. Iris avala sa salive, douloureusement. Sa gorge sèche se serra sous l'assaut de ses pensées. Elle prit appui sur le mur. Sa tête bourdonnait.
— Les... « échantillons usés ». C'était des Hommes ?
Émalique passa devant elle en tirant le brancard. Il n'avait pas besoin de répondre. Sa nonchalance la mettait mal à l'aise. Il transportait un homme mort comme un sac.
L'estomac contracté. Elle inspira une longue bouffée d'air avant de clopiner derrière le Listien qui s'éloignait vers le Koruso.
— Pourquoi vous me parlez de ça ? C'est pas censé être secret ?
— Je te l'ai déjà dit, Iris. Tu dois savoir ces choses pour que ta puissance ne soit pas détournée. Avec ce que j'ai appris aujourd'hui sur tes aptitudes hors normes, j'en suis persuadé : si tu n'es pas avertie, tu te feras duper par les mirages.
Une émotion étrange s'empara d'elle alors que ses pas résonnaient aux côtés de ceux du Querçu. Une émotion étrange d'absence. Une absence d'émotions. Encore plus profonde que le vide qu'elle avait ressenti.
Il plaquait sa main sur le mur du corridor en cul-de-sac.
— On laisse Marie toute seule ?
— Pour l'instant, elle est sous sédatif. Avant de mourir Athaïs a réussi à lui enlever la partie de son Îven défaillante. Elle est hors d'affaire.
La porte s'ouvrit. L'immense pièce l'écrasa une nouvelle fois de sa démesure. Elle comprit ce qui, pour lui, désignait les « mirages ». Elle les trouvait dans la finesse des ciselures des quatre portes, dans le gigantisme des miroirs. Dissimulation des putrides réminiscences qui flottaient entre ces murs. Montée de stress. À cette heure, ils étaient tous regroupés dans le réfectoire. Ils étaient seuls.
— Et on va où ?
Les roulettes du brancard crissaient sur le sol lisse. Sa voix froide se mâtina de tristesse :
— Dans le Puits.
Émalique s'arrêta à mi-chemin. À quelques mètres devant eux se trouvait le rond violet dont émanait le magnétisme malsain. Avait-il peur ?
— C'est là-dessous, dit-il en reprenant contenance, le cercle ne s'ouvre qu'avec mon autorisation et celle d'Athaïs simultanée.
Il avança jusqu'à l'entrée dissimulée, s'agenouilla et extirpa du linceul la main indemne du mort. Il la plaqua contre la surface d'améthyste avant d'y apposer sa propre paume. Malaise. La scène la révulsait. Il y eut un léger déclic, un souffle discret, une vague déferlante d'ondes négatives. La plaque s'ouvrit comme un obturateur, laissant apparaitre ce qui se terrait sous la magnificence du hall. Elle s'approcha. Pression attirante et répulsive. Étroit escalier en colimaçon.
— Y'a quoi là-dessous ?
Il dut percevoir l'accent de panique dans les inflexions de sa voix.
— Tu m'avais demandé, Iris, où se trouvaient « nos terres ». Comme te l'a révélé Athaïs, nous les appelons Plena. Et bien, je vais te répondre, même si je sais déjà que tu ne me croiras pas.
Il inspira avant de reprendre :
— Je ne sais pas, Iris, où est Plena. Je ne sais que comment y aller, et le seul chemin passe par le Puits.
Il lui demanda d'attendre. Il fallait qu'il ramène le corps d'Athaïs en lieux sûrs. Il souleva le lit pliant dans un grincement métallique puis disparut dans le couloir qu'ils venaient de quitter. Il revint si vite qu'Iris se crut que le temps était parti avec lui. Sans un mot, il passa devant et descendit les marches.
Hésitation.
Trop de menaces planaient, trop d'incertitudes. Elle ne devait pas plonger dans ce sous-sol sordide. Elle ne devait pas perdre une nouvelle fois le contrôle des évènements.
Mais, devant l'appât de la vérité, peut-on reculer ?
Elle laissa l'attraction l'emporter toujours plus loin sous terre.
*
JEUDI 27 DÉCEMBRE
19 : 21
AARON
Brouhaha, cliquetis de couverts, mastication, effluves de nourriture.
— Allez vous asseoir là-bas, grinça l'instructeur aux cheveux longs en m'indiquant un banc déjà peuplé.
Il restait une place libre en bout de table dont le plateau-repas était plein. Le type à côté, cependant, me fit hésiter.
— Aaron ! m'interpella-t-il avec un signe de main en me voyant figé au milieu de la pièce.
Trop tard. À contrecœur, je me dirigeai vers le siège et m'y installai le plus loin possible du blondinet trop enthousiaste. C'était ce genre de mec qui avait tout pour lui. Ce genre de mec qui m'exécrait. En face, un adolescent à l'air beaucoup moins sympathique discutait bruyamment avec sa voisine. Finalement, l'autre taré avec sa chemise à rayures n'était peut-être pas la pire des compagnies.
— Alors, t'as des nouvelles de ta petite sœur ? s'enquit-il en me tendant un pichet presque vide.
— Non, rien.
J'emplis mon verre à la forme excentrique de goutte et le vidai d'un trait. L'agitation m'épuisait. L'autre me tapa amicalement le dos avant de tenter maladroitement :
— T'inquiète pas, si ça s'était mal passé ils seraient venus te le dire.
Glacé. Je me crispai sur mon verre. Morte. Comme ma mère. Comme mon frère. Entouré de cadavres. Qu'avais-je fait pour qu'on me condamne à perdre chaque être cher ?
L'odeur de bouffe me saisit aux tripes. Mauvais cocktail de doute et de stress profond.
— Tu sais, je te connais pas beaucoup, mais je t'aime bien.
Son sourire extrablanc me fatiguait. Sa manière de communiquer aussi. Et je détestais qu'on me touche.
— Parle-moi d'Iris, lui ordonnai-je en frottant mes paupières douloureuses.
— Hé mec, je comprends que t'es tendu mais me parles pas comme de la merde.
Il m'irritait.
— Ta compagnie ne me procure aucun plaisir, ce que je veux c'est ce que tu sais sur Iris.
Du coin de l'œil, je le vis perdre sa grimace joviale. Il se retourna face à son plateau pour murmurer :
— Je peux pas t'en parler ici.
Il enfourna une fourchette pleine de purée rousse dans sa bouche.
— Dépêche-toi de manger, continua-t-il en m'indiquant mon assiette.
— Je n'ai pas faim. Je t'attends dans l'escalier des chambres.
Je me levai, laissant le plateau intact à sa place. Le listien en face avait fini ses bavardages. Il posa sur moi son regard con pour m'inspecter de haut en bas, s'arrêtant là où mes os saillaient le plus. Sa jambe droite s'agitait frénétiquement tandis qu'il en mastiquait indélicatement.
— Pourquoi tu manges pas toi ? Tu gardes ta ligne ?
Il ricana. Un souffle de débilité sortit de ses lèvres en même temps que ses mots. Gouaille, cheveux décolorés aux pointes, cou de taureau et mâchoire carrée. Son œil sot me paraissait vitreux. Face à mon silence, il chercha l'approbation de ses voisins. La fille assise à côté de lui leva les yeux au ciel, le blond resta neutre, les autres ne le voyaient pas. Mon mépris le laissa aussi stupide qu'il l'était.
Je m'éloignai vers la sortie. Désertant le con muet. Derrière moi, des pas pressés me firent tourner la tête.
— Attends-moi !
Jérémy me rattrapa, rendit son plateau et quitta le réfectoire. J'avançais tranquillement derrière lui jusqu'à ce qu'il se pose sur les marches du second étage.
— Pourquoi ne pas en parler à l'intérieur ? m'enquis-je en me laissant tomber près de lui.
— Si je te dis comment j'ai rencontré Iris, faut que j'explique de ce qui s'est passé avant. Et ça, j'ai pas très envie que tout le monde l'entende.
Il commença à raconter son histoire.
Son visage balafré prit une tout autre profondeur sous la clarté du Hall des lueurs.
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