27 - Le Plan : L'épine

L'amour est une rose.

Chaque pétale une illusion.

Chaque épine une réalité.

CHARLES BAUDELAIRE

JOUR 76 SAISON DE L'EAU

ÈRE LISTIENNE

DERNIER QUART DE L'ASCENSION

IRIS

Dans l'air se mirent à flotter de magnifiques bulles irisées. Elles s'élevaient depuis le cœur du bassin, voletant comme de délicats insectes. Je reconnaissais bien la poésie de Jérémy. Caché dans le conduit, il menait à l'aveugle ce splendide balai mortel.

Leur gracieuse perfection attira les regards de tous les convives qui contemplèrent avec curiosité les nouvelles arrivantes. Ils s'en désintéressèrent presque instantanément. Mona avait dit vrai, le superficiel que représentait pour eux la beauté ne les touchait pas outre mesure. Ils sursautèrent pourtant lorsque la première apparition éclata, répandant ses gouttelettes brisées sur le public.

Discrètement, j'observais le comportement de la Reine. Elle avait souri, charmée par ce spectacle, sensible, mais son visage s'était voilé à l'instant certainement où lui était venue cette idée :

Du poison.

D'un regard, elle convia l'un des Opals à sortir un petit appareil cuivré qui scanna la bulle. Puis dut conclure en leur innocence.

On est pas si cons... Le poison est déjà sur vous.

La durée se comptait en minutes pour que les premiers effets de la réaction entre les costumes en tissages d'iris et l'hydratation apparaissent.

Parfaitement réglés, les six porteurs d'offrandes entrèrent, soulevant une grande paillasse de fruits colorés. J'essayais de deviner qui était Mérope sous les alvéoles de tissus vert d'eau. Côme venait d'arriver, elle aussi, dans son déguisement d'Opal. Elle ferma l'unique sortie derrière eux.

Je n'en eus pas le temps.

Dès que les offrandes furent au sol, la plus petite des silhouettes s'avança. Son pas raide contrastait avec son habituelle souplesse. C'était la minute de sa vie. Ce pour quoi elle avait tant attendu. Je l'enviais. Je l'enviais d'avoir un but si défini.

D'un geste puissant, elle arracha le tulle qui masquait son visage. Elle n'était qu'une jeune femme chauve à la peau dorée, tatouée de symboles sibyllins.

Mais ses traits générèrent un frisson dans la salle.

Le plus simultané des frissons.

Tandis que les Royaux fuyaient vers les bords de la pièce close, la Reine semblait se moquer de cette soudaine agitation.

Conformément au Plan, je me précipitais à ses côtés, feignant l'incompréhension.

— Reine de l'illusion ! Pose ton regard sur moi si tu en es capable, héla Mérope en se débarrassant de ce qui restait de son costume.

L'intéressée obéit, n'affichant qu'un rictus intrigué.

— Ai-je l'honneur d'enfin rencontrer Mérope, la véritable ombre de Plena ? joua-t-elle en gardant son ton innocent.

— Depuis combien de temps ça vous ronge de me trouver ? Depuis combien de temps vous vous essoufflez à traquer la dernière de ceux que vous avez laissé crever ? Depuis combien de temps vous vivez en ayant sur la conscience la mort de tout mon peuple !

Avec un petit rire contenu, la Reine fit quelques pas. Elle s'approcha. Assez pour signifier qu'elle ne la craignait pas. Elle reprit doucement :

— Je pourrai rétorquer que le restant de ton peuple a un jour éliminé tant des miens que nous portons encore des stigmates du Carnage Immaculé... Pourtant, je ne commettrai pas l'erreur de te rejeter la faute de cette tragédie. Tu n'es pas responsable de ce qu'on fait tes ancêtres, comme je ne suis pas responsable de la mort de la partie la plus fragile de la Colonie...

— La plus fragile ? Comment êtes-vous faite pour continuer à mentir à ce point ? La Colonie décline par la faute de votre incompétence. Et vous avez sacrifié notre peuple à cause de cette même tare. Vous n'êtes pas faite pour diriger la Colonie, parce que vous n'avez aucune empathie pour elle. La Reine a toujours été celle qui fusionne, celle qui comprend, celle qui génère. Elle ne devrait jamais avoir le sens de destruction que vous lui avez donné. Ewa vous a poussé dans vos retranchements, et vous avez été lamentable, incapable de gérer la pression qui s'abattait sur vous. Parce que vous n'avez pas les épaules pour endosser ce rôle.

Dehors, les Ouvriers se massaient pour observer la scène. Les murs translucides laissaient à peine s'infiltrer leur clameur, pourtant une réelle émotion animait la foule. La souveraine s'apprêtait à répliquer, mais son interlocutrice coupa sa réflexion.

— Vous nous avez trompés... Menteuse. Vous avez fait disparaître la véritable Reine qui passait sa jeunesse à parcourir les champs et les rues en distribuant des sourires. Vous vous êtes attribuée son image onirique d'une Reine proche de sa Colonie, d'une Reine qui vit parmi eux, qui aime l'un d'eux. Où est-il, d'ailleurs, cet Ouvrier ? Si vous êtes vraiment Listi, où est votre concubin ? Où est votre sœur estropiée ? Où est votre bonté incommensurable ? Où est votre bonne fois, traitresse ! Vous n'êtes pas elle. Vous avez tué Listi. Vous n'êtes qu'une usurpatrice ! Arrêtez de sourire, je vous en prie ! Vous êtes d'une hypocrisie répugnante.

— Je n'ai pas peur de toi, Mérope... affirma la Reine en balayant son discours d'un revers de main las. Parce que j'ai confiance en ton intelligence... Tu es la digne descendante d'Ewa, la digne descendante du plus grand esprit stratège que j'ai eu à rencontrer dans ma longue vie...

Elle continua de s'approcher. S'approcher si prêt qu'elle voulut enlacer ses doigts aux siens. Visage tordu par la haine, Mérope recula et dégaina sa lame. Le réflexe affola Baësile qui trahit son inquiétude par un pas assez appuyé pour résonner dans l'immobilité de la pièce.

— Je me doute que tu n'es pas venu seule, et je me doute que ton but n'est pas de me tuer... Alors je n'ai pas peur. Tu proclames être la dernière des Néothéniques qui ont péri dans la peste humaine... Je ne suis pas responsable de ce désastre. Je sais que tu peux le comprendre... Seulement, tu as besoin d'une cible à viser, parce que tu es une jeune femme vaillante qui exige la justice, mais qui sait qu'elle ne pourra apaiser sa violence que dans l'achèvement de ce qu'elle a choisi comme coupable. Tu as choisi notre système comme coupable, n'est-ce pas ? Tu as rejoint les Aranéens, tu as orchestré le kidnapping de ma fille, tu as renié nos valeurs et tourné le dos à ma régence... Je l'accepte... Et je suis prête à le pardonner. Je l'accepte, à condition...

Tcheno ! hurla-t-elle, la mâchoire démantelée par la puissance de son cri. Je vous tuerai pour tous ceux que vous avez fait souffrir !

— ... que vous libériez la vérité.

Sa demande surprit l'entièreté de l'assemblée. Mérope, décontenancée, avait perdu sa ferveur.

La vérité ?

Baësile tourna vers moi un regard incertain. Personne ne comprenait.

— Ne faites pas l'innocente, Mérope... Je sais ce que vous venez chercher : la véritable Senma, Marie, comme les humains la nommaient, l'héritière de la force de la Vie. J'ai tout fait pour vous empêcher de me l'arracher... J'ai même utilisé cette pauvre enfant pour se faire passer pour elle aux yeux de la Colonie ! Une pauvre enfant qui n'avait rien à voir avec nos conflits politiques !

La colère. La Reine, d'ordinaire si placide, l'exprimait avec tant d'énergie que la pièce entière se tendit à ses mots. Elle se tourna vers son peuple, la voix galvanisée par ce qu'elle devait depuis longtemps contenir :

— Je vous ai menti, et j'en assume les conséquences... La jeune femme que je vous ai présentée n'est pas Senma. Je l'ai forcé à endosser ce rôle pour servir d'appât aux Aranéens... J'avoue mes fautes et mes tromperies, mais j'attends que vous en fassiez de même, finit-elle par ajouter en recadrant son attention sur l'Érudite.

— Et pourquoi voudrait-on la Senma ? cracha-t-elle.

Un Royal s'effondra. Suivis de deux autres. La toxine commençait à faire effet. Jérémy sortit de l'eau, essoufflé par la longue apnée. Mérope clama :

— Le poison était sur vos vêtements, trop tard pour les enlever, les bulles l'ont activé, votre vie est dans les mains de votre Reine.

Aucun étonnement chez la souveraine, elle continuait de la fixer sans ciller.

— Vous n'êtes pas le Savoir, Mérope, vous êtes la soif de vengeance de vos ancêtres. J'ai éradiqué la guerre et c'est ça qui vous tue. Mais je ne suis pas une politicienne, je suis une scientifique. Il y a des années, quand la peine d'Opalescence a échappé à mon consentement, j'ai émis l'hypothèse que l'énergie vitale d'une Vie pourrait permettre de faire revenir l'âme d'un Opal. C'était une erreur, mais la rumeur s'est répandue dans votre ordre. Puisque vous vous battez pour la vérité, mais que vous êtes inapte à la défendre, je vais le faire pour vous : vous voulez ramener Ewa grâce à l'énergie vitale de la Senma. Vous avez besoin qu'elle meure pour ranimer votre tête ! Vous connaissez les capacités d'Iris et voulez vous servir d'elle pour assurer le transfert... Judicieux, et pourtant si belliqueux. Prendre la vie d'une enfant contre celle d'une femme qui a choisi son destin...

La voix de l'accusée n'était plus que mince filet :

— Renoncez à votre statut de Reine. Vos sujets seront sauvés.

Tandis que Mérope continuait de nier de plus en plus faiblement, le regard de Clarence se tourna vers Baësile.

— Vous... Je ne suis pas stupide. Je sais que vous faites partie des Aranéens et pourtant je ne vous ai jamais condamné pour ça. On vous a donné de bonnes raisons de les rejoindre... Votre compagne a subi l'Opalescence pour s'être opposée au massacre des Néoténiques. Vous voulez faire revenir votre amour. Votre combat est digne, ne le gâchez pas par la mort d'une enfant innocente ! J'ai tout essayé pour ramener les Opals, et j'ai échoué...

— Que du vent ! éructa le Martial en maintenant ses bras croisés par la crispation. Tes accusations sont vides, traîtresse.

— Certes, mais elles sont vraies. Vous n'êtes pas Ewa, elle avait bien plus de noblesse, bien plus de courage, et ce qu'il fallait de folie pour s'opposer avec tant de naturel. Vous ne cherchez pas la vérité, personne ici ne la cherche réellement... Vous voulez vous blanchir ? Très bien... Jurer que vous n'aviez pas l'intention de vous servir de l'énergie vitale de la Senma pour ramener votre conjointe.

Le silence que Baësile offrit sonnait faux.

Atrocement faux.

Aussi sûrement que les bulles continuaient d'éclater, nos restants de confiances mutuelles se répandirent sur le sol, ajoutant à sa surface de glissantes accusations. En quelques mots, la Reine avait réussi à briser le premier dogme de ses opposants.

— Launa était une femme courageuse, insista la souveraine. Elle vous a défendu tout le long qu'a duré son interrogatoire. Elle n'a cessé de répéter que vous n'étiez pas lié à ses activités, qu'elle était l'unique responsable...

— Ne parle pas en son nom, Tcheno ! menaça-t-il en serrant ses poings.

— Même en entrant dans son esprit, nous n'avons pu lui tirer aucune information sur les Aranéens... La seule pensée qui l'obsédait et qui l'empêchait de dévoiler les autres, c'était vous. Au moment où son âme nous a quitté, elle pensait à vous... Elle savait que vous ne l'aviez pas vendu.

La mâchoire de résistant émit un craquement sordide. Il ne devait pas la tuer maintenant, pourtant l'envie devait le ronger. Il cracha un morceau de dent ensanglanté aux pieds de la souveraine. Sa voix ne fut jamais aussi rauque :

— La prochaine fois que vous parlez d'elle, je vous détruis. Reine ou non, Plan ou non, je vous détruis.

Une larme roula sur la joue de Clarence. Je peinais à croire cette vision fantaisiste. Cette femme ne ressemblait plus à Nathalie, ni même à la brillante Listi.

— J'étais là lors de son Opalescence, avoua-t-elle, si pâle qu'elle en perdait sa verdeur. Je suis là à chacune d'entre elles. J'enregistre tous leurs souvenirs pour ne pas qu'ils disparaissent... Je n'ai jamais voulu ça...

Elle s'effondra à genoux.

— Mon Opalescence ne devait pas servir à ça...

— Pourquoi elle s'endort pas ? cria Côme à Mérope tandis que presque tous les sujets étaient à terre.

Son interlocutrice secoua la tête, incapable de comprendre pourquoi la souveraine résistait tant au poison. D'un pas pressé, Émalique descendit l'estrade, les quelques Royaux restants lui offrirent un regard plein d'espoir.

Doute.

Soupçon.

Glaçant sursaut de peur et de déception.

Je me surpris à craindre ses gestes.

Les Aranéens le reconnurent instantanément. Sa démarche, sa prestance, et la profondeur de son timbre enveloppant.

— Cesse de nier !

— Je ne continuerai pas, Émalique, gémit la Reine en portant son visage rougi dans ses mains. Je ne continuerai pas.

Dos à elle, il fixait la population d'Ouvriers qui tentait de percer la paroi. Droit, comme il l'avait toujours été. Droit et froid, froid comme il ne l'avait jamais été.

— Avoues-tu être Clarence ?

— Oui.

— Avoues-tu avoir usurpé la place de Listi ?

— Non. C'était un accord.

— Avoues-tu avoir sacrifié les Néoténiques lors de l'épidémie de peste humaine ? Par égoïsme. Avoues-tu avoir préféré sauver les Ouvriers et les Royaux dont faisaient partie tes proches sans te soucier du devenir des centaines d'innocents que tu poussais à la mort et dont le seul crime était de ne pas être essentiel à la survie de la Colonie ?

— Non...

— Avoues-tu avoir condamné à l'Opalescence tous ceux qui s'opposaient à cette extermination ?

— Non.

— Avoues-tu avoir brisé les vies de tous ces gens parce que tu es incapable de prendre des décisions ?

— Non ! hurla-t-elle.

Bouche déformée.

Phalanges blanches.

Épaules basses.

Son cri m'arracha des frissons.

La souffrance.

À tant la côtoyer, je ne pouvais que la reconnaitre.

La souffrance.

Tous écoutaient, attachés aux lèvres du Querçu. Son emphase emplit la salle d'un crescendo assourdissant. Son regard vaguant dans le peuple se voulait révélateur de vérité. D'une vérité qu'il divulguait pour eux. Pourtant, le mien ne parvenait pas à se détacher de la Reine. Prostrée à terre. Bouche déformée. Phalanges blanches. Épaules basses. De la palpitation folle de ses veines. Et de sa souffrance. Cet affreux battement.

— Libérez la vérité ! ordonna-t-elle à Mérope en lui accrochant les mains. Je demande la lecture de ma mémoire par Opalescence. En public.

Silence.

Pesanteur amplifiée.

Tension étouffante.

— Non !

L'aboiement autoritaire d'Émalique sonna comme une accusation. Une accusation contre lui-même. Lui, le Guide, le gardien de la vérité, celui que j'avais suivi, que j'avais cru, que je croyais.

L'air tremblait quand Clarence releva la tête pour prononcer un unique serment :

— Tu ne m'en empêcheras pas. 

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