26 - Leblanc : La force du doute
Le soupçon est, parmi nos pensées,
ce que la chauve-souris est parmi
les oiseaux, comme elle, il ne voltige
que dans l'obscurité.
FRANCIS BACON
JEUDI 27 DÉCEMBRE
19 : 21
CAMILLE LEBLANC
— Vous êtes en avance, Leblanc.
La voix du commissaire me fit sursauter. Je faillis rater le comptoir en reposant le mojito surchargé de rhum qui floutait peu à peu ma vue. J'avais beau aduler ce cocktail, je n'en restais pas moins critique à l'égard des mauvais mélanges. Mon verre était passable, mais rien qui vaille celui de mon cru... Édron tira un tabouret à ma gauche pour effondrer sa tête dans ses mains. Le bruit de son crâne chauve contre ses paumes me fit sourire.
— Dure journée ?
— Interminable...
Las, il sortit de sa poche un Efferalgan. Il le plongea dans l'eau qu'il quémanda à la barman. Je soupirai :
— Bon... Vous attendez quoi ? m'enquis-je en me tournant vers lui.
— Laissez-moi respirer bon sang !
Après ma découverte de l'étrange organe dans le corps du mort, Édron avait reçu un appel de sa femme qui s'inquiétait de ne pas le voir revenir. Il avait prétexté être parti acheter des cigarettes, cette période de tensions le poussant à retomber dans ses vieux travers. Immédiatement après avoir raccroché, il s'était éclipsé en me promettant de tout m'expliquer dans la soirée. Depuis ce matin, j'agissais mécaniquement, attendant ses éclaircissements comme une délivrance.
— Si je ne t'ai pas tout dit, commença-t-il après avoir descendu son médoc, c'est que j'ai eu l'ordre d'en dire un minimum. Cette affaire n'est pas... nouvelle. La première fois qu'on a entendu parler de ce genre de mutation, c'était en deux mille quatorze.
— En France ?
Il me jeta un regard sévère, signifiant clairement son envie d'en finir rapidement. Et celle de me faire taire.
— Ils ont tous été retrouvés à Paris. Pas un seul ailleurs, poursuivit-il à voix basse de peur que des oreilles indiscrètes l'écoutent. On pense que le coupable vit ici. Il y a cinq ans, on a retrouvé deux lycéens. Morts. De la même façon. Quelqu'un les a cachés sous des poubelles. Pas très efficace pour dissimuler un corps, mais assez pour qu'il y ait eu l'intention de le faire. L'un des deux a été étranglé, mais c'est pas ça qui l'a tué. Les gamins avaient les organes en miettes... On a retrouvé l'ADN du suspect sous leurs ongles, ils ne devaient pas être tout blancs non plus, ils étaient connus dans leur lycée pour fricoter avec un peu trop d'insistance avec des jeunes filles. La seule chose qu'on a pu en tirer, c'est que le suspect est une femme. On a vite classé l'affaire et à cause de la psychose qu'adorent faire ces fouille-merdes de journalistes, on a gardé ça secret.
Il prit un instant pour s'enfiler un second verre d'eau.
— Il y a deux ans, rebelote, une dame appelle les urgences en se plaignant qu'elle a mal au ventre. On la fait patienter en lui disant que ça va passer. Le lendemain, elle est morte. Toujours ce même ADN sur elle. Il y en a eu pas mal des comme ça... Je vous ai envoyé un fichier, vous regarderez par vous-même. Mais ceux-là, c'était pas comme nos drogués... Puis on a retrouvé ces cinq types ce mois-ci. C'est qu'à ce moment-là, qu'on a rouvert l'enquête. Et qu'on nous l'a refilée.
Un instant, je restai silencieux. Ses paroles ne m'expliquaient toujours pas la raison de ses mensonges. La fin du cocktail mentholée brulait ma gorge. Le shaker aurait pourtant dû mélanger l'alcool homogènement... Que d'incompétence.
— L'ADN, c'est celui d'Iris, c'est ça ? compris-je en repoussant le breuvage blasphématoire.
Le commissaire hocha son menton gras, avalant sa salive bruyamment.
— Si j'ai pas le droit de dire grand-chose, c'est que l'enquête est complètement partie en couille quand on s'est rendu compte que leur came est...
— Elle est quoi ? le pressai-je.
— En partie similaire avec l'ADN de la gamine.
Frisson. L'emphase qu'il mettait dans ses mots attrapait mes émotions. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il savait donner du poids à chacune de ses syllabes. Trouver Iris paraissait être la seule issue. Frisson. Si je la revoyais, serai-je encore touché par son aura blessée ? Pourquoi la savoir en danger me perturbait tant ?
— Donc la substance l'a fait muter comme les autres ? continuai-je pour chasser mon anxiété. Mais qu'elle est toujours en vie avec cet organe de plus ?
Édron se redressa, fouilla dans son téléphone et tira sur mon bras. Sur l'écran de l'androïde s'affichait une photo surexposée prise d'une enfant endormie sur un lit d'hôpital. Le masque à oxygène dissimulait la moitié de son visage, mais je reconnus la version plus jeune de la suspecte. Dans le coin de l'image, on apercevait la main de l'infirmier qui soulevait le drap. Le corps famélique de la fillette portait sur sa poitrine un éclat de pierre, irrégulière, terne.
— En deux mille douze, elle a été hospitalisée trois semaines. Il parait qu'elle avait mangé un chat mort après l'avoir fait cuire sur le capot d'une voiture... Tu parles bien que l'intoxication alimentaire a pas trainé ! Elle s'évanouit pendant un de ses spectacles de magie à la con. C'est un couple de touristes suédois qui l'emmène aux urgences. En plus d'être stupide, elle est complètement tarée ! Elle a labouré le bras d'un infirmier avec ses ongles alors qu'il essayait de la retenir dans la chambre. Il a fallu l'endormir pour qu'elle soit soignée. On a de la chance que ce mec ait pris une photo... Avec ça on a la preuve qu'elle est impliquée là-dedans. Et devine quoi ?
— Quoi ?
— L'infirmier est mort. Comme les autres, expliqua-t-il en tapotant son abdomen.
Adrénaline. Je peinais à me détourner du cliché de l'enfant. Était-elle folle ? La froideur qu'elle dégageait pouvait paraitre malsaine. Était-elle coupable ? Victime ? Les deux ? Quelle était sa place dans ce trafic ?
— Qu'est-ce qu'on sait sur la... « substance » ?
— Les résultats du labo, marmonna mon supérieur en balançant une pochette cartonnée devant moi. Je te laisse regarder.
Le dossier ne pesait pas lourd. Fini en à peine dix minutes. Il concentrait pourtant assez d'informations pour me permettre de sortir du brouillard.
SMPC. Pour : Substance Mutagène par Pénétration Cutanée. C'est le nom que donnait le laboratoire à cette tueuse addictive. Sa description scientifique était trop longue pour le commun des mortels dont je faisais partie. La SMPC s'apparentait à un opiacé. Fonctionnant de la même manière que l'héroïne, elle déréglait le système de récompense en augmentant la production de dopamine et d'adrénaline. Après une prise, s'en sevrer devenait insupportable. Les chiens, les chats et les souris y réagissaient, cependant, il ne semblait n'y avoir aucun effet sur les rats ou les singes.
La deuxième partie du dossier expliquait comment l'organe « auxiliaire » se formait. Car c'était là la différence avec les autres stupéfiants. La substance pouvait entrer dans l'organisme par les pores de la peau, mais la réaction venait plus tardivement que si elle passait par les muqueuses ou encore directement en intraveineuse. Cette saloperie rentrait dans le noyau de cardiomyocytes, les cellules de la contraction du cœur, pour provoquer une mitose 1 accélérée. Une fois les cellules multipliées, une migration spontanée du nouvel organe apparaissait en direction du poitrail. C'était ce mouvement qui tuait les « contaminés ». Cependant, Iris y avait survécu. Combien d'autres comme elle cachait cette difformité ?
— Ils parlent de « conséquences », relevai-je, mais à aucun moment ils expliquent ce que ça fait quand l'organe à la bonne place.
— C'est ce qui m'a dérangé aussi... J'ai appelé le labo, ils m'ont dit qu'on ne pourrait pas vraiment savoir tant qu'on ne testerait pas sur un sujet humain. Avec les bestioles, ça foire toujours avant d'arriver au bout... Mais va trouver quelqu'un qui veut bien se faire injecter ça !
Je n'étais pas d'accord. Il y en avait, des gens prêts à se détruire. Sinon, nous n'aurions aucun trafic à démanteler...
La spécificité de ce cartel faisait que les consommateurs étaient les membres. Il suffisait de dénicher un des membres encore en vie pour étudier l'action du SMPC.
Ça changera rien. La réaction échouera aussi...
Il fallait trouver Iris. La seule à notre connaissance à avoir survécu à l'injection.
— Commissaire, vous pensez pouvoir récupérer l'informateur facilement ? Celui que vous avez relâché ?
Édron parut surpris. Il écarta mes doutes d'un revers de main.
— Ce con-là ? Évidemment que je sais où il est ! Il habitait dans le même immeuble qu'Iris Polkha mais il a déménagé sur Neuilly.
— À l'opposé d'avant donc...
— À peu près, oui... Pourquoi ?
— C'est notre seul lien avec Iris.
Je payai, me levai, forçai mon collègue à en faire de même malgré son envie visible de rester assis au chaud. Je le comprenais, dehors il faisait aussi froid et gris que dans un mauvais film d'horreur. Mais c'est dehors qu'il fallait aller. C'est dehors qu'il fallait agir.
Adrénaline.
Enfin je sentais cette enquête prendre forme.
— Parce que c'est elle, notre sujet humain.
1 Mitose : Division de la cellule au cours de laquelle chaque chromosome se dédouble.
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