26 - Le Plan : La force de la meute

La force de la meute est dans le loup.

La force du loup est dans la meute.

RUDYARD KIPLING

JOUR 76 SAISON DE L'EAU

ÈRE LISTIENNE

DERNIER QUART DE L'ASCENSION

IRIS

L'Uki commença.

Deux jours étaient passés depuis la mise à mort de Mona.

Deux jours où je n'avais rien fait.

Rien fait d'autre que puiser en moi ce qu'il me fallait de force pour continuer. Je me baignais de cette force.

Je fourmillais d'une énergie explosive, seulement retenue par mon envie de sécuriser mes alliés. La peur quittait mon corps. J'attendais. J'attendais et j'attendrais jusqu'à ce que mon présent rencontre le futur. J'attendrais, des années si je le devais, car une certitude m'avait envahi après la mort de Mona.

J'étais la force des Aranéens autant que les Aranéens étaient ma force.

Loin eux, je n'étais qu'un soldat sans but et ils n'étaient que des utopistes sans pouvoir. Notre collaboration était la clé de notre réussite. Chacun d'entre nous était indispensable. Même si le sacrifice calculé de Mona me dévastait, j'avais évolué dans ma compréhension de ce peuple. J'avais évolué tout court. Ma place était parmi eux, et je l'honorerai.

L'Uki commença.

Debout près de l'immense buffet, j'observais les Royaux se servir.

Je les avais imaginé plus richement vêtus, plus gras aussi. Mon regard était encore humain. Ici, le statut social ne se mesurait pas en pièce. Ici, il n'y avait pas de pièces... Ici, on mangeait par terre, sur de toutes petites tables.

Leur simplicité s'expliqua lorsque, parmi ses sujets, la Reine apparut.

Magnétique, la Listienne déambulait sans prétention, promenant son œil fier sur l'assemblée. Autour d'elle, un cercle de vide respectueux. Combinaison blanche, comme à son habitude. Pieds nus, dénués de tout bijou excepté son Îven d'un vert mousseux. J'admirai sa prestance. Quiconque à ses côtés, même paré d'or, n'aurait pu rivaliser avec l'attraction qu'elle dégageait.

Elle remarqua mon attention. Je lui souris. Mon sourire était sincère, elle dut le sentir. La commissure de ses lèvres s'éleva en réponse.

Il y avait un quelque chose de comique dans cette situation morbide. Un quelque chose de satisfaisant. Rien ne s'était passé, pourtant tout semblait déjà gronder.

Sourire.

Jeu mortel.

Innocence de l'acte imaginé.

Je m'approchai du buffet. Jamais tant de nourriture ne s'était offerte à moi. Une sorte d'abricot bleue attira mon attention. Je pris un plaisir certain à goûter la chair du plus mûr des fruits. Frais, le sucre caressa ma langue dans une danse relaxante. Fermer les yeux. Avaler la bouchée après de longues secondes d'immobilité. Je sentais les regards étonnés, je m'en délectais. Qu'ils s'étonnent. Je profitais. La saveur immortelle m'accompagna alors que je déambulais entre les convives.

Au centre de la pièce, le bain était alimenté par d'élégantes chutes provenant du plafond. Six Opals discrets en gardaient le périmètre, si bien que personne ne s'en approchait. Je voulus faire exception quand un garde me retint.

— Il serait préférable que vous reculiez.

— Pourquoi ?

— Il serait préférable que vous retourniez au buffet.

Nonchalamment, je continuai de raccourcir mon fruit. De l'autre côté de la salle, un regard capta le mien. C'était Baësile, dans une des tenues confectionnées par Mona, qui semblait peu apprécier ma décision de rejoindre l'eau. Je lui offris un sourire bleuté par la pulpe.

— Bon, si c'est préférable, alors...

L'Opal me relâcha. J'étais comme ce bain au final, isolée dans cette vaste pièce, à la différence que les curieux se repoussaient tout seuls. Assez pour me permettre de retrouver le chemin de ces merveilleux fruits juteux.

Autour de moi, le cercle continuait de s'agrandir. De quoi avaient-ils peur ? Grimée en héritière, je n'étais pas bien impressionnante. Une prémonition ?

La voix de la souveraine mit fin aux discussions.

— Mes enfants, la grande fête de la Vie nous réunit à nouveau. Ma fille est peu banale, j'en conviens, mais vous êtes tous mes précieux enfants et je serais très déçue s'il advenait que son originalité vous déplaise. Ce qu'il y a d'humain en elle ne doit pas être jugé. Nos cultures ne s'excluent pas, elles s'associent et Senma en est la preuve. Voyez en elle ce que demain sera. Un mélange parfait entre l'adaptabilité de l'humanité et les inconditionnelles valeurs listiennes. J'aimerais que chacun fasse honneur à notre nouvelle venue, que vous fassiez vibrer notre civilisation, que nos différences s'accordent, que chacun mette du sien pour lui offrir le plus beau des Uki !

Une clameur joyeuse anima le comité. J'applaudis, comme une humaine. Certains en rirent gentiment, d'autres avec dégoût.

La joue de Clarence se tendit dans un rictus contrarié. Un instant, elle resta dans le vague, comme si un éclair douloureux l'avait traversé. Puis, elle se leva et frappa dans ses mains.

Comme une humaine.

Elle m'envoya un regard puissant quand l'assemblée se mit à applaudir en réponse. Un regard qui murmurait : « vois qui je suis ».

Pour la première fois, je crus percer son masque.

Une blessure non feinte.

Je ne voulais pas la tuer sans avoir récuré ses mille facettes.

Pourtant, je le devais.

La foule se dissipa, regagnant leur agitation frivole. On parlait, mangeait, riait. Une atmosphère festive avait remplacé la gêne du discours royal. Les pieds nus caressaient la chaux granuleuse avec légèreté.

En attendant le signal, je me pris à espérer qu'aucun cadavre n'entacherait ce sol.

*

JOUR 76 SAISON DE L'EAU

ÈRE LISTIENNE

DERNIER QUART DE L'ASCENSION

CÔME

Le sous-sol puait la poussière.

J'aimais cette odeur.

— Là.

Mon murmure court suffit à Aloys pour se diriger. Le vieux courait encore aussi vite qu'un Goshi, mais ses bras d'intellectuel ne pourraient pas le défendre bien longtemps.

Une brève étincelle jaillit de mes doigts. L'excitation du combat montait. J'en avais assez de croupir dans le Terrier. L'action m'appelait.

— En haut.

Le conduit terreux nous menait à la porte d'entrée de la Ruche. La porte d'entrée des eaux neuves. L'humidité commençait à se faire sentir quand le bout du tunnel se révéla être une puissante cascade bleutée.

Deux Opals en uniforme gardaient patiemment l'écoulement. Pas d'armes, ce devait être des rangs supérieurs. Étirer mon dos. La fièvre grimpa.

— C'est ceux que je préfère, appris-je à l'Architecte tout en le poussant à se cacher dans un recoin. Ils sont plus coriaces !

Me propulser dans le conduit.

Rouler. Éviter la jambe rapide de Un. Saisir la cheville de Deux. Flanquer mon pied au visage de Un. Agripper avec mes cuisses le cou de Deux. Serrer. Renverser Un en balançant Deux sur son point d'appui.

Regarder leur corps mou s'effondrer.

Espérer un essoufflement.

Sourire.

Aloys me rejoignit, je sentis son hésitation lorsqu'il me vit arracher leurs masques sinistres.

— Tu les connais ceux-là ?

Ses sourcils déplumés se froncèrent.

— Aglira et Brent. Punis pour crime de mensonge. Ils ont voulu corrompre la passeuse pour aller chez les humains. Pour les détruire. Des fanatiques anti-humanistes de la première heure... Tout cela remonte à longtemps...

— D'accord, lâchai-je en brisant le cou de Un.

Le craquement sec était propre. J'aimais que les gestes soient bien effectués. J'attrapais le menton de Deux quand Aloys agrippa mon épaule.

— Baësile ne veut pas qu'on tue les Opals.

Son air implorant était ridicule. Un second craquement fit office de réponse.

— Cômelle, tu n'es encore qu'une enfant... Rien ne t'oblige à tuer...

Mon ton grondant le fit reculer.

— Baësile nous a entrainés, mais Ewa est celle qui a fait de nous des guerriers. Si t'es pas fier de te battre pour elle, alors sors d'ici avant que tu finisses comme eux.

Tremblement dans mes joues. Souffle court de colère. Je tournais le dos au déserteur. Je haïssais la félonie. Je haïssais la faiblesse de cet homme qui ne luttait qu'à moitié. Pourquoi avoir peur d'aller au bout des choses ?

Je l'aurais tué, s'il n'avait tenu qu'à moi, il aurait bouffé la poussière pour s'être comporté comme un lâche de si nombreuses fois. Du temps où Baësile m'avait recueilli, ses traitrises auraient été létales. Mais le Martial s'amollissait. Le sentiment corrompait son jugement comme son absence corrompait le mien.

Mon regard tomba sur les cadavres des Opalq. Ils étaient morts depuis longtemps. Mais l'hypocrisie royale qui prônait la non-violence se contentait de buter les âmes en laissant courir les corps.

Plus que des corps vides...

À quoi bon les considérer comme des êtres ?

Inspirer.

Se vêtir de leur costume morbide.

Expirer.

Et attendre le signal.

*

JOUR 76 SAISON DE L'EAU

ÈRE LISTIENNE

DERNIER QUART DE L'ASCENSION

MÉROPE

Il n'y avait que deux voies pour entrer dans la Ruche.

Celle de la force.

Et cette de la ruse.

Sous ma capeline de tulle amande, je scrutais la grande porte close de l'esplanade Ouest. J'avais réussi. J'étais derrière. Derrière la porte. J'étais dans la Ruche. Le nid du diable.

Assurée. Je devais être assurée. Trois Opals gardaient le hall.

La démarche. Mes pas légers devaient s'alourdir, se tranquilliser. J'avançais. Nul besoin de contrôle, j'étais entrée. Traverser les corridors, se glisser dans l'effervescence. Rejoindre les autres porteurs d'offrandes. M'accroupir sur le tapis de paille et participer à l'alignement des mets avec fervance.

Mon cœur s'essoufflait.

Épuisant sentiment de vivre.

Terrifiée.

Des centaines d'années pour venger mon peuple. Des centaines d'années que je patientais. Des centaines d'années à souffrir dans l'ombre, à m'enfouir sous terre, à crever en silence, à sacrifier ma liberté pour ce jour. Des centaines d'années pour ce jour. Toute ma vie et celle de mes ancêtres.

Pour ce jour.

Pour trembler en attendant le signal.

*

JOUR 76 SAISON DE L'EAU

ÈRE LISTIENNE

DERNIER QUART DE L'ASCENSION

JÉRÉMY

J'inspirai enfin.

L'eau glacée qui approvisionnait la Ruche s'écoulait du lac au grand bassin interne. Les canaux étaient si larges qu'on pouvait s'y glisser facilement depuis l'extérieur.

Le seul problème résidait dans l'incapacité physique d'arrêter de respirer pendant les vingt minutes que durait normalement la traversée.

Pourtant, j'avais réussi.

À la force des muscles, je m'étais propulsé plus vite. À la force de ma concentration, à la force de mon travail épuisant chaque jour, j'avais manipulé l'eau pour qu'elle m'accepte. Qu'elle m'emporte. Qu'elle m'emporte plus puissamment. Plus vite.

Dix minutes.

J'avais tenu dix putains de minutes.

L'excitation s'enfuit devant la réalité. Dans la lumière dorée de la caverne, les Opals s'agitèrent. Ma sortie de flots avait été trop bruyante. À droite, au sortir d'une trouée sombre, une ombre perça le premier garde. Côme. Même dans son déguisement funèbre, elle flamboyait. Drôle et mortelle, cette étrange fille du feu... Gestes précis, létaux, sauvages. Un couinement victorieux lui échappa lorsqu'elle eut frappé puissamment aux côtes sa dernière victime. Elle ôta son masque blanc.

Poumons brûlés, je nageai jusqu'au rebord. Aucun Opal debout. Dix à terre. Côme avait fini son ménage. Elle massait ses poings lorsque je sortis de l'eau.

— Trop fort, p'tit poulpe ! Je savais que t'y arriverais ! s'exclama-t-elle en me secouant par les épaules. T'as bien bouché le conduit ?

J'acquiesçais. Le froid du sous-sol granulait ma peau. Le frisson s'accentua lorsque je remarquai le crâne explosé de l'Opale à mes pieds. Son visage à demi démoli, figé dans une inexpression glaçante. Je peinai à ouvrir la bouche :

— Baësile a dit de pas les tuer.

L'Exécutrice recula.

— Vous allez pas tous me faire chier avec ça !

— Ça a pas de sens ! Ces gens sont des opposants, on perd nos dernières chances de les sauver !

Ses traits se tendirent. La haine qui traversa ses yeux jaunes me poussa à craindre pour ma vie. Son intensité destructrice se dissipa rapidement. Elle reprit calmement.

— Te fais pas avoir, p'tit poulpe. Ils ont plus que leurs visages, leur âme existe plus. Tuer ces marionnettes, c'est le seul moyen de respecter leurs souvenirs.

Elle baissa son poing serré. Son corps, son unique arme. Redoutable.

— Y'a pas de morale dans une guerre, p'tit poulpe. Qu'importe la raison pour laquelle tu te bats, ça ne restera jamais que des combats, des morts, des deuils et des ruines. Cette fille-là, c'était une pyromane. Elle a bien faillit foutre Plena en l'air si la garde l'avait pas empêché de transformer les rues en bûcher... Je la connaissais. Elle était pas vraiment gentille, mais elle est morte depuis longtemps. Ewa comprendrait. Elle aussi a dû faire des sacrifices pour porter son message. On gagne pas une guerre en endormant des soldats. On gagne en butant. C'est la seule vérité.

Crainte.

Tension.

Compassion.

Parfois, je voyais en elle une part d'Iris. Une facette fataliste, réaliste peut-être. Une facette que je ne pouvais concevoir. Le Plan était bâti sur le principe de limiter un maximum les victimes, autant de notre côté que du leur. Une tête contre une autre. Mona avait payé, la Reine le ferait ce soir. Il ne devait pas y en avoir d'autres. Pourtant Côme n'avait pas tort. Ces soldats n'étaient plus que des machines. De piètres pantins qui deviendraient fous sans marionnettistes. La Reine liquidée, ils erreraient sans but ni raison. Ils étaient un danger, rien d'autre que des dangers avec des visages.

Sans âme.

— T'aurais été quoi, sans Baësile ?

Mon cœur burinait mon torse. Je craignais sa réponse. Ma question était crue. Orientée. Pour la première fois, je lus dans son regard fuyant une lueur de fébrilité. La folie qui l'animait avait ses limites. Sa limite.

— On sait tous les deux ce que j'aurais été.

Oui, Côme, sans lui, tu n'aurais été qu'une aliénée, qu'un être sanguinaire, terrifiant. Tu aurais fini dans cette armée de poupées. Tu aurais fini sans âme.

Elle se détourna. Je grelottais. Elle aussi. Pas de froid. J'attrapai son bras avant qu'elle ne s'éloigne.

— Côme, attends !

— Quoi ? aboya-t-elle.

Ses épaules affaissées se raidirent. Figée. Je croyais en autre chose. Autre chose que sa violence.

Tu es une combattante prodigieuse, mais c'est pas ça que j'admire chez toi.

— Avoir peur c'est pas une faiblesse.

Tu te caches derrière ta folie. Mais t'es pas si tarée, t'es juste terrifiée. Ta peur à toi, pas la même que celle des autres.

Elle toisa ma main comme on guette un serpent. Crainte et fascination.

— Elle a de la chance, murmura-t-elle en tapotant mes doigts du bout de ses ongles.

— Qui ça ?

Derrière un sourire faux, Cômelle essuya le sang sur sa joue avant de se dégager.

— Iris. Elle a de la chance que tu l'aimes.

Puis remis son masque blanc.

*

JOUR 76 SAISON DE L'EAU

ÈRE LISTIENNE

DERNIER QUART DE L'ASCENSION

AARON

La poussière noire s'agita.

Assis sur l'éperon rocheux. Je ne m'étais jamais senti aussi impuissant. Condamné à observer leur trépas, je les attendais dans l'obscurité. Derrière moi, Ténéré chantait. Sa voix gracieuse portait une mélodie vibrante. Je ne comprenais pas les mots, mais je comprenais le sens. La noblesse de la vie. La noblesse de la mort. Leur existence indissociable.

Je redoutais tant que tout commence. Fébrilement, j'attendais le signal. 

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