21 - Aranéens : Les questions
... au moment où j'avais trouvé toutes les réponses,
toutes les questions ont changé.
PAULO COELHO
JOUR 74 SAISON DE L'EAU
ÈRE LISTIENNE
DERNIER QUART DE LA DESCENTE
IRIS
La fête de l'Uki approchait et les préparatifs s'accéléraient, si bien qu'il y avait presque toujours du monde au Terrier. Mona restait de plus en plus tard à coudre les costumes tandis que l'Exécutrice s'éclipsait de plus en plus longtemps. Dans les rares moments où la fille jaune était là, j'en profitais pour en apprendre plus sur les capacités listiennes. Rapidement lassée par le discours, elle préférait me montrer.
C'était une journée bien étrange. La journée sans combat. La seule de la semaine. Une tranquillité inhabituelle répandait sa mollesse sur mes épaules percluses.
C'était une journée bien étrange. Où ma médiocrité se révélait face au talent incontestable de Côme à manier son Îven. Je l'admirai. Surprennement si habile en tout art, même celui de la délicatesse. Je l'avais mal jugée. Quand ses mouvements rustres et sauvages se transformaient en une vague solaire et organique, mon esprit ne cherchait qu'à profiter du spectacle, pas à comprendre ni à copier.
J'en étais incapable. Ma force jaillissait de l'urgence. Mon énergie était explosion, pas rivière.
J'appris. Non pas à contrôler ce flux, mais à taire l'impertinence.
Leçon d'humilité.
L'épisode du combat aranéen marqua un tournant dans ma relation avec Baësile. Je l'appréciais, ç'aurait été mentir que de prétendre le contraire, mais je l'admirais plus encore. Jamais relâché en me faisant face, il se montrait complice avec Côme, respectueux avec Mérope, piquant avec Aloys, protecteur avec Mona, intéressé avec Jérémy...
Intransigeant avec moi.
Intransigeant, pas méchant, mais glacial. Même alors que le Plan avançait, que tout semblait se mettre parfaitement en place.
L'affect ne rentrait plus en compte.
Pourtant, je progressai.
Il ne me l'avoua qu'une fois, lorsque j'assenai un coup si précis sur sa nuque qui aurait rendu inconscient n'importe quel individu sans protection.
Les jours filaient. Je ne me considérais plus ni comme une guerrière ni comme une stratège. Je ne me considérais plus. J'étais. Avec bien plus de défauts que je ne l'aurais cru. Bien plus de qualités aussi. Mais mes états d'âme se dissolvaient dans le but plus grand qui nous réunissait. Ici, les individualités fondues s'agrégeaient en volonté.
Mon œil envieux s'attardait parfois sur Jérémy. Sa maitrise de l'eau nous émerveillait tous. J'aimais le voir, au bord du lac Flucae, quand le jour s'éternisait dans un ciel brûlant. Il était l'exception dans cette frénésie guerrière, la pointe de poésie que ceux qui trainaient encore dans le souterrain se plaisaient à contempler.
Il ne se contentait pas de moduler la forme des vaguelettes, il dansait. Il dansait avec l'eau.
Ses mains ne contrôlaient pas, elles accompagnaient, elles séduisaient le liquide de pureté.
Il ne dansait pas dans l'eau, c'était l'eau, dans sa délicate puissance, qui dansait avec lui.
Quelque chose changeait. Un bien qui fluidifiait un peu cette boue.
Tant de fois, j'avais douté de ma capacité à être heureuse.
Stabilité.
Confiance.
Accomplissement.
Je n'étais ici que depuis quelques semaines. Si peu de jour qui me paraissaient suffisants, non pas pour comprendre, mais pour saisir l'essence.
Les Aranéens transparaissent comme l'eau pure, leurs motivations, leurs désirs profonds, leurs tares et leurs qualités.
Silhouette de libération. Cette période hors de temps invoquait mes fantômes. Mon esprit, enfin apaisé, s'autorisait à lire ses rayures. Vieux disque, tremblante mélodie. La musique d'Annie ne cessait de se jouer, parfumant le présent d'une tendre mélancolie.
Je ne me souvenais pas de grand choses avant mes onze ans. Mais je ne pouvais oublier cette antique Annie Rosenstrauss. Elle radotait, ma pauvre Annie. Elle m'avait raconté tant de fois son histoire que je la connaissais comme un conte.
Jeune, elle avait fait des études de psychologie comportementale qui lui plaisaient beaucoup. Elle avait tout abandonné pour suivre son mari lorsqu'il était parti d'Allemagne pour venir travailler en France. Elle avait une belle maison, un homme qui l'aimait, qui lui rapportait de l'argent, et même quelques amies avec qui elle passait la plupart de son temps. Sa jolie vie s'était arrêtée quand son mari était mort. Accident de chasse. En plus de la douleur de le perdre, elle avait dû penser à l'argent qui disparaissait progressivement. Elle n'avait jamais travaillé.
Ses divertissantes amies l'ont désertée. Elle était triste. Trop triste pour les intéresser... Il avait fallu qu'elle vende sa maison pour déménager dans un quinze mètres carré, avec ses trois chats. Passer du Parc des Princes à Créteil, c'était changer de vie.
Pour survivre, elle était devenue femme de ménage dans un hôtel Ibis puis s'était fait embaucher par une entreprise pour particuliers. Elle grattait les centimes, faisait les poches dans les foules. C'est comme ça qu'on en vient à voir les autres comme des proies. Juste en tombant. Et elle était tombée.
Longtemps, elle avait vécu ainsi. C'était devenu habituel. Elle cherchait l'argent où il y en avait, elle acceptait même les caprices des friqués en échange de quelques billets. C'est de cette manière qu'elle m'a trouvé...
Elle m'avait raconté qu'un couple du centre-ville voulait faire une surprise à leur enfant. Ils lui avaient demandé si elle pouvait installer des guirlandes dans l'appartement pendant qu'ils passaient le réveillon dans leur maison de campagne. Elle avait accepté, elle n'avait personne avec qui fêter Noël de toute façon. Alors elle y était allée, et elle m'avait trouvée, endormie sous le sapin dans le salon.
Je ne me souvenais de rien, pas même d'une image floue. Je ne devais pas avoir huit ans. Elle m'avait ramenée chez elle, de peur que j'aie des ennuis. Elle pensait que j'étais entrée par une fenêtre pour voler à manger... Mais quand je m'étais éveillée, je ne parlais pas, je restais assise sur son lit à la regardais fixement. Plutôt que de me croire folle, plutôt que de me foutre à la porte, elle m'avait appris à parler, à compter, à lire, un peu à écrire.
Elle savait que je faisais des choses qui défiaient les lois naturelles, mais, quand ça arrivait devant elle ou quand je l'évoquais, elle me disait que c'était un don et qu'il pourrait me rapporter de l'argent. Même si Annie était une femme très serviable, elle était aussi d'une grande intelligence et utilisait son visage faible. Elle m'apprit à voler, à mentir. C'était une pickpocket redoutable, jamais je ne l'égalerais... Qui soupçonnerait une mamie et sa petite fille ? Puis j'ai commencé à faire la manche, je montrais des tours de magie aux touristes qui se laissaient plutôt facilement attendrir par la gamine que j'étais. Je faisais croire que je soufflais du feu en allumant la cigarette des gens qui voulaient bien participer. C'était une belle époque. L'époque la plus heureuse que j'avais vécu. Je me sentais en sécurité, aimée et vivante.
Je voyais la vie comme un jeu. Puis, elle était morte. Sa filleule, qui avait hérité de l'appartement, m'avait mise dehors sans chercher à savoir qui j'étais.
Protection.
Lien.
En funambule sur les limites.
Si facilement brisable.
Comme si le chaos ne pouvait m'atteindre, aujourd'hui comme hier, je sentais une intense satisfaction à attendre calmement la destruction de cet étrange équilibre. Planquée. Je gagnais en force. Je gagnais en détermination. Je gagnais un but qui éclairait mon demain comme Annie avait éclairé mon hier.
— Écoute, p'tite hirondelle, un jour, tu regarderas ce que t'as fait et tu t'diras « c'est pour ça que j'ai existé ». Alors tu seras fière ! Alors tu voudras revenir dans le passé pour glisser à l'oreille de ta version plus jeune : « t'inquiète pas, avance, tu verras que ça vaut le coup ! ».
En retournant dans ce passé enfantin, c'est à toi, Annie, que j'aurais porté mon message. Un simple mot suffirait. Un simple « merci ». Si simple et si pur qu'il porterait en lui la plus juste des définitions.
Reconnaissance.
Respect.
Fidélité.
Tes joues fripées me paraissaient si lointaines. Cette époque appartenait à un autre moi, un autre monde. Toi, pourtant, tu continuais de vivre en moi comme si tu n'étais jamais partie. Éternelle protectrice.
— Tu veilles sur moi ? Quelque part ?
Mon murmure s'éclipsa dans l'ombre de la caverne. Dans la salle exiguë, je pensais librement en remontant mon arme. Les mécanismes du pieu pliable étaient complexes. À demi allongée sur ma couchette de paille, j'observais les petits engrenages proprement alignés sur la couverture. Chacun avait sa place.
J'étais certaine que tu ne veillais pas sur moi. Si tu avais pu, tu m'aurais parlé. Tu m'aurais réchauffé quand j'ai eu froid, tu m'aurais nourri quand j'ai eu faim, tu m'aurais soigné quand j'ai eu mal. Tu n'existais plus, sinon je n'aurais pas souffert.
Pourtant, regarde-moi, Annie, regarde où j'en suis. Regarde tout ce que j'ai traversé, toutes les chutes dont je me suis relevée, regarde mon cœur et vois. Vois le résultat de ce que tu y as semé.
Remonter le manche télescopique. Section par section. Pan par pan. Vérifier les fixations. Affûter les pointes. Ne pas se couper. Huiler les ressorts. Pas un bruit. Gestes lents, précis, appliqués. Cette même dextérité professionnelle que tu m'avais inculquée pour le vol. À présent, mes doigts souples pouvaient à la fois dérober l'argenterie comme assembler un outil de meurtre. Quelle décadence, passez du pillage à la tuerie...
Et pourtant j'étais fière.
Et pourtant j'avais hâte.
C'était excitant.
Stimulant.
Je me sentais bien.
J'étais si brisée. En moi quelque chose se recollait. Rayon de soleil sur un corps transi. Tendre brûlure.
Espoir.
Calme.
Tranquillité.
Si j'avais pu, j'aurai chanté. N'importe quoi. N'importe quelle mélodie assez juste pour retranscrire mon émotion.
Au lieu de ça, le bruissement du métal frotté flottait dans l'air poussiéreux. Je m'en contentai. Ce serait suffisant.
Drôle de paradis.
Puis, comme une lumière trop crue, comme un couteau qui dérape, comme un train qui déraille, la réalité déchira la toile de paisible isolement.
Ce soir-là, une ombre se glissa dans la grotte.
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