20 - Leblanc : Aveugle persévérance
Il suivait son idée.
C'était une idée fixe
et il était surpris
de ne pas avancer.
JACQUES PREVERT
JEUDI 27 DÉCEMBRE
00 : 01
CAMILLE LEBLANC
L'horloge numérique en haut de mon Mac fit passer le décompte de cinq à six jours.
Soupir.
Six jours que nous pataugions dans cette flaque boueuse. Pauvre flaque d'indices sans sens ni suite où je n'avais pas pied. Peut-être le commissaire pensait-il bien faire en me léguant cette enquête, mais, la vérité, c'est qu'elle ne me remettait que plus en question. Étais-je vraiment fait pour ce travail ?
Six jours que nous avions perdue de vue la suspecte. Et je n'avais pas vraiment la foi de la poursuivre... Quelque chose chez elle me touchait, inexplicablement. Son aura blessée m'attendrissait. La compassion peut-être, la pitié plutôt.
Édron s'en foutait. Il se foutait de savoir qui il allait coffrer. Il se foutait de comprendre le coupable. Pour lui, il n'y avait que les bons et les mauvais. Les méchants junkies tuaient les gentils citoyens souriants qui baladaient leur chien le dimanche. Les gentils policiers arrêtaient les méchants, et la vie reprenait son cours...
Comment penser si simplement ? Où se trouvait la réalité dans ce code binaire ? Où se trouvait Iris ? Iris et son passé trouble. Iris et son profil brisé.
104 Rue des Chaufourniers, 75019 Paris.
La perquisition de son appartement au troisième étage ne nous avait pas plus éclairés sur l'identité de la gamine. Le micro-logement d'à peine six mètres carrés aurait fait scandale si la presse en avait appris l'existence. Comme les milliers d'autres. Son HLM en plein milieu de la cité rouge suintait l'indifférence. Son appartement, lui, puait la misère. Ni douche ni aération à part cette fenêtre tellement proche du plafond qu'on ne pouvait y voir que le ciel. La gazinière me faisait plus peur qu'un sac abandonné dans une foule. Du robinet coulait de l'eau chaude, mais je doutais qu'elle l'utilise, les prix de l'énergie flambaient en ce moment...
Après avoir fait son tour, la brigade cynophile conclut de l'omniprésence de traces de drogue. Cette hypothèse fut confirmée dans la journée par le centre d'analyses de Lyon, les échantillons prélevés étaient recouverts d'une infime quantité de ce produit inconnu. Cependant, personne n'y dénicha aucun stock, aucun stigmate éventuel d'un approvisionnement. Elle ne possédait rien. Rien d'autre qu'un paquet de pâte et de sucre premier prix. Mélangeait-elle les deux ? La situation dans l'espace des résidus trouvés ne correspondait pas aux précédentes affaires. La consommation ne paraissait pas avoir simplement été rangée dans un coin. Ni entassée dans des sacs.
La poignée de la porte, l'intérieur des draps, le bord du lavabo, les boutons de la gazinière, les vêtements. Nulle traces sur les murs, très peu sur le sol.
Les endroits les plus touchés.
La substance que nous cherchions était censée se transporter sous forme liquide. Des tubes qui fuient à de tels endroits, c'était impossible. Mais comment expliquer à des agents souvent bien trop sûrs d'eux que la fille que tout accusait ne pouvait être qu'une mule ?
Quelque chose nous échappait. Encore.
Où disparaissait-elle ?
Presque par habitude, j'ouvris la page de notes que je lui consacrais, parcourant les maigres informations que je possédais. La photocopie de sa carte d'identité que nous avait apportée son patron n'apprenait rien de plus que ce qu'Iris voulait qu'elle nous apprenne. Rien à tirer de faux papiers, si ce n'était celui qui lui avait fourni. Je m'étais déjà fait mon idée sur la question en fouillant dans les archives.
Joshua Willems, ancien juge qu'Édron semblait connaître de son époque de gloire, s'était sans doute senti à l'étroit dans son travail au tribunal correctionnel. Quelque temps après s'être forgé une réputation suffisamment angélique pour être dénué de soupçons, il s'était reconverti dans le recel de vol. Toujours à son poste, il faisait disparaitre les saisies avec habileté. Si habile qu'aujourd'hui encore beaucoup de ses méfaits restaient nimbés de mystères. Le pactole qui s'entassait lui servit à payer son amende, en prime de la clémence des jurés. Il n'écopa que de cinq années de prison ferme. Trois ans plus tard, il faisait appel. Voilà qu'il était libre depuis dix ans.
Seulement, impossible pour lui de reprendre sa confortable vie de juge. Connaissant bien la loi, il jouait depuis sa libération au chat et à la souris avec ses détracteurs. Il trouvait toujours un moyen de se blanchir, toujours un moyen d'étouffer les retombées.
Totale liberté. Son trafic d'objets volés tournait bien, mais il devait se diversifier. Il se mit à louer des appartements miteux. Ce n'était pas illégal si c'était un « débarras » et non une « chambre ». Sans surprise, j'avais appris par Édron qu'Iris était une de ses locataires et qu'elle lui revendait ses vols. Pas étonnant qu'il lui ait fourni une fausse carte d'identité en prime. À en témoigner par les comptes qu'elle marquait dans un petit carnet d'une écriture maladroite, elle lui versait quatre-cents euros par mois pour moins qu'un cagibi.
Malheureusement pour lui, je n'étais pas du genre véreux. Et encore moins manipulable. Son argent, je n'en avais rien à foutre. Seule pour moi comptait la justice. Seule pour moi comptait l'image de cet homme derrière des barreaux.
— Pourquoi il t'a pas foutue dehors, ça fait des mois que t'as rien payé... soupirai-je en fixant le visage immortalisé de la gamine sur l'écran du MacBook.
Il y a quelque chose que je ne comprenais pas. Willems n'était pas un sentimental. Je l'imaginais mal se laisser attendrir par la détresse d'une jeune proie. La misère des autres était son gagne-pain, il ne pouvait faire d'exceptions. Sauf si quelque chose, ou quelqu'un, le poussait à fermer les yeux sur cette fille.
Quelqu'un d'assez doué pour manipuler le maître de l'illusion ?
Non. Il fallait que j'arrête de croire Iris innocente. Mon objectivité s'effilait à chaque fois que mes réflexions se tournaient vers elle. Elle et son visage émacié. Elle et son air triste. Elle et le vide qui semblait l'entourer.
Seule.
Maigre.
Harassée.
Qu'aurais-je pensé si je ne l'avais jamais vue ?
Payait-elle autrement ? Vendait-elle son corps ? La drogue était-elle son nouveau change ?
Vrombissement. La bouille souriante de mon fils jaillit de l'obscurité pour rayonner sur le fond d'écran de mon téléphone. Je décrochais aussitôt que le nom du commissaire apparut.
— Allô, Leblanc ?
Voix bourrue. Agression du tympan. Il n'y avait que lui pour appeler en pleine nuit. Et que moi pour lui répondre. J'écroulais mon dos contre le cuir du siège.
— Vous savez l'heure qu'il est ? grinçais-je.
— C'est important. J'ai creusé du côté du deuxième contact de l'informateur, Pitt Johnson. Devine ce que j'ai trouvé, le type est mort la semaine dernière ! Il parait qu'ils ont repéré un machin pas normal dans son sang à l'analyse toxico. Et c'est pas le seul... Quand j'ai insisté, la DRPJ m'a envoyé leur rapport sur des morts qui sont p't'être impliqués dans le trafic. Les cinq cadavres ont été trouvés dans le mois, tous avaient dans le sang cette substance que personne connait.
En l'écoutant, j'ouvris une nouvelle page de recherche dans les archives numérisées. Le nom du macchabée apparaissait dans plusieurs dossiers. Rien d'élogieux, mais pas un baron pour autant.
— Comment ils sont morts ?
— Overdose. Enfin, c'est ce qu'on suppose... Avec les fêtes, les effectifs sont pas les meilleurs...
Soupire. Je résistai à l'envie de lui rétorquer que les assassins ne prenaient pas de vacances avant de me rappeler que lui aussi était debout. Malgré son manque cru de rigueur, ce n'était pas le plus fainéant des fonctionnaires. Il me faisait penser à un Hercule Poirot bas de gamme, seuls le ventre et l'égo les réunissaient.
— C'est possible de voir les cadavres ? m'enquis-je en quittant mon bureau pour regagner la cuisine.
— Oui, tout à fait.
La bouilloire vide s'ennuyait sur le carrelage désuet du plan de travail. Je la jetai sous le robinet, laissant l'eau couler le temps que mes idées s'ordonnent.
— Très bien, on se rejoint à l'institut médico-légal. J'y suis dans vingt minutes. Vous êtes dans le cinquième vous, non ? Vous y serez plus vite que moi.
Je raccrochai sur ses protestations, allumant en même temps le feu sous la bouilloire. Je commençais à connaître son caractère faussement inflexible. En vérité, ce n'était qu'un bonhomme vaniteux, basique, mais droit. Pas précieux, mais pas inutile. Je jetai mon téléphone dans le sac à dos qui s'affaissait sur la petite table laquée, sorti du placard un sachet de thé noir qui se retrouva aussitôt au fond de ma vieille Thermos. La bouilloire siffla. Je versai l'eau brûlante, l'odeur amère remontée par la vapeur me rappelait à de bons souvenirs.
Soudain, je levai la tête en direction du bureau. Un instant, j'avais cru entendre un souffle qui ne m'appartenait pas.
Frisson.
Paranoïa.
L'heure tournait, il fallait que j'y aille.
*
JEUDI 27 DÉCEMBRE
00 : 32
CAMILLE LEBLANC
— Son corps a été retrouvé à son domicile. Il était dans sa douche quand il est mort. C'est les voisins qui ont averti les pompiers en se rendant compte que personne ne leur répondait alors que la fuite d'eau massacrait leur salon...
— Très zélés, dites-moi, ricanai-je en pensant à la froide entente que j'entretenais avec mon palier.
Le trafiquant avait la quarantaine. Sur les photos de son dossier, on découvrait son visage mortifié, figé dans une expression de souffrance. À le voir paisiblement allongé sur le lit d'aluminium, je ne pouvais que me questionner sur la raison de sa dépravation. Dans un soupir, je relevais le drap blanc qui masquait son corps nu.
Rondelet, tatoué d'un dragon mal proportionné sur l'épaule, il portait une cicatrice sur le ventre que j'imaginai comme un vestige d'agression au couteau.
— On a retrouvé quoi chez lui ?
Édron grogna dans mon dos avant de croiser ses bras à mes côtés.
— Ce qu'on trouve chez un camé.
Des ecchymoses témoignaient de sa chute soudaine lors de sa mort. Mon regard s'attarda sur l'un d'eux, à droite de son torse, à la couleur divergente.
— Et ça c'est quoi ?
— Un bleu. Enfin je crois, marmonna-t-il. Qu'est-ce que ça pourrait être de toute façon ?
J'approchai, braquant la torche de mon smartphone sur la zone étrange. La tâche me fit penser à un poisson dans un aquarium sale. La forme apparaissait par transparence, mais elle avait une épaisseur. Comme un œuf qui chercherait à percer sa peau.
Dégout.
— Autre chose qu'un bleu... soufflai-je en reculant. Le rapport dit quoi là-dessus ?
Il sortit de son sac un carnet petit carreau de collégien dans lequel il avait coincé les dossiers. Les pages cornées peinaient à tourner entre ses doigts boudinés. Je pus saisir des brides des comptes-rendus sur les autres morts. Ce que j'y lus me perturba. Je remerciai intérieurement l'ami de ma jeunesse qui m'avait appris la lecture rapide pendant les heures d'études. Il cita d'une voix morne :
— Alors... « Présence d'une coloration de l'épiderme rougie de la taille d'une noix au-dessus de la rate ». Tiens, je voyais ça plus petit, une noix...
— Très utile... félicitai-je ironiquement. Et l'autopsie ?
Ses yeux las m'imploraient de le laisser rentrer chez lui. Épaules voutées, il s'adossa au mur de caissons. La hiérarchie s'était étrangement inversée.
— Y'a pas d'autopsie, on lui a juste fait l'examen toxico. Le légiste a pris ses jours de congés...
— C'est une blague... Et personne l'a remplacé ! Ce type à une tache rouge sur le ventre et personne sait d'où ça vient ?
Mon ton moqueur ne lui plaisait pas. Il s'approcha soudain, me déstabilisant de son regard perçant qu'il réservait d'ordinaire aux interrogatoires.
— Écoute mon garçon, tu es nouveau, alors je vais t'apprendre une chose. Des camés à la gueule défoncée on en voit tous les jours. Si on s'occupe de détails à la con, on avance à rien. T'es qu'un gamin qui joue au détective, tes méthodes mènent à rien. Alors, sois gentil. Retourne te coucher et demain matin viens à l'heure faire ton travail et rien de plus.
Ma voix resta bloquée dans ma gorge. On me reprochait régulièrement d'être trop. De trop faire. De trop vouloir. De trop chercher. Mais j'avais raison. Cette fois-ci, je ne pouvais qu'avoir raison. Il fallait que je lui prouve. Pour la vérité.
J'entrai dans la salle jointe qui servait habituellement aux thanatopracteurs pour maquiller les défunts. La lumière grésilla, éclairant en stroboscope les tiroirs que j'ouvrais précipitamment.
— Leblanc ! Tu fous quoi encore ?
Ciseaux, gants en latex, pince à épiler, masque. Je me relavais, mon butin entre les mains, avant de dépasser mon supérieur sans un regard pour retourner auprès du mort.
— Que je suis con d'avoir ramené un taré comme toi ici... continua-t-il en gardant excessivement ses distances comme s'il s'attendait à me voir le tailler en pièces.
Je tremblai, repoussai le drap de son ventre, inspirai.
— Compte pas sur moi pour te couvrir, mon garçon.
La pointe des ciseaux s'enfonça dans la peau. Je n'avais pas peur du sang. Je n'avais pas peur d'ouvrir l'épiderme de ce macchabée s'il pouvait encore nous aider à découvrir la vérité. Mon angoisse naissait de l'inconnu, de l'inexplicable, de l'inexpliqué.
Je ne pouvais qu'avoir raison.
Le métal heurta le corps étranger. Souiller la sépulture me faisait tort, mais il suffisait que je pense à ce que ce connard avait pu faire pour ne pas sourciller.
L'objet lisse crissa au contact de la pince. Je m'aidai de la lame pour le tirer vers l'extérieur. Envie de vomir. Je devais me concentrer sur l'adrénaline. En étouffant ma répulsion, je sortis la tumeur minérale du bout des doigts gantés.
— T'as intérêt à t'expliquer ! Ce que tu fais... et bien... ça ne se fait pas !
Lentement, je me retournai vers lui. Cette chose n'avait rien d'un bleu, rien d'une tâche, rien d'une noix. Spongieux, organique, l'ellipsoïde irrégulier possédait certaines zones aussi solides et translucides que du cristal. Cette chose n'avait rien d'un kyste, rien d'un œuf, rien d'étranger. C'était comme un organe malade. Exactement comme ce que les autres dossiers mentionnaient. Un organe solidifié, naissant de la pointe du cœur pour migrer plus bas et remonter vers l'épiderme. Une sorte de mutation causée par la substance que tous ces drogués s'étaient plantée dans le bras. Cette substance tuait d'une manière trop détournée pour être volontaire.
Alors, qu'était censé devenir l'organe une fois qu'il atteignait la surface ?
Je raclais ma gorge.
— La rate n'est pas de ce côté, la tâche fait plus de six centimètres, les rapports sur les autres cadavres mentionnent un corps étranger dans le thorax. Si celui qui a écrit ce « compte-rendu » n'a jamais eu de cours d'anatomie, qu'il n'a jamais vu de noix, et que tous ces types avaient par hasard comme point commun de porter cette chose dans leur torse, alors oui, j'aurais à m'expliquer. Mais, commissaire, ce n'est pas moi qui ferme les yeux sur ces informations.
L'organe roula sur le brancard. J'ôtai mes gants. Mes pas lents résonnaient dans la salle presque vide.
— Alors expliquez-moi, commissaire, pourquoi vous manipulez les preuves.
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