19 - Aranéens : Destin trainant

...car rien ne se crée,

ni dans les opérations de l'art, ni dans celles de la nature,

et l'on peut poser en principe que, dans toute opération,

il y a une égale quantité de matière avant et après l'opération ;

et qu'il n'y a que des changements...

ANTOINE LAVOISIER

JOUR 69 SAISON DE L'EAU

ÈRE LISTIENNE

PREMIER QUART DE LA DESCENTE

AARON

— Concentre-toi.

Sa voix sourde et lente sonnait parfaitement bien entre ces murs sombres. Les Natius s'agitèrent. Leur corps intangible se fondait dans les ténèbres. Mouvement animal. Leur manière lisse et svelte se déplaçant simultanément me donnait le tournis.

Ces murs que lui-même avait façonnés.

Ces murs insaisissables, mystérieux, obscurs. Exactement lui. Il était un fantôme distant qui tentait de me faire devenir comme lui. Une ombre discrète qui contemplait mon évolution sans vraiment intervenir. L'ombre de lui-même peut-être.

— C'est ce que je fais ! grognai-je en m'écartant du bord du gouffre.

Il tourna son regard funèbre vers moi. Ses yeux m'envoyaient des éclairs passifs. Ce genre d'éclairs qui n'existent que dans les yeux de ceux qui inspirent le respect.

C'était un avertissement, je parlais trop. Dans ce « lieu », le bruit était comme un blasphème, une aberration. Il semblait déplacé dans cette obscurité muette. Il n'avait rien à faire ici, et encore moins en présence de Ténéré.

— Tu fais mal. Fais mieux.

— Je fais ce que je peux, lâchai-je, plus calmement.

— Tu fais mal parce que tu ne veux pas. Écoute : que tu l'acceptes ou le refuses, tu l'es. La Mort est toi. Tu es la Mort. Accepte ou refuse, mais ça ne t'empêchera pas d'être.

La Mort... Ce type me glaçait un peu plus à chaque fois qu'il me désignait comme tel.

— Alors je refuse. Le monde est terriblement laid vu d'ici.

— Ne vois pas comme ça. Le monde n'est pas beau, le monde n'est pas laid. Le monde est. La Mort, comme le monde, existe et se doit de ne jamais s'éroder. Regarde le monde avec humilité et respect, pour lui et pour toi. Tu n'es pas mieux que le monde, il n'est pas mieux que toi. Tu es une part de lui comme la Mort est une part de la vie. Si la réalité te paraît merveilleuse, ou si elle te paraît terrifiante, tu te trompes. La réalité est. Et même la Mort ne peut discréditer ce fait.

Écouter ses divagations ne menait jamais à rien. Je repris l'exercice. Fermer les paupières, respirer calmement, ressentir le souffle glacial de l'air autour de moi.

Je pris le temps de ne rien faire un instant, de laisser mon corps en attente, laisser mon esprit s'étendre dans la fumée sombre...

Puis ce fut comme un électrochoc. Les ténèbres m'appelaient. Je sentais en moi ce profond besoin de les toucher, de les faire bouger, de les faire obéir. J'ouvris subitement les yeux, je le savais : mon regard avait changé. Il n'était plus celui de ce garçon paumé que j'étais quelques secondes plus tôt. À présent, j'étais quelqu'un d'autre, quelqu'un de puissant, quelqu'un qui voyait les nuages noirs se rapprocher de lui à une vitesse folle.

Quelqu'un qui ne ressentait plus rien. Ni ses mains qui se crispaient ni son cœur qui tambourinait. Ni la douleur d'être seul ici. Rien.

Rien, mais j'étais bien.

Les ténèbres m'enveloppèrent. Mon esprit se ressaisit brusquement. La peur me fit perdre tout contrôle sur les volutes sombres. Elles tournaient, m'entouraient. J'étais au milieu d'une véritable tornade funeste. La panique me gagna. Les particules de poussière, brassées par le tourbillon, se collaient contre mon front en sueur. Mes membres furent gagnés de frissons. Froid. Affreusement froid. Mes dents claquaient alors que tous mes muscles se contractaient. Je ne pouvais rien faire. Rien. Le malstrom que j'avais créé se refermait sur moi. Comme un piège. Un piège obscur et malsain qui me glaçait autant physiquement que mentalement.

Ma tête tournait. Tout tournait. Tournait, m'entourait, m'encerclait, m'étouffait, j'étouffais.

De l'air.

Je perdis l'équilibre. Tout tournait. Je m'effondrai sur le sol noir que mes doigts gourds ne sentaient qu'à peine. Ténéré. Que faisait Ténéré ? Tout tournait. Les ombres moqueuses me toisaient. Elles avaient eu raison de moi. J'étouffais. De l'air. Tout tournait. J'avais beau respirer, l'oxygène s'échappait dans la tempête noire.

Subitement, je ne vis plus rien. Rien. Ni le noir ni les ténèbres. Plus rien. Je ne sentais rien. Mes pensées étaient lentes, molles, pesantes. J'étais ailleurs. Ailleurs, j'espérais que cet endroit était loin. Loin de mes cauchemars, de mes angoisses, de mes souvenirs.

Mais j'avais tort. J'étais aux portes de mes peurs les plus profondes. Aux pieds de ma lâcheté. Le rien se densifia. Il prit forme, contenance. Il prit vie pour dessiner ma première image de la mort.

Adam.

Il était si jeune.

Si pâle.

Ses yeux fixés dans une expression d'horreur.

De peur.

Peur de moi.

Moi, celui qui l'avait tué.

Je l'avais tué parce que je n'avais pas agi.

Aujourd'hui, j'aurais été en mesure de retenir les griffes noires qui l'avaient emporté.

Il était si jeune.

Si faible.

Mais sûrement moins faible que moi.

Aujourd'hui, je savais. Ce qui avait fait surgir cette main de ténèbres. C'était la main de la Mort elle-même, c'était Ténéré, c'était ce Listien derrière moi. Il avait seulement obéi. Obéi aux ordres des ténèbres. Aux ordres de la Mort. Et il était son bras.

— Les Morts que nous sommes sont comme les Vies, nous ne faisons qu'emprunter la force de la Nature et nous la répartir, m'avait expliqué Ténéré.

— Pourquoi ? La Nature choisit très bien seule, non ?

— N'as-tu aucune ambition ?

— Non. Et certainement pas celle de prendre la place de l'ordre naturel.

— Tu le devras pourtant.

Il m'avait fait devenir quelqu'un d'autre. Un assassin. Un tueur.

Cet homme m'écrasait tout entier. Il me réduisait en cendres. J'étais encore trop jeune. Trop faible pour l'affronter.

Je n'attendais qu'une chose à présent : le moment où je serai assez fort pour l'anéantir.

Le détruire.

Comme il l'avait fait pour moi.

Il avait tout tué de moi.

Mais cette puissance me manquait encore. Dépassé par mon propre pouvoir. Il me fallait encore du temps. De la patience. Du courage.

Mais j'y arriverai.

Parce que, depuis, tout avait changé.

Parce qu'un jour, j'arracherai le bras de la Mort pour le rendre à la Nature.

Et mon omnipotence me soufflait que, en bas, on s'échauffait pour voler le bras de la Vie.

*

JOUR 69 SAISON DE L'EAU

ÈRE LISTIENNE

PREMIER QUART DE L'ASCENSION

IRIS

Quand le Soleil se leva à nouveau, une étrange immobilité régnait sur le Terrier des Aranéens. Même les rayons chaleureux se refusaient à caresser la falaise. Comme rarement depuis l'annonce du Plan, les résistants avaient tous passé la nuit chez eux, abandonnant les galeries dans un silence épais. Seule Mona avait veillé tard, pansant mes plaies et recousant les plus profondes, avant de partir elle aussi, loin des préparatifs de guerre.

Comme habituellement, nous avions passé la nuit dans le dortoir où les lits de terre et de paille offraient un confort relatif. J'aurais voulu dormir à la crique, mais les nuits à Plena restaient fraîches pendant la saison de l'Eau. Jérémy était resté un peu plus longtemps dehors, je l'avais entendu se coucher une bonne heure après moi. Chaque soir, quand il revenait, il emportait avec lui l'odeur douce du lac, la fraicheur du vent et l'humidité nocturne.

Mais ce matin était pur. Et lorsque je me réveillai, j'eus conscience de chaque détail. De la plus infime particule aux immenses structures du réel. L'hallucination se calma lorsqu'une éclaircie chassa mon sommeil, mais je l'avais sentie, cette paix.

Pour ne pas la perdre, je la suivis.

La paix me mena à l'extérieur. Là où la vie m'appelait. Là où la vie vibrait. Là où un vieil escalier de pierre grimpait le long de la falaise pour s'enfoncer dans la rocaille. Je grimpai.

Seule.

Calme.

Sereine.

À mi-hauteur, sans aucune raison, je m'assis.

La splendeur du paysage m'enlaça.

Réconfort.

Émotion.

Terre mère.

Perchée sur les rochers, j'observais le lac Flucae devenir serpentin. Comme des seins moelleux perçant la croûte terrestre, les monts rivalisaient de calme, offrant leur force dans l'infini pourtour.

Diapason trop longtemps privé de sa note, ma nature vibra. La Nature vibra. L'énergie résonna en moi.

Clapotis faible en contrebas. Feutre d'une cascade dans mon dos. Les feuilles frémissaient, le vent murmurait, j'ignorais qui de l'oiseau ou la fougère tendait le plus vers l'harmonie.

Une araignée se hissa à mes côtés. Existence minuscule. Ses pattes se mouvaient fluidement entre la mousse. J'admirais la délicatesse de ses dessins en chevrons, la finesse des poils brillants qui frémissaient dans chaque courant d'air. Regard à huit entrées. J'eus l'impression enivrante de sentir le contact de ses pattes sur la pierre. De le sentir de l'intérieur. Aucune hostilité. Elle contourna mon corps violet pour glisser le sien sous le rocher.

Humble vertige quand le vide recapta mon attention.

Vie.

Âme nourrie.

Plaisir dans les yeux et le cœur.

Je n'avais jamais ressenti ça.

Ni sur les toits franciliens, ni dans la forêt plantée de pins, ni dans mes rêves, ni dans les souterrains du Terrier, ni dans les bras d'Aaron, ni dans ceux de Jérémy. La Vie. Ni Marie ni Listi n'avait pu posséder cette puissance en elles. Je n'étais pas la Vie, pas plus qu'elles ne l'étaient. Pas plus que les autres souveraines, Reines autoproclamées par un pouvoir illusoire.

La Vie, le souffle même, la force qui émane d'un paysage en mouvement. Nul ne pouvait la contenir.

Nul ne le devait.

Partout, la Vie fleurissait. Même sur le cadavre d'un merle en contrebas, la vie fourmillait. Les insectes nécrophages nettoyaient les os, consommant la chair pour la rendre à la terre. La vie palpitait. Dans le champignon filandreux qui décomposait l'arbre foudroyé. Dans la Mort elle-même, la Vie palpitait. Cœur inarrêtable.

J'eus la profonde sensation que quelque chose bougeait. Bougeait en moi, comme l'araignée furtive, comme le corbeau discret. Quelque chose, dans l'ombre de mon âme, qui se déplaçait, qui disparaissait, s'évaporait sous la chaleur bienveillante que la Nature me partageait.

— La Mort n'existe pas.

Rire.

Tourbillon.

Solide vérité extasiante.

La Mort n'existait pas. Tout était continuité. Comme la pluie naissait des vagues et les vagues des pluies. Comme la terre faisait jaillir les fruits, et les fruits se dégradaient en terre. Comme les branches que le vent casse et qui plus fortes repoussent. Comme l'arbre sénescent qui accueille le lierre grimpant.

Énergie cyclique qui chaque fois restait.

Pour la première fois, je rencontrai la Nature.

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