18 - Refuge : Identique infini

On n'échappe pas à un infini,

me dis-je, en fuyant vers un autre infini ;

on n'échappe pas à la révélation de l'identique

en s'imaginant rencontrer le différent.

UMBERTO ECO

MERCREDI 26 DÉCEMBRE

QUELQUES HEURES PLUS TÔT

JÉRÉMY

Une mèche blonde tomba pour la énième fois devant mes yeux. Je la repoussai en expirant longuement pour apaiser mon cœur. Mes doigts tremblants peinaient à la placer derrière mon oreille.

Ainsi commençait la Révélation.

Il fallait que je me calme.

Mais cette salle immense me donnait le tournis. Et tous ces gens inconnus qui se fixaient en silence... Tous tendus, tous inquiets, mais tous exaltés. Et ces miroirs qui multipliaient la petite foule pour en faire un peuple entier. Et ces quatre portes entre ces quatre murs. Ces portes gigantesques qui nous dominaient tous.

Il fallait que je me calme.

Frénétiquement, je tapais ma cuisse au rythme cadencé de mon cœur que je percevais dans la chair de mes doigts. Chaud. Mal à l'aise. Peau gelée. J'avais besoin de repères. De clarté. Je ne savais pas où était mon téléphone. Où était mon téléphone ? Pourquoi me sentais-je si vide ?

Je murmurai mon nom, la date d'aujourd'hui et l'heure qui s'affichait sur ma montre. Décrire chaque chose à voix basse rendait la situation plus concrète en m'empêchant de divaguer, de trop penser. En détaillant l'instant, je parvenais à me recadrer et trouver un semblant de stabilité où mon esprit pouvait se poser. Ma tante m'avait enseigné cette technique quand je ne pouvais plus contenir mes angoisses. Plus je me concentrais sur mes sens, moins je me focalisais sur mes pensées.

— Je suis dans une salle en forme de cube d'environ quarante mètres de côté et de hauteur, dis-je sans me soucier qu'on me voit parler seul. Dans un cube, il y a six faces. Ici, les six faces sont recouvertes de miroirs, même le sol et le plafond. À cause de ça, je ne peux ni regarder le sol, ni le plafond. J'ai l'impression de tomber à l'infini dans une dimension parallèle. C'est magnifique, c'est une architecture très simple et pourtant unique. On peut poser les yeux que sur les portes.

Je respirai profondément en fermant les paupières, comme me l'avait appris tante Lucie. Mon cœur battait toujours aussi fort mais je sentais déjà mes muscles se détendre. Je repris ma description à l'aveugle.

— On est environ cinquante. Peut-être un peu plus, ou un peu moins. Je dirais qu'on a tous entre douze et vingt ans. Personne n'a l'air de se connaître, on se regarde tous de travers, tout le monde a peur des autres. On sait pas pourquoi on est là. Enfin, moi, je sais pas. Peut-être que les autres savent mais je peux pas être sûr. Je suis sûr de rien. Même pas de comment je suis arrivé. Je crois pas que c'est Lucie qui m'ait emmené, donc j'ai dû venir seul. Je ne me suis pas fait enlever, on ne m'a pas forcé, enfin je crois pas. Je suis là et je sais pas comment je suis arrivé. Je me rappelle pas du trajet, je me rappelle pas de ce qu'on attend de moi. Tout ce que je sais c'est qu'avant ce matin je me souviens de tout, et que depuis c'est le flou. Je ne sais pas si les autres sont pareils ou si c'est moi qui deviens fou. C'est peut-être le stress. C'est flippant. Je dois me calmer.

J'inspirai.

Un morceau de miroir coulissa dans le mur à ma droite. Six personnes en sortirent. Je me focalisai instantanément sur l'homme qui marchait devant. Contrairement aux tenues farfelues des cinq autres, lui était vêtu sans apprêt d'un complet bleu profond. Son attention posée détaillait chaque visage. Ses yeux gris croisèrent les miens. Il me sourit très légèrement. Son regard respirait la franchise. Il s'immobilisa dans une posture stable et confiante, ses semblables alignés derrière lui.

— Mesdames, messieurs. Mes amis. C'est une joie de vous accueillir ici.

Sa voix résonnait, décuplée par le lieu. L'onde puissante qui parcourut la pièce m'arracha un frisson.

Je m'approchai, bien que mal à l'aise de bouger au milieu de cette immobilité pesante. Depuis ma place, je pus détailler l'orateur pendant qu'il continuait son discours.

— Nous avons passé tant de temps à nous demander si vous alliez venir, si vous alliez vous replier sur votre passé, vous diviser, vous abandonner à une vie qui n'est pas la vôtre. Ou si, au contraire, vous alliez embrasser votre réel avenir, choisir le courage de tourner le dos au mensonge, d'affirmer votre identité divergente. Aujourd'hui, mes amis, vous êtes tous là. Aucun de vous ne manque à l'appel, aucun de vous n'a élu la facilité comme solution. Vous avez choisi et, de ce choix, nous vous remercions. La tâche que vous nous confiez par votre présence est un honneur dont nous mesurons l'importance. Vous avez plus que jamais besoin de réponses, de promesses réalisables, d'un destin stable. Vous avez plus que jamais besoin de vérité. Or, depuis toujours, vous vous sentez menacés. Dans votre pensée, dans vos valeurs, dans vos capacités, dans votre identité. Vous vous sentez exclus de la société que vous avez l'impression de regarder vivre. Vous doutez. Vous doutez puisque jamais vous n'avez eu de raison valable de ne pas le faire. Puisque jamais on ne vous a un jour dévoilé votre nature. C'est pourquoi nous sommes là.

Il balaya à nouveau la foule disparate des yeux. Débit fluide, clair, posé. Ses gestes sûrs argumentaient son propos. Son air professionnel rassurait. Cheveux aux mèches grisonnantes impeccablement peignés, visage dans la force de l'âge. Il respirait l'assurance ce qui, je l'avouais, n'était pas de trop. Sans savoir comment, je comprenais de quoi il parlait. Ma main effleura mon cristal à travers ma chemise. Presque naturellement. Pourquoi n'avais-je pas peur que les autres s'en rendent compte ? Pourquoi savais-je déjà qu'ils possédaient la même difformité ?

Les tenues de nos hôtes laissaient entrevoir une forme colorée sur leur poitrail. Forme lisse, familière, et pourtant si étrangère. Je n'eus pas besoin de retenir ma surprise. Je n'étais pas surpris. Pourquoi n'étais-je pas surpris ?

— Je suis Émalique, le président de notre communauté. Voici mon adjoint, Athaïs, ajouta-t-il en posant doucement sa main sur la clavicule de l'individu qui s'était avancé.

Petit, fatigué, cela dit pas plus vieux que celui à ses côtés. Il sentait la tristesse. Plus que ça même, il sentait l'indifférence. Tout le poids qui pesait sur sa conscience se lisait dans ses traits creux, ses épaules tombantes et ses cheveux ternes. Il évitait de croiser les regards, se concentrant sur un point fixe derrière nous. Pourtant placide, il ne m'était pas antipathique. Seulement, la vie ne lui avait certainement pas laissé beaucoup de répit. Émalique reprit :

— Nous vous rendrons votre confiance en vous depuis trop longtemps affaiblie par les secrets. Elle ne se restaurera pas par magie, hélas, en un claquement de doigts ce soir, ce sera un travail long mais nécessaire qui vous menera à l'apogée de vous-même.

Théâtral, grandiloquent. Il marchait, bras ouverts, portant sur nous son expression exaltée.

— Nous vous convaincrons que, bien que vous vous sentiez déstabilisés par votre impression de nager à contrecourant dans l'océan obscur d'une société dont vous ne saisissez pas les codes, dont vous vous trouvez étrangers, vous portez en vous toutes les capacités pour vivre libres. Nous vous convaincrons que votre puissance est bénéfique. Que vous êtes à l'orée d'une extraordinaire renaissance. Nous vous protègerons. Nous vous accompagnerons dans votre quête de vous-même jusqu'à ce que votre l'horizon s'éclaircisse. Vous n'aurez plus peur, vous ne serez plus seuls. Vous n'êtes pas seuls.

Une fille pleurait discrètement, essuyant des larmes de peine trop longtemps supportée. La vague de soulagement qui émanait d'elle me fit du bien. Je parcourus l'assemblée. Les visages paraissaient plus détendus, plus sereins malgré l'attente de la Révélation. D'où connaissais-je le nom de cette réunion ? Moi-même, je me sentais moins nerveux. Beaucoup d'autres, cependant, lorgnaient le type avec méfiance. Leur peur, pourtant justifiable, m'agressa. Soudain, je me rendis compte de ce que j'espérais trouver en les observant : un repère. Puis je retombai sur lui. Émalique.

Fort, stable, confiant. Je n'aimais pas ce sentiment qu'il m'inspirait. Je n'aimais pas cette impression qu'il m'était nécessaire pour ne pas perdre pied.

— À présent, je pense pouvoir vous dire ce que vous ressentez tous sans oser vous l'avouer. Vous n'êtes pas comme les autres. Vous appartenez à un autre tout. Nous appartenons à un autre ensemble, une autre société, un autre peuple, une autre espèce.

Frisson.

Une autre espèce.

Mon cœur s'emporta.

Battements irréguliers.

J'étouffais.

Le bourdonnement des murmures. Les langues se déliaient sous l'étonnement. Les uns parlaient seuls, lâchant dans un souffle les pensées réactives qu'ils ne pouvaient retenir. Quelques autres parlaient à leurs voisins qu'ils n'osaient pas regarder quelques secondes plus tôt. Émalique sourit. Sourire doux, tranquille, heureux. Sa voix chaleureuse nous enveloppa à nouveau :

— Pour comprendre cela, laissez-moi remonter il y a sept millions d'années, alors que l'histoire de l'Homme n'en est qu'à ses débuts. Les premiers Hommes, si on peut les qualifier ainsi, étaient les Homo habilis et rudolfensis. L'espèce qui a persisté jusqu'à aujourd'hui n'est apparue que bien plus tard : les Homo sapiens. Entre-temps, les espèces pionnières se sont éteintes. Mais d'autres sont apparues, les floresiensis, les neanderthalensis, avant de s'éteindre à leur tour. L'espèce sapiens est la seule à avoir résisté. La seule à avoir traversé l'histoire jusqu'à nos jours. C'est ce que l'on vous a toujours appris. C'est ce que vous avez toujours pensé. Mais, vous n'êtes pas des Homo sapiens.

Certains s'indignèrent, discrètement tout d'abord, puis de plus en plus violemment.

— Vous nous prenez pour des cons ? C'est ça que vous appelez des réponses ? l'invectiva l'un des plus âgés des auditeurs. Faites-moi sortir d'ici ! C'est des conneries !

Inébranlable, l'orateur continua d'un ton calme :

— Vos questionnements sont légitimes. Nous sommes là pour vous accompagner sur la voie de la vérité, même si ce chemin est épineux.

— Nous accompagner ? Écoutez-vous ! Vous parlez comme une secte ! Qu'est-ce que vous voulez nous faire, hein ?

Agressif, le poing crispé mais légèrement tremblant, le jeune homme se rapprocha brusquement du président, immobile malgré l'animosité ambiante. Ce garçon serré dans son t-shirt antitranspirant me semblait être un habitué des combats de front. Quelque chose dans sa démarche souple, dans la position gainée de ses muscles, me laissait croire qu'il flirtait avec le conflit. La violence me révulsait. Cependant, il n'était pas le seul à sentir monter la colère. Autour de moi, toutes les émotions divergentes s'entrechoquaient. Le surplus de ressentiment me submergeait. Que ressentais-je, moi, au milieu de ce brouillard de troubles ? Impossible de le savoir.

Le sportif explosif vint se planter devant Émalique.

— Gardez votre calme, la vérité n'est jamais facile à accepter.

— Mon calme ? Que je garde mon calme ?

Tension. Le poing vola. Puissant. Je détournai le regard. Le choc résonna dans la salle.

L'individu s'écarta lentement, terrifié. Émalique n'avait pas bougé. Le coup n'avait pourtant pas atteint sa cible. Devant l'homme visé brillait une fine paroi irrégulière, blanchâtre et mouvante. Je mis quelques secondes à comprendre ce que je voyais. La femme au chignon qui se tenait derrière lui jusqu'alors créait l'étrange matière depuis sa paume ouverte.

Frisson. La pièce fut soudain silencieuse.

— Merci, Matina, continua le président en adressant un sourire à la porteuse de pouvoirs surnaturels. Je disais donc : nous ne sommes pas des Homo sapiens.

Le froid dans l'assistance devint encore plus lourd. Émalique se mit à déambuler entre les jeunes gens qui s'écartaient ou serraient les dents. Il nous écrasait tous.

— Notre nom est Homo listius. Nous sommes des Listiens.

Mon corps frémit à ce terme que je n'avais jamais entendu. Comme si mon organisme lui-même répondait à cette appellation insoupçonnée. Comment pouvais-je y croire ? Comment pouvais-je me laisser endormir dans ce discours creux.

— Nous sommes antérieurs aux Hommes modernes. Nous sommes les survivants d'une espèce discrète qui n'a jamais su s'imposer face à ses proches cousins et qui, pourtant, les a transcendés. Nous sommes moins nombreux, nous sommes plus silencieux, mais nous sommes plus forts. Nous possédons, vous possédez, un chromosome supplémentaire. Nous possédons une force supplémentaire. Certains d'entre-nous, avec du travail et de l'entrainement, peuvent réussir à contrôlons la matière. Vous contrôlez peut-être la matière. Comme Matina vient de vous en faire la démonstration, nous avons des capacités qu'aucun humain ne pourrait développer malgré tous ses efforts. Les atomes qui composent la matière sont maintenus par des liaisons magnétiques, c'est cela qui peut être modifié. Ce n'est pas de la magie, la magie n'existe pas, elle n'est qu'une invention des Hommes pour ne pas chercher d'explications à ce qu'ils ne comprennent pas. Il y aura un temps pour vous apprendre cela en détail, ne vous inquiétez pas. Nous savons expliquer ces phénomènes étranges qui se forment autour de vous. Nous vous expliquerons qui vous êtes. Pour l'heure, je ne vous demande qu'une chose : de nous croire.

Croire. Je croyais trop facilement. Crédule. Naïf. Rêveur. On me le disait si souvent, jamais en compliment. Si je prenais pour vérité tout ce qu'on pouvait bien me dire, c'est que je n'arrivais pas à concevoir la malhonnêteté. Quel était le but du mensonge ? Comment pouvait-on avoir de mauvaises intentions ? Où se trouvait la raison ? L'effet bénéfique ? Évidemment, je savais ma vision déconnectée de la réalité mais, j'aimais ce sens aigu de la justice. On me reprochait d'avoir encore de l'espoir en l'humain. Ils pensaient qu'il me suffisait d'ouvrir l'œil aux belles choses, d'ouvrir mon âme aux belles paroles sans y réfléchir. En vérité, je voyais les comportements néfastes mais j'y trouvais toujours une excuse. Pour eux je n'étais qu'un utopiste. Utopiste, c'était si simpliste comme étiquette. On me la collait à longueur de temps, pourtant je ne désirais ni le lisse ni l'idéal. Voir l'émotion partout, dans l'art comme dans la vie. Je pensais à Blake et ses œuvres à la beauté sombre. Voilà ce qui me touchait. Dans chaque grain de sable, un monde, dans chaque fleur des champs, le Paradis... 1

Alors pourquoi souhaitais-je y croire si bêtement ?

Émalique s'était arrêté en plein milieu de son auditoire. Il observait posément chacun des visages des inconnus qui l'entouraient. Il lâcha un prénom : Fantine. La jeune femme aux joues humide leva la tête. Puis un deuxième : Marine. Et tant d'autres : Lena-Lou, Jodie, Khal, Émeric, Christophe... La liste était longue. Un à un, les regards convergèrent sur lui. Il appelait chacun d'entre nous. Il connaissait chacun de nos noms. Chacun de nos visages.

— ...Émilie, Astride, Jérémy. Vous avez tous trop souffert. À présent, faites-nous confiance pour vous faire devenir vous-même. Ce soir, vous allez prendre conscience de votre nature listienne.

Quarante d'eux, comptai-je.

Peut-être que je le ressentais au plus profond de moi. Peut-être parce que l'envie d'y croire me rendait con. Ou peut-être parce que ça me plaisait bien, d'être un Listien. Mais, ici, je n'avais aucun repère. Et même si ma curiosité frôlait des sommets, je n'avais jamais été très aventureux. Tout ce qui sortait de l'ordinaire m'apparaissait comme une source de stress, un obstacle insurmontable. Il fallait que je me laisse prendre part au présent, que je fasse de l'ordre dans mes pensées. Mais l'évanescence de mes souvenirs m'empêchait de me concentrer.

— Derrière ces quatre portes, il y a quatre salles. Vous allez entrer dans chacune d'entre elles afin de libérer les capacités que vous inhibiez jusqu'alors. N'ayez pas peur, vous n'avez rien d'autre à faire que de vous dévoiler. Vous ne pourrez pas vous tromper. La perceptive que vous échouiez n'est pas envisageable, puisqu'on n'échoue jamais ici : on apprend. Vous allez être libre d'être vous-même. Mes amis, l'ère du mensonge touche à sa fin. Que la vérité soit reine ! Que les illusions éclatent ! Que votre nature se révèle !

Il acheva sa tirade par un sourire confiant. Ses collègues commencèrent à applaudir, bientôt suivis par l'assistance. Quelques-uns restèrent de marbre, toujours méfiants. J'hésitai. De quoi avais-je peur ? Qu'on me mente ? Quel intérêt aurait cet homme à me mentir ? Quelle cause servirait-il ? Sur quoi pouvait-il mentir ? L'espèce listienne ? Mais cette femme, Matina, comment serait-elle capable de solidifier l'air si ce n'était pas grâce à ce qu'il venait de nous avouer ? Pourquoi ces gens possédaient-ils une pierre similaire à la mienne ? Pourquoi serais-je capable de manipuler la forme de l'eau ? Il ne pouvait pas mentir.

Utopiste.

À mon tour, je frappai dans mes mains.

1 «Dans un grain de sable voir un monde et dans chaque fleur des champs le Paradis, faire tenir l'infini dans la paume de la main et l'Éternité dans une heure.» William Blake

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