18 - Aranéens : Déchirures
Je suis doué d'une sensibilité absurde,
ce qui érafle les autres me déchire.
GUSTAVE FLAUBERT
— J'ai peur, tu comprends ? J'ai peur tout le temps. J'ai peur qu'on me domine, qu'on me fasse du mal, qu'on me manipule... Comme si... Je sais pas. J'ai peur d'être faible, tu vois ? J'ai peur qu'on me voie comme... Comme une petite fille qui pleure parce qu'elle croit qu'il y a un monstre dans la poubelle, alors que c'est un chat. J'ai peur... d'avoir peur. De pleurer. Parce que pleurer c'est être faible, c'est prouver qu'ils ont raison, que je suis rien, tu vois ? Que je suis rien qu'une petite fille sale, qui pue la misère, qui pue le vide. Parce qu'il n'y a que ça en moi, je crois, du vide. Du vide, la mort, et la peur. C'est sombre, à l'intérieur. C'est putain de sombre. Et c'est épais, ce malheur de merde. Pourquoi tu dis rien ? Je suis désolée. Désolée d'être comme ça avec toi. Je sais que tu m'aimes, je le vois, mais je t'ignore. Ça doit te paraitre méchant. Je suis désolée. Je veux pas que te faire de mal, tu sais. Je veux juste... Je sais pas. Je sais pas ce que je veux. J'ai l'impression d'être complètement tarée. Pourquoi tu dis rien ?
— Comment tu te sens ?
— Maintenant ?
— Maintenant.
— Ailleurs. Je me sens ailleurs. J'ai l'impression que c'est pas réel tout ça... Toi, la nuit, le lac, mes mots qui sont plus justes que d'habitude, cette journée complètement dingue... Pourquoi tu me supportes, hein ? J'ai quoi qui t'intéresses, sérieux ? Je suis fade, je suis arrogante, égoïste, violente, triste, je... j'ai quoi ? Tu vois quoi de bon en moi que même moi je vois pas ?
— Tu veux savoir ce que je vois ?
— Oui.
— Je te vois pas. Je t'entends. C'est comme un appel... J'entends pas une fille, j'entends une femme. Une femme qui a le cœur tellement lourd d'une vie qui l'a épuisée qu'elle se considère même plus comme digne du bonheur. J'entends quelqu'un qui croit que le futur sera comme le passé, quelqu'un qui a abandonné les rêves. Parce que les rêves sont pour elle des illusions inatteignables. Parce que ça fait mal d'échouer. J'entends quelqu'un qui, même avec toute cette rancœur, continue à espérer, tout au fond d'elle, quelqu'un qui se bat parce qu'elle a un sens des valeurs rares. Parce qu'elle voit plus grand que les autres, parce qu'elle sent plus que les autres, parce que les autres ne comprennent pas sa complexité, parce qu'elle-même ne comprend pas que cette complexité n'est pas de la folie, mais une force extraordinaire. J'entends pas une fille, j'entends une femme qui a tout en main pour être ce qu'elle désire, mais qui a peur d'échouer, parce qu'elle a peur que les autres rient de son échec. Parce que les autres ont beaucoup ri de ses échecs. Parce que les autres peuvent être méchants, cruels même, et que ça fait si mal d'être rien. Ça fait plus mal que d'être détestée. Alors, ce que j'entends, c'est quelqu'un qui chante une drôle de mélodie macabre. Qui s'est condamnée elle-même au malheur. Parce que le malheur c'est plus confortable que l'échec.
— Tu vois beaucoup de choses... Il fait très nuit pourtant.
— Plaisante autant que tu veux, je t'ai dit que je te voyais pas. Il suffit de t'entendre pour savoir que tu vas encore pleurer.
— Désolée.
— Pourquoi t'es désolée, hein ? T'es pas faible, Iris, t'es sensible. Quand tu comprendras la différence, tu comprendras que t'es pas ce que tu t'imagines.
— Comment tu fais... Pour dire tout ça ? Ça a l'air tellement clair pour toi.
— Tu es comme moi. Ça doit pas te sauter aux yeux comme ça, mais ce que tu ressens, je l'ai senti aussi. Différemment sûrement, mais ce sentiment profond de pas avoir sa place, d'être là... sans savoir pourquoi. Sans comprendre à quoi je sers, à qui je sers... Ne pas comprendre ce qui ne va pas en moi, pourquoi les autres sont différents, puis comprendre que c'est moi qui suis différent. Je veux t'aider, Iris. Je veux t'aider parce que c'est mon rôle, parce que c'est la place que je me suis trouvée. La tienne, tu la trouveras. Tu es forte, tu es droite, tu es idéaliste.
— Normal que tu dises ça, t'es amoureux de moi.
— Je t'aime, c'est vrai, pas toi, je le sais, mais ça perturbe pas tant que ça mon jugement. Et puis je m'en fous si ça le perturbe. Je te vois comme tu es, comme peu de gens te verront. Parce que les gens ne pensent pas en voyant. Ils regardent, ils jugent, puis ils regardent pour juger ailleurs.
— Tu me vois finalement ?
— Un peu apparemment...
— Tu devrais pas faire ça... T'attacher à moi, ça t'apportera rien. Je suis pas capable de donner. Alors de l'amour, encore moins.
— Je sais. J'y peux rien, j'ai pas fait exprès, tu sais. J'aurais pu faire comme les autres, comme les gens. Le problème, tu vois, c'est qu'une fois que je t'ai regardé, je n'ai plus eu cette capacité à regarder ailleurs.
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