17 - Aranéens : L'infini
Accepter, au plus profond de soi,
qu'on est limité et que pourtant, il y a l'infini.
Inatteignable mais imaginable.
JEANNE BENAMEUR
JOUR 68 SAISON DE L'EAU
ÈRE LISTIENNE
DERNIER QUART DE L'ASCENSION
JÉRÉMY
Lorsque j'entrai dans la pièce, je fus frappé.
Non pas par le poing précis de Baësile. Ni par le vif jeu de jambes d'Iris.
Non. Ce qui me frappa, c'était cette horrible odeur de sang.
Mon nez se fronça. Ma chair se constella de poils dressés. Le sang...
— Qu'est-ce que tu fous là, p'tit poulpe ? ricana Côme qui polissait ses pointes. C'est pas un coin pour les fragiles.
— Pourquoi tu m'appelles toujours comme ça ? T'as oublié mon prénom ? m'enquis-je pour seule réponse.
Elle haussa ses épaules couvertes de cuir. Son accoutrement de gladiateur punk à chien ne m'impressionnait plus. Je commençai à comprendre que cette drôle de fille n'avait de méchant que l'image qu'elle se plaisait à renvoyer. Malgré tous ces drôles artifices, elle dégageait une drôle de bonté. C'est d'ailleurs ce qui la poussait à la violence. Elle savait sa force précieuse à la communauté. Côme devait se considérer comme un bras de la justice.
— La première fois que j'ai vu ta face de céphalopode, tu sortais du lac Flucae. Quand tes bouclettes sont trempées, elles ressemblent à des tentacules.
La fille se renfrogna dans son air sauvage tandis que je souriais à son explication.
— C'est pas parce que t'as une bonne gueule que j'te veux dans mes pattes ! Dégage de là, j'veux regarder le spectacle !
La légèreté de Côme me détendit un peu. Je pus me concentrer sur l'action sans craindre de devoir détourner les yeux.
Dans leur arène de fortune, les deux combattants respiraient lourdement. La lueur crépusculaire qui perçait des failles du plafond les couvrait d'une teinte ocrée. Une profonde estafilade courait sur le flan de mon amie pour perler de l'encre rouge sur le sable. Leur long corps coloré de Listiens m'évoqua furtivement ceux des Navis de James Cameron. J'aimais cette idée.
Iris. Muscles congestionnés. Allure sauvage. Sa beauté surnaturelle resplendissait d'une autre manière lorsqu'elle souffrait.
Dessiner. Le dessin m'appelait. Peut-être était-ce à cause de cette fragrance sanguinaire, ou de ces émotions si primitives qu'elles ne demandaient qu'à être incarnées. Je voulais la peindre, elle et son visage empourpré, elle et sa fougue, sa révolution intérieure qui surpassait la seule barrière physique. Elle et la puissance qu'elle supportait.
Alors, je m'assis. Ni à côté de Côme, ni au meilleur endroit pour suivre le combat, ni sur la confortable banquette rembourrée de paille. Je m'assis à quelques centimètres du sang. Je m'assis malgré la compassion pour mon amie, malgré la peur et le malaise qui me serrait l'estomac. Je m'assis, car je n'avais ma place ici qu'en tant que spectateur candide. Étranger à l'art des jeux de mains.
Alors, je tirai le carnet en papier de Renz que m'avait donné Mona. Quand leurs corps se remirent en mouvement, le bout de mon stylet de charbon se trempa dans l'hémoglobine.
Alors, je dessinai. Noir et rouge sur écru. Démoniaque tracé sur la pureté de la feuille.
Je percevais ce quelque chose de ridicule dans la musculature de Baësile. Comparé à Iris, son gigantisme le rendait grossier à l'œil. Touché profondément à l'épaule gauche et le long de la cuisse, il bougeait pourtant avec grâce, rapidité et puissance. Sans une hésitation. Sans un seul tremblement. Du fait de son extrême concentration, ses traits ne se tordaient ni de colère ni de souffrance. Il n'était plus qu'une volonté implacable de vaincre.
En changeant de référentiel, c'était Iris la bizarrerie. Son corps filiforme défiait tant les proportions que les lois physiques. Où se cachaient les muscles qui la faisaient bondir avec tant d'habilité ? Dans quelles réserves allait-elle piocher son énergie ? Fuselée, elle fendait l'air comme un couteau, esquivant plus qu'elle n'offensait. Parfois, elle tentait des coups si foudroyants que je ne les voyais qu'à peine.
Ce n'était pas ce que le commun des mortels étiquetterait comme un entraînement. On ne s'entraine pas à mourir. Ce qui se jouait devant mes yeux pacifistes, c'était une guerre.
Frénétique.
Regard eidétique.
Je percevais.
Je percevais. La veine en montagne sur son pied gauche. La brillance du coin de son œil. La villosité formée par ses doigts pliés. L'ombre dans sa joue. La texture granuleuse de son cou. La chaleur de la mince couche de sueur perlant sur son crâne nu. La tension sur ses narines. La nuance de ses ongles. La forme bosselée de ses genoux. Je ne comprenais rien à la teneur de leurs gestes, à leur technique ni à leur stratégie. Je ne lisais pas dans la tempête de leurs membres, dans la vélocité de leurs coups. Je n'analysai pas. Je ne pensais pas.
Je percevais.
Sentiment enivrant d'être aspiré dans un torrent de détails. Vivant. Expérience sensorielle exacerbée. Les Anglais ont un mot : ambedo. La précision capiteuse m'aurait rendu saoul si l'odeur métallique ne m'avait pas encré à la réalité.
Je pris du recul.
Mon croquis était laid, conceptuel à en gerber. Je ne cherchais pas la beauté. Je cherchais l'émotion. Le frisson. Les détails exagérés recouvraient le mouvement pour en substituer l'essence. Volontairement déformées, les proportions ne laissaient voir que la violence, pas l'humanité. La silhouette disparaissait.
Essoufflé, mon stylet m'échappa. Les trans artistiques me donnaient autant d'énergie qu'elles m'en ôtaient. Je souris.
Ça faisait longtemps...
Peu à peu, la fièvre créatrice s'estompa, remplacée par l'inquiétude. Certaines des blessures d'Iris semblaient loin d'être superficielles.
En observant leur danse martiale, je mesurai à quel point j'étais absent de leur réalité. La réaction d'Iris avec l'eau il y a quelques heures en était la preuve... Il y a de ces gens qui ont dans le sang un feu qui ne s'apaise que dans l'affrontement. Des gens en souffrance qui possèdent un besoin qui les dépasse et qui les contraint à l'animosité. Pas toujours la haine, mais toujours la lutte.
Je ne les jugeais pas, ces gens. Moi, je ne jurai que par la contemplation. Était-ce mieux ? Non. Si nous contemplions tous, l'humanité aurait vite fait de décliner. Les rêveurs sont faits pour constituer une minorité. Nous apportions autre chose, un regard, mais certainement pas l'incroyable force motrice de ceux qui osent affronter.
Je ne les admirais pas, ces gens. Moi, j'aimais. J'aimais à tort, certes, je me polissais, me mollissais, me coulais dans les évènements et le réel. J'aimais la fluidité que ne permettait qu'une vision comme la mienne. J'aimais la douceur et la beauté que je percevais partout, même dans la souffrance. L'injustice me donnait envie de créer plutôt que de détruire. Mon extrémisme dérangeait autant que celui d'Iris. Pourtant nous nous opposions à la perfection.
Je divaguais encore quand Iris s'écroula.
*
JOUR 68 SAISON DE L'EAU
ÈRE LISTIENNE
DERNIER QUART DE L'ASCENSION
IRIS
Jérémy entra dans la salle. Son regard me brûla d'intensité. Son attention pour moi ne me dérangeait pas. J'aimais qu'il me regarde, qu'il me voie. Il me renvoyait une image que je n'avais jamais eue. Il m'admirait, il m'aimait peut-être. Son intérêt vernissait mon égoïsme. Ma confiance en moi était fragile. Frêle. Il me permettait d'avoir moins peur. Je profitais de lui. Je m'en voulais.
J'avais l'impression de me battre depuis des heures. Peut-être était-ce le cas.
Depuis le premier coup, je me contentais d'esquiver sans m'épuiser. Baësile continuait d'offenser. Quand la fatigue commencerait à rendre ses attaques hasardeuses, je donnerais mon maximum.
Côme frappa dans ses mains. La pause était finie.
Une petite pression étreignit mon thorax. Pression familière. Un stress rassurant. Une poussée de désir de survie. Camper mes pieds dans le sol. Mes appuis étaient ma force. Combat imminent.
En face, le Martial resserrait le bandage de ses phalanges. Nous le savions tous les deux : il n'y aurait qu'un seul vainqueur. À la fin de ce combat interminable, un seul d'entre nous pourrait afficher son autorité désormais. Sourire. Je n'étais pas ici pour renverser l'ordre, pourtant je sentais une certaine excitation sauvage d'établir ma domination. Il m'avait entraînée pour ça.
Mes pensées éclataient. Dans toutes les directions me semblaient naître d'infinies possibilités, toutes calculées, toutes prises en compte. Baësile n'avait qu'un défaut, je l'exploiterai jusqu'à entendre son dernier râle d'agonie. Je connaissais mon adversaire, je connaissais son absence de limite.
Et c'est ce qui me ferait gagner.
M'élancer. Bien souvent, un combat peut être perdu face à plus faible que soi. Quiconque possédant une technique exceptionnelle se repose dessus, oubliant peu à peu l'adaptabilité pour s'arrimer aux chaines de sa mémoire musculaire. Baësile se battait tous les jours. L'erreur n'avait pas sa place dans son existence. Je ne serais pas une erreur sur son parcours.
Sa faille, c'était sa puissance. Une puissance si conséquente qu'il ne la mesurait pas. Et qu'il la dépensait sans compter. Je devais miser sur mon endurance.
Courir. L'homme tourna sur ses orteils, se dérobant au dernier moment. Frisson. Son genou effleura mon flanc où la lame m'avait meurtrie. J'étais soulagée qu'il ait décidé de laisser ses armes de côté. Son habileté à manier les couteaux m'avait d'abord désarçonnée, puis je m'étais illustrée dans l'esquive. Étrangement, je me sentais en dehors de la situation. Mon corps était une marionnette de ma stratégie. Je ne sentais ni la douleur ni la peur. Seule l'énergie avait sa place. Et la concentration chassait le reste.
Glisser sous le bras qui chargeait de nouveau. Le coup me rata d'une bonne vingtaine de centimètres. Ma vivacité prenait le pas sur sa technique. C'était le signal. Le tremblement que j'attendais.
Mon cœur s'emballa. Esquiver encore. Ne pas se précipiter. Nouvelle frappe, il me manqua largement. Cette fois-ci, ce serait mon tour.
À l'instant où son pied droit se décolla de son appui, je m'élançai.
Forcer sur mes mollets, relâcher mes genoux, laisser mes tibias déraper dans le sable, sortir la dague du fourreau à ma cuisse, glisser sous ses jambes, bondir, virer, retomber sur son dos, enserrer sa gorge du bras gauche en plaquant la lame sous son menton de l'autre main, enfoncer mes talons dans son ventre.
Volonté.
Consécration.
Fierté.
— Tu es mort, Doto Baësile ! m'écriai-je en sentant le soulagement s'échapper.
Mouvement. La dague qui partait de ma poigne.
Sol. Trop vite.
Cri.
Mes os contre la surface. Douleur. Le tournoiement se figea, mon visage à un doigt de s'écraser contre la pierre, retenu par la force surhumaine du guerrier. La pointe de métal entre mes omoplates.
Déception.
Rage.
Douleur.
La main du Martial était vissée à ma nuque. Il ne lui avait suffi que ce minuscule point d'appui pour me renverser. Un geste d'une puissance étourdissante. À bout de souffle. Ma respiration haletante chassait les particules volatiles à chacune de mes expirations. Il attendait. Il attendait que je me calme pour prononcer ce qui clorait notre guerre d'égo.
— T'es morte, p'tite hirondelle ! s'écria Côme à sa place. T'aurais pu être plus doux quand même, grosse brute ! Même moi j'aurais pas osé...
Baësile me releva lentement, ignorant sa protégée. Il lâcha l'arme à côté de moi.
À genoux dans la poussière, je l'observais s'éloigner jusqu'à ce qu'il disparaisse dans le couloir. Qu'il ne prononce pas lui-même la fin de notre combat m'irritait.
M'irritait fort.
Jamais il ne me considérerait comme son égal. Je brûlais. Me lever. Courir dans le corridor.
— Oh ! Ça t'écorcherais la gueule de me respecter !
Il marchait, tête baissée, les muscles fumants dans la fraicheur humide du sous-sol.
— Baësile !
— Non, Iris, on en a assez fait pour aujourd'hui. On continuera demain.
Son timbre était calme, presque gentil. Ça m'irritait. J'aimais chez lui sa franchise irascible. Je ne recherchais pas la compassion. Je cherchais à devenir plus forte.
— J'en ai rien à foutre de ta pitié ! Reviens ! On a un accord, putain !
Avant que je puisse réagir, il s'était retourné, avait saisi mes poignets et m'avait collé à la roche. Déjà-vu. Les réminiscences. L'odeur du déodorant cheap, la peur pure d'enfant, la terreur qui cloue, les yeux pervers.
Il beugla :
— Maintenant tu vas te calmer et m'écouter ! T'es pas une putain de machine à tuer ! Je te blesse, je te pousse à bout, tu perds, tu perds et tu perds encore, et toi, tu continues de me provoquer ! Ça t'énerve de pas me battre, hein ? T'es arrogante ! T'es agressive ! T'es violente ! Arrête de me chercher. J'ai mes limites, la prochaine fois je me retiendrai pas. Maintenant casse-toi, t'en as assez fait pour aujourd'hui. On continuera demain.
Je n'étais plus cette enfant terrorisée. Je n'étais plus cette ombre faible. Ce rat de HLM. Je n'étais plus une gamine qu'on juge, qu'on moque, qu'on descend.
— Recule.
Échappé d'entre mes dents, l'ordre jaillissait pourtant de plus profond. Le Martial le sentit. Doucement, il me lâcha, m'invectivant de son regard d'ambre avant de me tourner une nouvelle fois le dos. Je brûlais plus que lui.
Immobile, colonne contre la roche.
Froid.
Tremblement.
Douleur.
Mon corps souffrait. Froid. Chaire mâchée, frappée, râpée. Mes jambes saignaient. Coupure dans mon torse. Froid.
Mon corps souffrait. Tremblement. Je laissai mon dos défiguré s'égratigner un peu plus en suivant la courbe de la paroi pour rejoindre mes pieds. Tremblement.
À l'entrée du passage, Jérémy devait observer la scène. Il approcha timidement, son pas hésitant m'irritait.
— Il faut te soigner, Iris.
Me soigner ? Me soigner ne servirait à rien. Demain serait pareil. Demain je recevrais les mêmes coups que je ne saurais toujours pas éviter. Je m'entêterais dans les mêmes erreurs stupides, les mêmes faux pas décisifs. Inspirer. J'allais éclater. De colère ou de tristesse, qu'importe, il fallait que j'éclate.
— Pars, glissai-je à Jérémy dans un souffle contenu. Pars, t'as pas à me supporter. Je veux pas être méchante avec toi.
— T'as conscience que tu fais exactement ce que tu supportes pas chez les autres.
Qu'il s'en aille. Je ne voulais pas de conversation.
Pas de morale, pitié, pas de morale !
— Tu détestes ça, qu'il te montre qu'il est plus fort. Qu'il te considère plus faible, ça t'énerve, continua-t-il alors que je serrais les poings.
— Tu joues à quoi ! Je t'ai dit de dégager !
— Non, Iris. Je fais ce que je veux. Et ce que je veux c'est t'aider à comprendre ce qui va pas chez toi.
Fuir. J'avais envie de fuir. Partir de ce terrier exigu. Courir très loin. Là où il n'y avait personne pour me dire quoi faire, qui être, qui tuer ou qui suivre.
— J'en peux plus...
— Iris...
Chaleur sur ma paume. Ses doigts s'enlacèrent aux miens. Ma rage l'aurait frappée si je n'avais pas croisé la douceur de son regard bleu. Qu'on me foute la paix...
— Calme-toi ! Calme-toi...
Sa voix posée tempéra un instant ma hargne. Un instant suffisant pour que les douleurs profondes envahissent ma conscience. Je sentais renaître la petite fille sous les yeux pervers. La violence qui détruit l'âme. Les cendres puantes du traumatisme. Des traumatismes.
J'éclatais. En sanglots.
— Parles-moi...
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