14 - Paris : Souvenirs caligineux
Je est un autre.
ARTHUR RIMBEAU
SIX ANS PLUS TÔT
08:35
NATHALIE
Je me souviens.
De ce lundi, de ce jour de cauchemar.
Lundi. J'aime ce jour plus que les autres. Il me donne l'agréable illusion d'être une humaine banale. Je me lève, embrasse mon mari, emmène mes enfants à l'école, pars travailler dans ma boutique. Je sens l'effervescence forcée dans les rues, je vois ces visages contrits par le désir de retourner en congé. Moi, je suis fière d'œuvrer à l'équilibre de ma société, je me trouve plus utile ici.
Mais ce lundi est différent.
Stéphanie m'a appelé. Une commande que je n'ai jamais passée est arrivée au magasin. Des iris. Adam est fatigué, je décide de lui laisser une journée de repos supplémentaire et l'emmène avec moi à la fleuristerie. Cela fait deux mois qu'il n'a pas été au collège à cause des thérapies qui n'en finissent pas. Ça ne marche pas. Rien ne marche. Il mourra demain peut-être, et je pleurerai de ne rien avoir su faire.
J'aimerais tant qu'il rayonne, lui aussi, comme ma petite Marie. Assis l'un à côté de l'autre à l'arrière du monospace, mes deux enfants me sourient. Adam adore les fleurs, je repère dans son regard que les plantes l'envoutent autant que moi. Il aime voir s'épanouir la vie. Je serais si heureuse qu'il reprenne mon entreprise un jour. Mais il mourra demain peut-être, et je pleurerai de ne rien avoir su faire.
En retournant dans ma voiture après avoir déposé Aaron au collège et Marie à l'école, un éclat violet attire mon attention sur le siège conducteur.
Un iris.
C'est elle.
Frisson. Un pas en arrière. Le cauchemar recommence.
Mon fils est à l'arrière, il ne semble ni blessé ni troublé. Je lui demande s'il a vu quelqu'un, il me répond qu'il n'a vu que moi. Frisson.
Pour l'instant, ce n'est qu'un avertissement.
Mais un avertissement de quoi ?
Je renonce à utiliser l'auto, peut-être de peur qu'elle ne soit piégée, je ne le sais pas moi-même. M'armant de mon sac et du peu de témérité qu'il me reste, nous parcourons la petite distance jusqu'au magasin à pied. En marchant entre les passants, j'éprouve un sentiment étrange. Un sentiment de solitude. Comme si toute cette foule sentait, savait ma différence. Leur curiosité me semble plus insistante, plus suspicieuse. Paranoïa.
L'enseigne luxuriante du Gard'eden me rassure un peu. Au moins, elle n'a pas saccagé ma boutique. En entrant, pourtant, je comprends sur quel chemin elle a choisi de m'engager.
Les iris. Partout. Le sol en est recouvert, si bien que je peine à rejoindre le comptoir où elle s'adosse. Je retiens une grimace de dégoût, autant envers ces fleurs porteuses de mauvais présages que vers cette femme tout aussi démoniaque. Je pousse Adam derrière moi sans lâcher sa petite main.
Mon cœur fait un bond. Je vois mon double. Elle porte mes vêtements sur nos corps identiques, elle porte mon regard vert sur nos visages identiques. Sa peau, ses cheveux, tout correspond à mon apparence.
Elle est véritablement devenue moi.
— Qu'est-ce que tu me veux encore ?
— Un autre petit service... réplique-t-elle.
Placide. Comme à son habitude.
Elle croise les bras, mais sourit. Je sens que quelque chose ne va pas. Quelque chose ne va pas. Adam est nerveux, il ne comprend pas. Comment comprendre ? Je m'efforce de paraître confiante tout en le serrant contre moi. Dans ma voix cependant persiste un tremblement.
— Je ne récupèrerai pas encore un de tes avortons.
— Mon fils ne doit pas être heureux d'être traité d'avorton... minaude-t-elle en faisant danser un iris sur son index tendu.
— C'est pas ton fils ! Dépêche-toi, j'ai pas que ça à faire.
Quelque chose ne va pas. Ces fleurs sur le sol ont une signification qui m'échappe. Elle n'agit jamais au hasard.
— Tu as quelque chose d'autre à faire ? Depuis quand vendre des fleurs coupées aux humains est une priorité ? Tu pourrais valoir tellement plus...
— Je te permets pas de manquer de respect à ce que j'ai choisi d'être !
— Si je ne respectai pas ton rêve, je ne t'aurais pas permis de le réaliser...
Elle renifle nonchalamment l'iris. Ses mots m'atteignent toujours, je pensais avoir passé le temps où elle détenait une emprise sur moi. Sa puissance m'écrase. Elle me terrasse comme elle l'a toujours fait. Je n'en peux plus.
Je ne peux plus.
— Et toi ? Et toi tu es quoi ? Une salope qui se prend pour une reine !
Son expression trahit son véritable étonnement. Elle me répond sur un ton infantilisant.
— Pas d'insultes devant mon fils... C'est pas comme ça qu'on élève un enfant... Ça aussi, tu veux que je le fasse pour toi ?
Elle me tourne autour, passant les pétales de la corolle sous mon nez. Mes nerfs déjà tendus se crispent au contact de la fleur de malheur. Je bloque ma respiration. Est-ce qu'elle envisage de me tuer d'angoisse ?
— Quand est-ce que tu comprendras que ta peur pour moi est méprisante ? À la Mort, je ne vais pas te faire de mal ! Je suis venue pour guérir Adam, j'ai trouvé le moyen d'endiguer son cancer. En échange, tu vas récupérer ma fille. Et tu vas l'élever. Simple comme marché, n'est-ce pas ?
— Mais t'es complètement malade ! Combien d'enfants tu vas encore abandonner ? Ça te pèse pas ? Je suis sûre qu'au fond de toi tu en souffres !
Un instant, je crois toucher juste. Elle se fige, il y a un flottement dans son regard, sa bouche s'entrouvre puis se referme. Elle me paraît plus humaine, plus accessible. Puis le charme se rompt, et son visage s'endurcit.
— Je fais ça pour toi, murmure-t-elle comme un reproche.
— Tu mens ! Tu me détruis un peu plus à chaque fois que tu t'approches de moi ! Je refuse ! Je ne veux plus récupérer un seul de ces enfants.
— Mais ton fils va mourir ! Est-ce que tu te fous des autres au point de passer ta fierté avant ta famille ?
Pétrifiée, je suis incapable de répondre. Incapable de soutenir le dégoût que je lui renvoie. Incapable de la regarder dans les yeux. Dans mes yeux.
— Va-t'en.
Mon couinement est pathétique. Suis-je pathétique ?
Elle se retourne pour partir vers la réserve. Sur le comptoir, il y a un lourd presse-papier représentant le baiser de Rodin que Stéphanie avait insisté pour inclure à la décoration. Je pourrai l'attraper pour l'assommer ou, pire, la tuer. Je regarde le presse-papiers, je la regarde passer la porte de service. Je ferme les paupières. Je regarde mon âme et me demande si je suis prête. Je cherche en moi la force que je n'ai jamais eue. L'assassinat me révulse, mais je le sens.
Je suis prête.
Je rouvre les yeux, elle a disparu.
Le lendemain, Adam était mort.
*
SIX ANS PLUS TÔT
08 : 57
AARON
Je me souviens.
De ce cauchemar.
Adam, sur le lit des urgences. Le blanc épuisant des néons crus. Son visage drainé de tout son sang.
Je suis assis sur une chaise de métal tubulaire. Froide. Maman est dans le couloir, elle parle avec un docteur. Papa cajole la tête de Marie qui sommeille sur ses genoux.
Je crois que je m'endors.
Et je rêve.
Je rêve que je prends la main de mon frère.
Et j'ai mal.
Déchirement.
Tout devient noir et mon champ de vision se rétrécit. Il n'y a plus qu'Adam, et une paume noire qui obscurcit le néant. Une paume noire qui s'approche et caresse son visage.
Terreur malsaine.
Les doigts faméliques grattent sur sa peau fragile. Grattent de leurs ongles répugnants d'ombres et de malheurs. Les doigts faméliques tripotent sa bouche, son nez, son menton et son cou. Yeux sont exorbités sur sa bouille blanche. Veines palpitantes. Âme en agonie. Les doigts faméliques n'en ont que faire de mes cris et la pâleur de son teint. Adam a les yeux grands ouverts. Il regarde les griffes de ténèbres profaner son corps.
Lassitude.
Peur.
Détresse.
Mes mains sont noires, comme masquées par des ecchymoses. Rage. Qui est cette personne qui tue mon frère ? Rage. Je veux frapper de mes poings. Le faire sortir, cet étranger, ce démon lâche, ce morceau de Mort qui le souille de noirceur.
Et Adam ferme les yeux.
Acceptation.
Et j'ai mal.
Furie.
— Aaron, regarde-moi. Regarde-moi je t'en prie. Qu'est-ce qui t'arrive ?
La main a disparu. Maman tente de me parler. Mais ce n'est plus moi. C'est cet autre qui vit dans mon corps. Cet autre qui se met à hurler. Hurler d'une douleur macabre. Du cauchemar incarné.
Papa est au chevet d'Adam.
— Qu'est-ce que t'as fait ! Qu'est-ce que t'as fait ! gémit-il.
En moi tout s'emmêle et s'immole. Le cristal dans mon poitrail devient brûlant. Je brûle intérieurement.
— Aaron ! C'est toi qui as fait ça !
Les hurlements de ma mère sont brisés, éraflés, cassés. Je n'entends que ça. Et le bourdonnement du mal dans mon corps. Adam ne bouge plus.
Puis, ce fut le silence. Plus terrible encore que les cris.
Ce fut l'immobilité.
Je crois qu'il est mort.
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