La Mort, comme le Soleil,

ne peut se regarder en face.

LA ROCHEFOUCAULD

MERCREDI 26 DÉCEMBRE

16:00

AARON

Les klaxons discordants, le souffle rauque d'Iris, la clameur des passants, le vrombissement permanent des moteurs, les insupportables chants de Noël que vomissait une chorale en bas de la rue.

Le vacarme était choquant.

Épuisant.

Nathalie ferma lentement la fenêtre, je crus entendre de nouveau. Allongée sur le dos, Iris contemplait d'un œil vide le plafond de la chambre. Son état de choc depuis sa rencontre avec le médecin devenait de plus en plus inquiétant. Elle ne parlait pas, ne se nourrissait pas, n'effectuait aucun geste rapide. Comme si tout son système nerveux s'était fait inhiber lors de son auscultation. Ses bras raides appuyés sur la couverture accentuaient la maigreur affolante de son corps. Ce n'était pas normal. Pas plus que le rachitisme du mien. Pourtant, j'avais toujours mangé à ma faim, contrairement à elle. Y avait-il quelque chose dans nos gènes qui nous empêchait de prendre forme humaine ?

La porte s'ouvrit avec un faible grincement. Marie passa sa tête par l'entrebâillement, brandissant le téléphone de sa mère.

— C'est Stéphanie ! l'avertit la petite en lui rendant son portable.

Sans un mot, Nathalie se précipita sur l'appareil puis dans le salon. Je pris la main de ma sœur pour la ramener vers moi. Je dégageai sa frange qui retombait sur ses yeux.

— Il va falloir que Maman te recouper les cheveux, tu commences à ne plus rien voir.

La môme ne répondit pas. Elle semblait troublée, ses sourcils tendus affichaient une intense réflexion.

— Ça ne va pas ?

— C'est Stéphanie...

— Et alors ?

— Elle a pas attendu d'entendre la voix de Maman...

Marie s'assit sur mes genoux, fixant ses mains qui trituraient l'un de ses bracelets en caoutchouc.

— Elle a dit que les iris étaient arrivés au magasin, murmura la petite.

Des iris...

— Elle n'a rien dit d'autre ?

— Non, elle m'a dit de lui passer Maman. Toi aussi tu trouves ça bizarre, hein ?

Nathalie rouvrit soudainement. Il y avait de la peur sur son visage. De la peur, et de l'excitation. Elle attrapa ses clés de voiture abandonnées sur le bureau. Puis enserra Marie dans ses bras. Puis m'enserra dans ses bras.

— Je dois partir, les enfants, je reviens vite.

Elle disparut. La porte d'entrée claqua. Elle n'avait pas vu.

Pas vu mes mains tremblantes. Pas vu mes iris dilatés. Pas vu l'affreuse douleur qui traversa ma poitrine.

Fulgurante, la décharge frappa mon corps. Comme des millions d'aiguilles qui transperçaient ma chair. L'étouffement, la même sensation terrifiante qui m'avait saisie alors qu'Iris me serrait contre elle.

Je me levai. Reculai. Trébuchai.

Le mal noir s'épanouissait profondément dans ma peau. Il entrerait dans mes veines. Le cauchemar, atroce, gagna ma mémoire. Ce cauchemar. Ces sensations. Je sombrais.

Je sombrais, mais je me souvenais...

*

MERCREDI 26 DÉCEMBRE

16 : 15

NATHALIE

Le ciel blanc couvrait le Soleil. Aucun rayon ne transperçait l'épaisse couche de nuages. Rien ne venait illuminer mon existence qui semblait peu à peu plonger vers l'obscurité.

La route qui menait à la boutique était longue, monotone. À quelques quartiers seulement de notre appartement, les embouteillages et les piétons doublaient mon temps de trajet. J'avais trop de temps. Trop pour penser. Me rappeler à ces instants horribles. Ces instants que j'espérais fuir en m'enfonçant dans cette vie quotidiennement fade. Mais ce souvenir était inévitable, on oublie que ce que l'on méprise. Ce souvenir était ancré dans mes sens, dans mes muscles agités de stress, dans mon ventre serré de peur, dans ma gorge nouée d'angoisse. Je me souvenais de tout, toutes ces émotions obscures et terrifiantes vers lesquelles je courrais.

Mais, aujourd'hui, c'est moi qui montrai son bûcher. Moi qui la surprendrai. Moi qui la contrôlerai. Aujourd'hui, j'avais la force d'achever ce que j'avais commencé il y a des années. Je la tuerai. Et enfin je serai libre. J'en étais capable, j'étais forte. Forte et prête à tout pour protéger ma famille. À tout.

Il suffisait de penser à toute l'horreur dont elle était capable.

Les souvenirs affluèrent, cuisants, destructeurs.

Je sombrais.

Je sombrais, mais je me souvenais...