13 - Aranéens : Dépassement

Il y a une différence énorme entre celui qui cherche

à se dépasser et celui qui veut être le meilleur.

Le premier travaille sur lui,

le second par rapport aux autres.

PIERRE BOTTERO

JOUR 68 SAISON DE L'EAU

ÈRE LISTIENNE

DEUXIÈME QUART DE L'ASCENSION

IRIS

— Non, non, arrête ! On fait quoi quand on arrive pas à esquiver un coup ?

— On encaisse et on se replace, soupirai-je en me relevant lourdement.

J'époussetai la toile lâche du short grossier que le Martial m'avait donné. Même avec une couturière dans l'équipe, les vêtements restaient spartiates. Ceux portés communément, du moins. Mona et Baësile s'évertuaient à imaginer des tenues à la fois utiles au combat, assez couvrantes, et mimant l'esthétique de la fête de l'Uki. Je n'en avais pas encore vu l'ombre, mais m'efforçai à adopter leur pensée : ne pas remettre en cause les experts dans leurs domaines.

Depuis le Conseil, quatre jours s'étaient écoulés. Quatre jours éprouvants. Baësile, pris au mot par notre pseudo-pacte, m'obligeait à m'entrainer au combat rapproché. Contre un mannequin ? Ce fut seulement pour les premières minutes. Contre Mérope ? Même si elle se déplaçait vite, elle manquait de puissance et de tactique. Ce ne fut que pour la première journée.

Depuis, tous les après-midi, Côme me massacrait.

Sans effort. Et sous le joug intraitable de Baësile.

Dans la plus large des grottes. Le sol en terre sableuse déchirait les poumons. Au plafond, la seule entrée d'air frais avait été bouchée par une plaque de verre pour mettre la pièce hors d'eau. Elle ne projetait plus qu'une faible lueur orangée révélant les particules. Se battre dans l'obscurité faisait partie du jeu...

Et tous les matins, Côme tentait de m'apprendre à mieux maitriser mon Îven.

Tentait.

— Et ? On se replace, et c'est tout ?

Son ton froid, légèrement moqueur, ranimait en moi de tristes émotions. Puérils, ces pleurs qui menaçaient de glisser de mes yeux à chacune de ses questions. Puéril, mon manque de discernement sur ma médiocrité assommante. Je ne répondis pas. Je ne pouvais répondre sans fondre en larmes.

— On observe l'adversaire, Iris ! C'est pas compliqué ! On anticipe. Allez, on recommence.

Aller. Recommencer. Relever le menton. Aspirer l'aigreur. J'allais y arriver. C'était simple. Il passait son temps à le répéter.

Garder la concentration.

Il claqua dans ses mains. Ce bruit m'arracha un frisson. Comme chaque fois, Côme se jeta sur moi à l'exacte fraction de seconde où avait retenti le signal de départ. Et toujours d'une manière différente, elle me propulsait en arrière. Son coup, cette fois, aurait atteint mon épaule si je n'avais pas eu par hasard le pressentiment d'esquiver. Tourner. Garder ses pieds ancrés. Prendre l'information. Odeur de terre. Le seul point faible de Côme en cet instant disparut celui d'après. Elle réattaquait déjà. Préparer sa réponse ou préparer sa parade ? Tenter. Balancer son coude dans l'espoir de bloquer ses mains. Penser son prochain coup.

Se faire balayer. Par une jambe aussi rapide que précise.

Et tomber.

— Qu'est-ce qu'on fait quand on a esquivé un coup ?

Déception.

Bouillonnement.

Colère.

Frustration de ne pas avoir la légitimité de l'exprimer.

— On regarde si on peut attaquer...

— C'est-à-dire, lança-t-il en continuant d'aiguiser ses armes. Explique mieux.

— Comme Côme m'a ratée, elle a laissé son dos exposé. J'aurais pu l'attaquer.

Le coin gauche de mes lèvres s'agitait dans des tremblements compulsifs. Mes mains aussi, rouges d'efforts. Mes bras, mes cuisses, mon ventre, mes reins, mes tibias. Couverts de bleus. Couverts de coupures, de griffures, de démangeaisons. À force d'échouer, le sable irritait ma peau. Sans me laisser le temps de poursuivre, il trancha :

— Donc t'aurais dû attaquer.

— Je pouvais pas ! Elle a tout de suite changé de position !

Ma voix enrouée, je l'espérais, paraissait due à l'excessif taux de poussière.

— Alors ce que tu m'as dit est faux !

— Je vois pas quoi, c'est ce que tu m'as dit de faire hier.

Avec un léger rire, le Martial souffla sur la fine lame qu'il polissait.

— Je crois pas t'avoir dit ça, non. Vous êtes tous pareils, vous croyez tout savoir, tout retenir, mais vous écoutez rien.

Mes dents crissèrent.

Ce que j'aurais aimé effectuer à la perfection chacun de ces gestes. Ce que j'aurais aimé lui montrer qu'il avait tort.

Mais j'en étais incapable.

— Tu crois que ton adversaire va forcément faire une erreur en ratant un coup ? Non. Il faut penser que celui que tu as en face va s'en sortir mieux que toi. On recommence.

Surexcitée de passer ses jours à se battre, Côme sautillait comme une enfant. Je lui lançai un regard, sans maîtriser ce qu'il y avait dedans. De la détermination ? De la déception ? De la rage ? De la jalousie ? Pas le temps de savoir. Il claqua des mains.

Plonger, offensive. Je bondis sur sa gauche pour me glisser derrière elle. Son genou frappa mes côtes. Plus d'air. Pas de douleur. Trop d'adrénaline. Trop de hargne. Continuer. Je pouvais rattraper le coup.

— Stop. Tu fais n'importe quoi !

Une boule se forma dans ma gorge, bloquant ma salive dans l'espace exigu de ma trachée. Suffocant soudain, je reculai pour prendre appui sur le muret. Mes mains se crispèrent sur le crépi corrosif, griffant ma peau mâchée, coupée, échauffée. J'aurais voulu frapper. Frapper fort. Faire mal.

Mais j'en étais incapable.

— Tes appuis sont faibles. Si on frappe tes jambes, tu tombes. Si quelqu'un t'agresse par-derrière, tu tombes. Tu ne dois pas tomber. Tomber c'est mourir. Tomber c'est être faible. Ne sois pas faible.

Colère. L'éclair que je lançai dans mes yeux se ficha dans ceux dorés du résistant. Pas une once de peur ne les voila. Je lâchai le mur, frappai mes pieds nus sur la poussière pour m'approcher soudain de lui. J'explosai :

— Putain, mais il faut quoi pour faire bien avec toi ? Je fais tout comme tu me dis ! Puisque t'es si fort, vas-y, bat-toi avec moi ! On verra, on verra, vas-y !

Bras croisés, il m'observa sans intérêt, une pointe de mépris dans le regard.

Négligeable.

Je ne représentais pas même un doute.

Ma respiration saccadée rendait ridicule cet affrontement silencieux.

— Ce serait déséquilibré, lâcha-t-il. Le but, c'est pas de te mettre en danger.

La rage me serrera la mâchoire. Recevoir des coups ne me blessait pas, mais ce manque de considération me faisait redevenir l'enfant chétive que j'avais été. Insignifiante. Je n'étais plus une ombre des rues, plus une voleuse de pacotilles, plus une fillette tremblante sous un lit miséreux. Je n'étais plus insignifiante.

Et je le prouverais.

— On refuse pas un combat quand il est demandé dans les règles, c'est ça ?

L'homme lâcha un soupir affirmatif aromatisé d'agacement. Profitant de la brèche, je sentis l'honneur gonfler mon poitrail et la fierté relever mon menton. Pendant son premier cours, il m'avait appris comment lancer un duel aranéen. Ce type d'affrontement était né pour temporiser les égos des membres du groupuscule quand celui-ci était à son paroxysme. Le but était de se battre. Au maximum. Un combat à mort, sans mort. Car tout l'intérêt de cette joute était dans la faille, l'hésitation à tuer. Ce n'était qu'une chorégraphie martiale destinée à faire jaillir la raison pour qu'elle retienne le poing de la colère. Juste pour ce moment de flottement où, essoufflés et épuisés, les deux combattants parvenaient à s'estimer.

J'insufflai dans ma voix toute la prestance qu'il me restait encore :

Doto Baësile, que veut ton cœur ?

Le résistant eut un léger sourire en coin, dessinant un creux le long de son nez bossu. Il lâcha la dague et le fusil à aiguiser.

— Battre, répondit-il sobrement.

— Pourquoi ?

J'avançai. La terre fine se leva sous mes talons pour se coller à la sueur de mes mollets.

— Pour vivre.

Il me tourna le dos pour saisir le pochon de talc.

— Que veut ton âme ? renchérit-il en suivant le protocole cérémoniel.

— Se battre.

— Pourquoi ?

— Pour survivre.

Il ôta le surplus de poudre, saturant un peu plus l'air de poussière. Un rayon s'infiltra depuis les verrières du plafond. Las, il continua :

— Que veut ton corps ?

Je posais ma paume sur la pierre inerte incrustée dans son torse. Mes poumons se gonflèrent. Force. Je la sentais en moi. La hargne qui sortit d'entre mes dents serrées m'étonna moi-même :

— Te battre.

— Pourquoi ?

— Pour délivrer nos orgueils.

Il s'agenouilla, j'en fis de même. Nos mains mutuellement appuyées sur nos Îven. Je sentais son cœur palpiter sous mes doigts. Je sentais l'odeur de souterrain humide qu'émanait sa peau, celle de fer qui restait sous ses ongles, celle bien plus agréable des beignets de Renz. En me concentrant, je percevais la pression dans ses veines, l'air de ses poumons, les vibrations de ses cellules. Je sentais sa vie sous mes doigts. Sentait-il la même chose ?

— J'accepte, grinça-t-il à contrecœur.

Un sourire m'échappa. Évidemment, il ne pouvait pas refuser. Je le repris :

— C'est pas les bons termes. Tu devrais me répondre : Doto Iris...

Doto Iris, frappons nos corps jusqu'à ce que nos cœurs battent à l'unisson, que nos âmes se battent pour la même cause et que nos orgueils soient purifiés.

Poings serrés. Je reculai soudain pour camper mes pieds dans la terre. Dans l'identique position, Baësile me toisait.

— Ça commence à devenir intéressant ! s'égaya Côme en applaudissant.

Aucun doute : à son maximum, Baësile était plus fort que moi en cet instant. Cependant, qu'il soit fort ne le rendait pas invincible. Le réel problème était sa parfaite connaissance de mes faiblesses face à ma totale ignorance de ses techniques.

Deux stratégies s'offraient à moi. Attaquer en premier avec un coup inédit pour jouer sur la surprise, mais risquer de l'avoir sous-estimé. Ou le laisser attaquer pour obtenir un maximum d'information en risquant de ne pas pouvoir parer, ou pire, de lui donner l'opportunité de mettre fin en un atémi.

Ou, troisième option.

Se servir de ce qu'il croit savoir.

Inspirer.

Je lançai le combat.

Tourner. Répéter sciemment mon erreur de jeter mon tibia dans son flan. Il saisit mon mollet, bloquant mon attaque, agrippa ma nuque pour me propulser au sol. Mon corps bascula sur sa gauche. Instant décisif.

L'agripper au cou. Profiter de mon élan pour jeter ma jambe gauche sur son épaule. Serrer. Il perdait l'équilibre. Agripper son bras. Utiliser sa force contre lui pour le faire chavirer bien plus violemment. Il heurta la poussière.

Expirer.

Il était allongé sur le dos, son cou coincé sous ma jambe gauche, sa poitrine sous ma jambe droite, mon talon appuyé contre sa colonne, son bras maintenu immobile par les deux miens.

— Échec, ricanai-je.

J'avais gagné la première manche. Je n'eus le temps que de percevoir une lueur de surprise dans ses yeux avant que ses muscles se tendent à nouveau. Il se retourna. Mon visage vola si rapidement vers le sol que je n'eus pas l'occasion d'attaquer. Me dégager. Rouler. Debout.

Inspirer.

— Prétentieuse, lâcha-t-il en réponse.

La caverne désaffectée tournait. Ma tête tournait. Placer mes poings. Baësile chargeait déjà. Son pied s'écrasa contre mon poitrail. Respiration coupée. Ne pas tomber. Un pas, deux pas en arrière. Il frappa une deuxième fois, ma garde faiblit. Ne pas tomber.

Tomber c'est mourir. Tomber c'est être faible.

Sa béquille heurta ma jambe d'appel, il tira simultanément sur mon bras. Déséquilibrée. Lutter. Mes appuis glissèrent. Il me projeta à terre.

Il gagna la seconde manche. Plus qu'une seule chance.

Se replacer.

Expirer.

Il réitéra son coup de pied. Agir.

Tourner. Lancer les os de mes phalanges dans sa malléole. Agripper son pied. Tourner encore jusqu'à ce que sa souplesse ne puisse plus suivre le mouvement. Il saisit mon coude, tira, ma main se décrocha d'elle-même, m'éloigner.

Ne pas attendre.

Un, deux, trois sauts. Mes bonds compulsifs éveillaient mes muscles. Genoux fléchis, tête rentrée. Feinter une attaque à son menton, passer à travers sa garde qui s'effilait dans une nouvelle action. Au dernier moment, tourner pour enrouler ma jambe à la sienne. Frapper dans le creux de son genou. Glisser sous lui. Jouer de mon poids pour déstabiliser son centre de gravité. Accompagner sa chute.

Pour me retrouver clouée au sol.

Sa rapidité était telle que sa puissance semblait pâle à côté. Comment avait-il inversé la situation ? Les faits étaient pourtant là : j'avais perdu, j'avais prouvé ma force et lui la sienne.

— Ton orgueil est purifié ? demanda Baësile avec un sourire en tendant sa main pour me relever.

Admiration.

Il était fort.

Et je le respectais.

J'acceptai son aide.

— Oui, même si j'ai perdu, je suis fière d'avoir tout donné. T'as gagné dignement.

Le résistant brisa son rictus, laissa glisser mes doigts et fit un pas en arrière.

— Tu dis que ton orgueil est purifié, alors que t'es satisfaite d'une défaite ? En conditions réelles, tu serais morte deux fois. Tu peux pas être fière. Je ne suis pas fier de mon combat parce que j'ai failli une fois ! Une fois de trop. Une fois qui aurait pu me couter la vie si tu avais été mon ennemie. J'ai pas gagné dignement. Et t'as pas fièrement perdu. On a tous les deux perdu.

Mes poings se serrèrent à nouveau.

Frustration.

Éclat.

Crispation.

Mon Îven s'échauffa.

Besoin de casser.

Serrer les poings. À l'autre bout de la pièce, le plus gros des stalactites implosa. Le Listien sursauta.

— Ça aurait pu être toi à sa place, crachai-je en ôtant les bandages à mes mains.

— Tu veux que je te dise quoi ? « Bravo, t'as perdu ! Si tu fais ça en vrai, tu crèveras ! » Soit réaliste. Je pensais pas que t'étais une sentimentale pourtant... Ta réaction est stupide. On s'améliore pas avec des louanges !

Un rire nerveux m'échappa.

— Je suis stupide, faible, prétentieuse et sentimentale... Qu'est-ce que je fous là à t'aider en fait ? Tu sais quoi ? Démerde-toi ! Démerde-toi à buter ta reine, moi j'ai fini de me faire insulter.

Les bandes de gaze s'écrasèrent mollement sur le sable. J'étais couverte de sueur, de poussière et de honte. Tourner les talons, marcher jusqu'au corridor. Marcher jusqu'à ce que ses doigts se referment sur mon poignet.

— Iris, attends.

— Lâche-moi.

Tourner. Il résista.

L'inscription luisit sur mon bras.

Vérité.

Mes lèvres tremblèrent.

— Je veux pas te rabaisser, Iris. Je veux juste que tu comprennes à quel point croire en soi est dangereux. Tu dois te connaître pour avoir confiance en tes capacités. Si tu sais pas de quoi t'es capable, t'agiras par rapport à des forces imaginaires. Si je suis dur avec toi, c'est parce que je sais que tu peux m'égaler, voir me surpasser. Je pensais pas que tu réagirais comme ça.

Muette, je détaillais les traits gracieux de son visage. Ses fines rides trahissaient son habituelle expression soucieuse, concentrée, volontaire. Je comprenais. Je comprenais aussi bien que lorsqu'Émalique m'avait avoué que me tuer était la meilleure solution. Je comprenais les raisons, cependant je ne pouvais les accepter.

Pour eux, me faire du mal revenait à faire le bien.

Jamais je n'avais désiré cette place de martyr.

— Désolée, je ne suis plus le souffre-douleur de personne.

Tourner. Il ne résista pas.

Sans un mot de plus, je quittai la pièce, l'honneur sauf, la dignité entière et une larme de désillusion sur ma joue.

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