12 - Aranéens : L'échec de la raison
S'armer de raison et de logique
est une folie vouée à l'échec.
J.MORENO
@ellozis
1001 ANS PLUS TÔT
JOUR 3 DE LA SAISON DU FEU
DÉBUT DE L'ÈRE LISTIENNE
DEUXIÈME QUART DU CRÉPUSCULE
EWA
— Si tu as de la haine, tu t'emprisonneras dans ta vengeance.
Les encreurs séchaient, pendus à l'appentis. Le vent balaya mes cheveux, projetant à mes yeux le doux visage de ma mère à travers mes mèches blondes. C'était une jolie femme. Jolie selon les critères communs. Rondeurs à la taille, bonté dans le regard. Ses joues bombées clamaient en étendard l'opulence de notre famille.
Nous étions bien vus des Royaux. Alors parfois, souvent plutôt, nous recevions des offrandes de denrées élaborées en plus de nos rations quotidiennes de fruits. Petits pains, gratins, crèmes ou même chair animale. En observant les Homo sapiens, les Loyaux-Chercheur s'étaient aperçus qu'eux en consommaient régulièrement.
Ma mère n'aimait pas ça, elle s'imaginait à chaque bouchée sectionner la tête d'une pauvre bête. Moi, le goût ne me déplaisait pas, mais j'évitais d'en manger en quantité. Cette mode était toute récente, n'ayant aucun recul sur ce que pouvait faire un tel plat sur ma santé, je trouvais plus prudent de m'en abstenir.
Surtout à la lumière de ces nouvelles informations.
Son cristallin des encreurs s'entrechoquant.
Dans ma main tremblante, l'écriteau de Teku était clair. Lui et les autres Loyaux ne rentreraient pas à Plena.
Cela faisait cinq ans que j'attendais d'à nouveau pouvoir le serrer dans mes bras. Cinq ans que j'étais privée de la chaleur de son corps, de la douceur de ses traits, de la saveur de ses lèvres. Je prévoyais ce jour comme une délivrance.
Mais il ne viendrait pas.
Il ne reviendrait pas.
J'aurais aimé que mon poing s'écrase sur la table. Que ma voix s'élève, criarde. Que mes joues deviennent pourpres et que mes muscles se bandent.
Mais, parfaitement immobile, la violence croissait en moi sans un bruit.
— Fais pas de choses irréfléchies, Ewa, continua ma mère dans un souffle inquiet.
Sa belle voix s'éteignait depuis quelques semaines. La Peste la tuerait, si ce n'était pas les voisins terrifiés qu'elle les contamine.
— Ça sera pas irréfléchi.
Clac. Clac. Clac. Les griffes de métal accrochées à mes ongles tapaient paisiblement le bois. Une fois trempées dans l'encre, ces extensions me permettaient de copier dix lignes à la fois. J'étais l'une des rares à maitriser si bien mon métier. L'une des rares qui n'avaient pas abandonné cet ancestral savoir pour l'imprimerie humaine. Teku aimait me voir écrire, mes doigts aranéens se mouvant avec grâce.
Calmement, je déposai le coupon de mauvais augure sur la table. Les Loyaux étaient contaminés par la Peste humaine, leur confinement s'étendait jusqu'à la découverte d'un remède. Mais il y a deux mois, le chercheur Athaïs été rentré sur nos terres malgré l'interdiction formelle.
Depuis, la mort se répandait dans la Colonie.
Les Royaux s'étaient immunisés grâce à leur macération immonde qui dopait les corps. À base de Senmatus, ces méduses immortelles et leur algue symbiote, le joli nom d'Ernam suffisait à cacher l'infâme composition.
Les Ouvriers, eux, étaient considérés comme essentiels à la société. En tant que petites mains de la Colonie, ils portaient le peuple plus que la Reine. Les Royaux les avaient protégés, surproteinant et augmentant la quantité de leurs rations.
Mais nous, Néoténiques, n'étions que des travailleurs de seconde catégorie. Rien de ce que nous faisions, meubles, vêtements ou livres, n'était vu comme indispensable. Les rares ressources devaient aller aux plus utiles.
C'est ainsi que, officiellement, nous étions relayés au dernier plan pour préserver la Colonie
Officieusement, une rumeur courrait dans l'ombre des rues.
Répugnante.
Froide.
Cruelle.
Une rumeur confirmée par l'écriteau de Teku.
Depuis quelques centaines d'années, le nombre de Néoténiques croissait significativement. Nous prenions bien plus d'initiatives que les Ouvriers, pouvions nous reproduire et utilisions une pléthore d'artisanats inconnus aux Royaux. En somme, nous tendions vers une indépendance totale à la Colonie. Nous tendions vers un danger imminent, une perturbation ingérable de l'équilibre social.
Une menace pour la suprématie des Royaux.
Athaïs n'était pas rentré par simple caprice. Non, c'était une demande expresse de la Listi en personne. Elle et son gouvernement belliqueux trouvaient l'opportunité parfaite pour régler à la fois le problème de surpopulation et celui de la montée des Néoténiques. Les Royaux passeraient pour des protecteurs pour des Ouvriers, et les Ouvriers continueraient de travailler en soumission. La Peste se chargerait du sale boulot.
Ce n'était qu'une intrigue politique, une stratégie basse, la solution rapide.
Violente.
Jusque-là, ce n'était qu'une rumeur. Mais Teku m'en offrait la preuve.
Violence.
La brise souffla un peu plus, main douce me poussant à lever les yeux. Mon regard croisa la silhouette du palais dans l'orange du ciel. J'aimais le surnommer la Ruche.
Il y avait quelque chose de fort dans la lumière écarlate. Quelque chose de fort en moi qui s'élevait.
Violence.
Mes pas sur les dalles et ma mère qui m'appelait. Que disait-elle ? Je n'entendais plus. Mais je savais ce que ses mots signifiaient.
Reviens et accepte.
Accepte qu'on précipite ta mort.
Accepte qu'on te domine et qu'on t'efface.
Accepte le décès de tes proches.
Tu ne peux rien faire.
Accepte qu'on détruise ta vie parce que tu détruis l'immuable harmonie.
Tu ne peux rien faire, détournes les yeux et acceptes. Tu es impure. Tu es inutile. La Colonie n'a pas besoin de toi.
Un rire agita ma gorge. Convulsif. Tandis que je remontais l'allée vers la place centrale, l'attention se posait sur moi. Puis ils fuyaient dans leur maison, dans leur commerce, dans l'autre rue. Peut-être se disaient-ils que la folie était un nouveau symptôme de la Peste.
Regardez-moi, lâches, regardez qui aura l'audace de rétablir l'équilibre.
Traverser la place, longer la Ruche, laisser les murs granuleux me dominer de leurs ombres. Je trottinais jusqu'au boulevard Est, incapable de retenir l'énergie qui fourmillait en moi. Était-ce de la détresse ? Était-ce du courage ? Était-ce de la folie ?
Peu importait. C'était ma décision. C'était moi.
Et c'était réfléchi.
Souplement, je me glissais derrière les entrepôts du port. L'odeur de bois et de sable qu'on ramenait de la rive Nord me chatouillait les narines. J'aimais cette odeur de sèves qui flottait encore parfois sur les papiers que nous avions à encrer.
Mes doux papiers encrés de savoirs ne valaient plus rien.
Droite. Courir. Sauter sur les caisses. Se hisser sur le toit du hangar. S'accroupir. Observer les gardes Royaux qui riaient dans le soleil chaud. Tous les jeunes de leur caste effectuaient cinq années de service pour la Colonie. Sous leurs yeux grivois, personne ne pouvait voler ni provisions ni matériaux. Ils se sentaient puissants, heureux de faire leur misérable contribution.
Riez, privilégiés, que fera votre rang face à mon savoir ?
Vous mourrez, comme mes frères étaient morts, comme vous aviez accepté de nous laisser mourir.
La patrouille s'éloigna. Ils étaient jeunes, presque aussi jeunes que moi. Mais ils paraissaient si naïfs, aveugles au mal qui décimait mon peuple. Pour autant, méritaient-ils la mort ?
Non, certainement pas. Mais il n'y a pas de morale dans une guerre. Peu importe la raison pour laquelle on se bat, ça ne restera jamais que des combats, des deuils et des ruines. Ils avaient lancé la guerre. Ils seraient responsables de leur trépas, je ne serai que la main qui redistribue les chances.
Soulever l'une des larges tuiles de terre. Se laisser glisser dans l'obscurité. Chute. Sentiment bref de liberté. Atterrir sur la surface irritante du sable volcanique. Odeur poudreuse. Chaleur douce. Tousser. Retenir le son. Rester une ombre.
Quand le Soleil s'endormirait, les dockers viendraient profiter de la fraîcheur pour vider les caisses sableuses dans mon abri. Je serai là. L'araignée sur sa toile. Attendant qu'un imprudent me frôle et que mes griffes d'encreuse se referment sur lui. Je le déshabillerai, ôterai mes nippes pour me vêtir des siennes. Son uniforme épais serait trop grand sur mon corps malade. Mais je ne me ferai pas remarquer. Je me fondrai dans le mouvement collectif, proprement organisé : aller sur la péniche chercher les caisses pleines, tirer la cargaison sur le pont, descendre sur le port, traverser la place pour souffler la poudre volcanique au milieu de ses comparses. Les grains grisonnants flotteraient dans l'air, couvrant ma peau et camouflant mes traits. Puis, quand l'horaire viendrai, harassée et pantelante, je grimperai à nouveau sur le navire pour ne plus en redescendre.
Doucement, la péniche glisserait sur les flots. Le lac Flucae, miroitant, se profilerait sous les lueurs immobiles des étoiles. Il y aurait les discussions étouffées des dockers, la brise tiède du vent, l'humidité. La senteur boisée de la forêt de Mâa s'approcherait à mesure que le bateau avancerait.
J'y étais.
Comme elle était tendre, cette épaisse couverture de feuillus qui se dessinait en détail. Comme elle paraissait douce.
Fini, l'altruisme stupide de notre caste évoluée.
Finie, l'exclusivité des premiers.
Fini, le temps de notre décadence.
Nous étions mieux qu'eux.
Dès que la péniche tchanqua, je sautai sur le ponton. Le noisetier rendu glissant par la rosée nocturne faillit me déstabiliser.
Mais une ombre ne tombe pas.
Prudemment, je suivis le mouvement. Les dockers étaient des Ouvriers, ils finissaient tard, travaillaient dur. Le labeur physique était leur raison d'être. Ils parlaient peu, pensaient peu, faisaient simplement. Mal à l'aise. Un frisson remonta dans mon dos, que je ravalai aussitôt. Pas une seule émotion ne devait percer la carapace de haine que je forgeai.
Comme un parfait petit membre de ce grand corps, je me couchai dans les hamacs de jutes tendus dans le cabanon à l'orée des bois. Mon esprit me semblait loin. Loin de ce décor que je ne percevais qu'en brouhaha général. Informe. Creux.
Un cabanon à l'orée des bois, des êtres vides, et ma haine.
Quand les souffles s'apaisèrent, que les yeux s'alourdirent et que le vent s'éleva, je descendis du hamac pour remonter un chemin de gravier. La cahute en torchis se découpait dans le mince quartier de lune. Doucement, j'ouvris la porte coulissante, pesant tout mon poids sur la ferraille.
Dans un grincement à peine audible, le décanteur se révéla.
Mon sourire aurait pu illuminer la nuit.
Ne sois pas heureuse. Tu vas les tuer.
N'ait pas peur. Ne sois pas triste.
Fais-le. Fais-le seulement parce que c'est juste.
Fais-le parce que tu as peut-être raison.
Je refermai derrière moi avant de me pencher sur le mécanisme. Laiton et bronze se mêlaient dans des formes excentriques. Deux grosses bulles de verre dominaient l'ensemble. L'une contenait une macération rosée semblable à de la bouillie. L'immonde mâchi s'extirpait gluamment dans les tuyaux sous vide. Je reconnus instantanément les « chaires broyées » des Senmatus, les méduses immortelles.
De l'autre côté crépitait l'huile d'algue.
Tout ceci était d'un prévisible ennuyant.
Je n'avais jamais quitté les murs de la cité, jamais pris le bateau, jamais vu de distilleur à Ernam.
Tout ceci, pourtant, je le connaissais. Les papiers encrés en étaient la source. Toutes ces connaissances que notre famille accumulait, copiait, ajustait, retravaillait... C'était ma force. Si bien que je savais exactement la composition du breuvage miraculeux des Royaux.
Et comment le détourner.
Il y a deux semaines, l'herboriste m'avait fait noter deux cent onze pages de descriptions d'espèces, de leur milieu à comment les reconnaitre, de leur saveur à leur senteur, de leurs bienfaits à leurs dangerosités.
Là-dedans, il y avait une plante.
Vivace.
Élégante.
Commune.
Ses rhizomes faisaient partie des rares de sa famille à être comestibles. Leur odeur de violette les rendait très appréciées des savonniers. La quatrième des Reines, Hio, était allergique à son tanin. Et, le problème chez les Royaux, c'est qu'ils descendaient tous directement de leur Reine.
Cette allergie héréditaire avait valu aux savonniers une vraie crise de matière première. Privés de leur senteur favorite, ils s'étaient rabattus sur la lavande. Et les futurs Royaux, eux, avaient gardé l'allergie de leur ainée. Si bien qu'aujourd'hui, six souveraines plus tard, soixante-deux pour-cent de leur caste conservaient cette importune fragilité.
Leur faille serait mon salut.
Aurais-je le courage ?
Aurais-je la stupidité ?
L'huile essentielle d'iris brillait dans son flacon de verre soufflé. Délicatement coloré de violet. Ma mère me l'avait offert pour parfumer mes vêtements. Je souris. Son odeur rassurante m'encouragea.
Pour elle.
Pour moi.
Pour le cadavre de mon peuple.
Je débouchai le flacon. Et, d'un geste simple, d'un geste droit, d'un geste juste, je le versai. Liquide limpide aux doux reflets dorés.
Douceur.
Ma main trembla soudain. Mes doigts se crispèrent. Une larme monta d'une pureté naïve. Je n'avais pas peur de mon geste. Je n'avais pas peur de tuer. Je rétablissais la justice.
Mais cette peur naissait de l'infinie tristesse qu'engendrerait mon acte. J'aimais la Colonie. Je n'aspirai qu'à la voir subsister. Attenter à la vie de mes semblables me dévastait.
Je n'étais pas une guerrière, mon combat à moi s'effectuait dans l'ombre, dans l'intelligence. Et ils avaient choisi la guerre.
— Pardon.
La dernière goutte de pleurs s'écrasa sur le sol.
La dernière goutte d'huile dans la cuve en cuivre.
Partir.
Je ne pouvais rester.
Était-ce un besoin ? Un désir ?
Comme le vent d'été, comme le souffle de la mer et la lumière entre les branches, je disparus.
Mon corps éphémère s'immergea dans l'immensité de la forêt. Triste. Triste et belle cette larme sur le plancher du cagibi. Triste et belle ma silhouette dans la brume. Triste et belle ma décision.
Belle ?
Belle, cette impression d'avoir eu tort.
Belle, cette impression d'avoir eu raison.
Et cette larme qui ne pouvait plus quitter ma joue.
Et ce sourire qui ne pouvait plus quitter mes lèvres.
*
JOUR 64 SAISON DE L'EAU
ÈRE LISTIENNE
TROISIÈME QUART DU CRÉPUSCULE
IRIS
— Il s'est passé quoi ensuite ?
Coincée dans ma gorge, ma voix paraissait caverneuse. L'émotion l'enrayait. Le récit de Mérope soulevait mes propres doutes, mes propres limites, mes propres peurs.
— Six jours après a eu lieu l'Uki, continua l'Érudite. D'ordinaire, le peuple entier est convié. Les tables se couvrent de victuailles délicieuses, les corps se parent de somptueux tissus, les visages des mille reflets de la Ruche. Mais la Peste humaine était redoutable, seuls les Royaux eurent droit au festin. Les versions varient, mais selon la plus probable, Ewa aurait survécu dans la forêt jusque-là. Le soir de la fête, elle serait réapparue, vêtue de la tête aux pieds de pétales d'iris. Tandis que l'on servait l'Ernam sans se douter de la dangerosité de l'agréable odeur, le silence se serait fait, les regards l'auraient dévoré. Elle n'était pas belle, elle était impressionnante. Sur son visage étaient tatoués une larme, et un sourire. Elle se serait agenouillée, gracieuse devant la Reine. Le menton levé, elle aurait déposé une fleur aux pieds de la jeune Listi. Au même instant, les nobles se seraient étouffés dans leur verre. Crachats ! Cris ! Douleur ! Brûlure ! La cacophonie était terrible. Partout, les gens tenaient leur cou gonflé, leurs joues se couvraient de pustules irritantes, leur langue triplait et leur cœur s'emballait. Allaient-ils mourir ? Certainement. Si personne ne faisait rien. Listi s'était levée, paniquée, son visage angélique palpitant d'un désarroi inconnu. Et dans ce néant d'angoisse s'élevait Ewa, en larmes, une longue fiole d'antidote au creux de la main, qu'elle tandis au Querçu en lui disant : « prenez le contrepoison et engagez-vous à protéger les Néothéniques, ou laissez-moi rétablir l'équilibre ».
Lentement, Mérope se retourna. Elle pencha son corps reptilien vers le Guide pour lui glisser :
— Sais-tu ce que le Querçu lui a répondu ?
— « Crois-tu que c'est la bonne solution ? », confia-t-il d'une voix rauque. Elle a dit « Je ne sais pas. Mais je n'en ai pas d'autres ».
— Elle s'en voulait ? questionnai-je, avalant difficilement ma salive pâteuse.
Souplement, ses doigts d'acier continuèrent de s'agiter en l'air. Les encreurs de son ancêtre.
— Elle ne s'en voulait pas. C'était juste. Les Royaux avaient admis la mort de sa caste, elle faisait la même chose qu'eux. À la différence qu'elle leur offrait la possibilité de se sauver. Listi n'était pas folle, elle accepta le marché. Mais lorsque le Querçu voulut distribuer l'antidote, les Royaux se jetèrent dessus. Et le flacon se brisa.
La conteuse referma ses griffes d'argent dans un affreux crissement.
Envoutement.
Écoute.
Frisson.
— Qui, de la Reine, du Querçu, de la révolutionnaire ou des mourants, était le plus mortifié ? Tous se tenaient pour responsable de la tragédie. Tous voyaient en leurs actes passés des pierres qui pavaient le chemin vers leur mort. La majorité, aveuglée par le manque de réflexion, en voulut à Ewa. C'était simple. Mais quelques-uns, dans l'ombre, saisirent qui étaient les réelles victimes. Leurs idées communes les firent se rassembler. Dans les anciennes mines de Plena, ils se regroupèrent. Prudemment. Ils étaient une centaine. Royaux, Néothéniques, Ouvriers... Assis en cercle dans la plus grande des caves, ils parlementaient, imaginaient, refaisaient un monde hypothétique. Quand la purge des derniers Néoténiques fut approuvée par la Reine, Ewa et le premier Guide rejoignirent la souterraine assemblée. Il fallait lutter. Il leur fallait une tête. Une lumière. Couverts de toiles pour dissimuler leurs traits, les pieds dans la poussière, ils paraissaient si faibles, mais si déterminés. Les premiers Aranéens étaient nés. La guerre civile que souleva Ewa ne fut pas le plus violent des conflits, mais certainement celui qui a le plus marqué les esprits. Aujourd'hui, il est tant synonyme d'horreur qu'on le nomme le Carnage Immaculé. Pas une goutte de sang n'a été versée par une arme, tout est passé par le poison, la manipulation et la torture mentale. Cette froide tension n'a pris fin que quand la leadeuse s'est fait enfermer.
— C'est le crédo royal, renchérit le Guide. Pas de sang, pas de violence. C'est d'ailleurs pour Ewa qu'a été créée l'Opalescence.
Sous son capuchon, Mérope eut un énième sourire savant. Malicieux.
— Pas tout à la fois, Guide, conseilla-t-elle en sautant de la table. Trop d'informations lâchées sur un esprit peuvent le disperser à jamais. C'est le propre des conteurs de doser la portée de leur récit.
Je n'avais pas envie que cet échange se termine. Je voulais savoir. Savoir tant de choses qu'il ne serait plus possible de me tromper. Instinctivement, je me levai.
— Continuez ! implorai-je d'une manière un peu trop autoritaire. Je peux encore écouter !
L'Érudite me fit signe de me rasseoir.
— Je ne peux pas, le Conseil doit avoir lieu. Et si le Guide est ici, c'est qu'il va enfin y avoir du mouvement.
Son regard glissa vers Émalique. Droit. Immuable. Était-il le premier Guide ? Cette histoire s'était passée il y a longtemps, mais l'étrange boisson des Royaux semblait leur confier une interminable longévité. Sa voix s'empreint d'une emphase extrême :
— On va commencer le Plan.
Même à travers les tissus opaques, on percevait cette tension d'un tournant idéalisé. Côme tapa frénétiquement des mains en lançant un petit cri primitif. Dans sa barbe, Aloys baragouina une litanie semblable à une prière. Mérope serra ses poings de fierté. Le bras de Baësile frémit d'un frisson.
— Les prochains mois vont être rudes, reprit l'agent double. Je vous préviens, il va falloir s'entrainer à l'épuisement. Mais, maintenant qu'Iris est parmi nous, plus rien ne pourra arrêter le Plan...
Appréhension ou excitation ? Je n'aurais su le dire. Une chose était sûre, je ne me sentais pas étrangère à cette atmosphère. Je ne me sentais pas en danger au milieu de ces parias. Je ne me sentais pas manipulée. Pas rabaissée. Pas utilisée.
Je me sentais moi-même.
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