11 - Paris : Absconses vérités
Lorsque vous avez éliminé l'impossible,
ce qu'il reste, aussi improbable soit-il,
est nécessairement la vérité.
ARTHUR CONAN DOYLE
MARDI 25 DÉCEMBRE
03:44
NATHALIE
Son maigre torse se soulevait avec faiblesse. Allongée sur un lit du dortoir des enfants, elle me dévisageait. Son œil abîmé paraissait presque violet.
Dégoût.
Savait-elle ?
Savait-elle ce qui coulait dans ses veines ?
J'espère tant que tu es encore naïve, ma belle...
— Nathalie ?
Elle me fixait toujours. Ses lèvres bougeaient, formulaient des mots. Mais je ne comprenais plus rien que ses yeux.
— Désolée, j'étais ailleurs, prétendis-je en esquissant un sourire forcé, tu disais ?
— Pourquoi vous continuez de faire semblant ?
Les battements de mon cœur s'affolèrent avant moi. Je suffoquai.
— Mais de quoi tu parles, ma puce ?
— Je suis pas débile. Vous avez vu mon cristal. Pourquoi vous me gardez ?
Main lasse. Iris désigna Aaron qui observait la scène bras croisés.
— Vous savez mieux que moi qui je suis, non ? Lui aussi le sait, pas vrai ? Vous profitez du fait qu'on s'est rencontré par hasard, et maintenant vous voulez plus me laisser partir. Pourquoi vous me gardez ?
Mais qui te dit que c'était un hasard, trésor ? Le hasard a un prénom chez moi... Elle frappe toujours quand on l'attend si peu.
— Repose toi, Iris. Tu es fiévreuse, l'hypothermie t'a fatiguée, il faut que tu remettes de l'ordre dans ton esprit, je pense...
— Arrêtez de me traiter comme une gamine ! Nathalie, dites-moi ! J'en ai besoin... Dites-moi qui je suis...
Ton suppliant. Regard perçant, touchant. Une larme qui roulait sur sa joue. Si faible. Iris, pauvre Iris. Tu ne savais rien encore de ce qui allait t'arriver. Ma salive s'avala douloureusement. Qui donc eut l'idée de doter cette enfant d'un cerveau ? Question stupide, j'en connaissais la réponse.
— Pourquoi j'ai peur de moi, Nathalie ?
Marie déboula dans la chambre, me bousculant pour sauter sur le lit de la convalescente. Elle la serra dans ses bras.
— Moi j'ai pas peur de toi, murmura-t-elle.
Iris parut surprise, puis l'étreignit à son tour. Le flot de pleurs s'écoula sans fin sur la crinière blonde de ma fille. Je les observai un instant, partagée entre tension et attendrissement. Puis je remarquai l'étrange couleur de ses larmes. Frisson.
— Viens Marie, il faut qu'elle se repose.
Je l'entrainai dans le couloir. Malgré son incompréhension, j'inspectai sa peau, ses cheveux, ses pupilles, rien n'avait changé. Respirer. Aaron sortit à son tour avec son éternel regard de reproche. Je ne pourrai continuer de me défiler indéfiniment. Un jour, mes barrières craqueraient et le flot de secrets s'écoulerait de cette plaie ouverte...
Mais quand ?
En entrant dans la cuisine, je saisis mon téléphone sur le plan de travail. Un simple appel et demain j'en saurai plus sur ce qui m'était permis ou non de révéler.
— Allô, Stéphanie ? Désolée de te réveiller si tôt, c'est important.
Ma collaboratrice marmonnait de l'autre côté de la ligne, mécontente d'être sollicitée en pleine nuit le soir de Noël.
— J'ai besoin que tu commandes des iris. Oui pour le magasin, fais-les livrer le plus vite que tu peux. Oui autant que la dernière fois. Comment ? Oui, c'est important. Oh merci ! Tu es un ange, Steph... Les iris, je les veux violets, pas une autre couleur. Merci. Tu es un ange. À plus tard. Toi aussi, passe de bonnes fêtes.
Je coupai la communication. Mon portable s'écroula bruyamment sur l'îlot. Remords.
Qu'étais-je en train de faire ?
Ce n'était pas un simple appel à ma collègue fleuriste. Ce n'était pas une simple commande anodine. Cette personne qui pouvait me donner des réponses gardait à l'œil mes faits et gestes. Des iris violets... Sans aucun doute, elle comprendrait.
Qu'étais-je en train de faire ?
Mettre un pied dans ma tombe.
*
MERCREDI 26 DÉCEMBRE
09 : 22
IRIS
Atmosphère pesante. Ils retourneraient à la capitale le lendemain. Avant, Nathalie souhaitait lui faire voir un médecin pour s'assurer que ses accidents à répétition ne lui avaient pas laissé de séquelles. Elle souriait toujours autant, mais l'étincelance de ses dents sonnait plus faux que jamais. Aaron l'évitait. Même la chienne la toisait étrangement. Seule Marie gardait son attitude enjouée, fidèle à elle-même, ramenant un semblant d'ensoleillement dans cette morne illusion de courtoisie.
— Mets tes chaussures, Iris, on va y aller, l'avertit la mère de famille en débarquant dans le salon.
Peu ravie de rencontrer un médecin, la jeune femme s'était pourtant laissé convaincre par les arguments de la fleuriste. Avec du recul, il lui paraissait évident qu'une autre intention l'animait. Une intention qui n'avait aucun rapport avec son choc routier, mais tout à voir avec l'incident de la veille.
— Fais-moi confiance, ajouta-t-elle. On est pareilles, Iris, n'aie plus peur.
Accepter. Avait-elle le choix ? Assis au petit bureau d'angle, Aaron leva soudain la tête de ses devoirs. Son regard chercha celui de sa mère, en vain, elle était déjà sortie. Iris chaussa les baskets fourrées qu'on lui avait offertes puis traversa l'appartement d'un pas vif. Un élément sombre fusa vers elle. Elle l'intercepta par reflex avant d'aviser celui qui venait de lui lancer.
— N'oublie pas ça, on sait jamais.
Il reprit son travail sans plus de cérémonie. L'objet niché dans sa paume lui parut très lourd. Sa dague, juste au cas où... Troublée, elle la logea dans sa poche en accélérant le pas, dévalant la petite pente couverte de givre jusqu'à la voiture. Glacée, Iris rejoignit Nathalie qui patientait au volant.
Paysage de campagne défilant. Trajet infini. Attente constante.
Angoissante.
N'oublie pas ton couteau, putain. Tu sais à quel point ça peut servir.
Ce garçon dérangeant. Cette femme trop parfaite. Cette enfant trop rayonnante. Ce bonheur trop surfait. Tout ceci était bancal. Bancal par un excès de stabilité. La nausée commença à l'envahir. L'air fuyait ses poumons, un gout de sucre écœurant remontait le long de sa trachée, gout de sucre écœurant des illusions. Sa vision se brouilla dans le trop-plein d'information que laissaient entrevoir les vitres du monospace. Et Nathalie souriait. Elle souriait. Pourquoi souriait-elle toujours ? Illusion. Elle devait partir. Elle aurait dû le faire dès le premier instant, dès qu'elle était entrée dans cette maison de fous.
Le verglas rendait les routes glissantes. Le ciel hivernal diffusait à peine la lumière du Soleil. Iris sentait le temps s'égrainer à une vitesse déstabilisante. Une heure ? Trois ? Quatre ? Vingt minutes ? Depuis combien d'heures le trajet s'étirait-il ? La familiale s'engagea dans un chemin de terre.
Forêt épaisse de pins qui absorbait le peu d'ensoleillement encore restant.
Au bout d'une allée mal entretenue, une large maison moderne se profila. La lumière fut rendue quand elles débouchèrent sur une clairière verdoyante ponctuée de grands hêtres. Nichée au creux de deux collines, la demeure d'architecte paraissait aussi majestueuse qu'absurdement en décalage avec son environnement. Nathalie coupa le moteur au milieu du chemin avant de se tourner vers la jeune femme.
— Tu es prête, ma puce ?
Voix douce... Douce à outrance... Elle sortit sans attendre sa réponse. Iris l'imita avant de la suivre jusqu'à la porte d'entrée en bois grisé.
*
MERCREDI 26 DÉCEMBRE
10 : 34
NATHALIE GUÉRIN
— Athaïs ! Athaïs ? Ouvre, c'est moi ! martelai-je en frappant la porte décidément close.
Flottement. Une voix rauque et froide s'éleva de l'intérieur. Sa voix.
— Ne viens plus seule, je te l'ai déjà dit.
Gifle invisible. Je reculai.
— Je suis pas seule, tu sais bien que je viens toujours pour les enfants.
— Les enfants ? Pourquoi tu gémis alors ?
— Athaïs, j'ai besoin de toi. Je t'en supplie, aide-moi...
En attendant une réponse, je posai ma tête sur mon bras écrasé contre le crépi immaculé. Silence. Soupire. Mes paupières se serrèrent.
Il n'y avait plus rien.
Il fallait partir. Avant que je m'effondre.
— Viens, Iris... Je suis désolée, on s'est déplacées pour rien.
La porte pivota sur ses gonds. Un petit homme se tenait dans son embrasure. Ses cheveux bruns, mi-longs, retombaient sur un visage marqué par la lassitude. De légères rides se dessinaient dans sa moustache en fer à cheval, assortie d'une barbiche discrète. Athaïs. L'amour que je n'avais plus. L'époux qui s'était fait disparaitre.
Espoir.
— Iris ? Elle s'appelle comme ça ? s'affola-t-il en la désignant du doigt.
— Oui, c'est pour elle que je viens, elle...
— Comment tu peux oser venir ici ? T'apprends vraiment rien, ma pauvre...
Il claqua la porte. Si fort que mon cœur en trembla. Je me jetai sur l'entrée, en vain. Comment j'osai venir ici ?
Je n'ose pas, Athaïs, et je ne viens pas ici. Je fuis ici parce que je n'ai pas d'autre choix. Parce que je suis terrifiée. Parce que je suis stupide au point que je croyais pouvoir te retrouver.
Taper contre le bois. Gémir. Prier. Jusqu'à éclater en sanglots et tomber à genoux. Qu'il ait pitié. Qu'il s'en veuille et qu'il ouvre cette foutue porte, et qu'il pose son foutu regard sur moi avec autre chose que de la haine dans les yeux.
Spectatrice de cette scène invraisemblable, Iris paraissait tétanisée, lorgnant mon pathétisme avec dégoût.
Dans quoi tu t'es embarquée, ma puce ? Tout est si malsain chez nous.
Colère. Pouvait-on me regarder autrement ? Elle m'attrapa l'épaule. Enfonça ses doigts dans mon muscle pour me forcer à me relever.
— Putain mais arrêtez de chialer ! Expliquez-moi tout ce bordel ! Je suis qui pour vous ? Putain mais parlez-moi !
Renifler. Athaïs écoutait-il ? Je voulais qu'il entende. Qu'il ait pitié. Qu'il s'en veuille. Étais-je à ce point seule ?
Hoquet. J'articulai :
— C'est dur, ma puce... J'ai peur de ta réaction. Tu me promets de pas m'en vouloir, d'accord ?
— Dites-moi ce que vous savez, ça suffira, s'opposa Iris en secouant la tête.
Je quittai le cuir de mon manteau, le Kashmir de mon pull, puis passai une main dans mon col. Un a un, je décrochai les quelques boutons de chemise qui couvraient mon sternum. Une marque blanchâtre apparaissait, une dizaine de centimètres sous ma gorge.
Une cicatrice irrégulière luisait dans les rayons immaculés du Soleil hivernal.
— Tu devines ce que j'avais là...
*
MERCREDI 26 DÉCEMBRE
10 : 45
IRIS
Oui. Oui, évidemment qu'elle devinait. Secouée d'un malaise soudain, Iris porta la main au cristal qu'elle dissimulait sous son t-shirt.
La femme qui redoutait sa colère était la responsable de son malheur.
C'était elle. Elle qui l'avait abandonné, lâchement.
Elle la fautive, la coupable.
— Vous êtes ma mère.
— Non ! Bien sûr que non ! s'affola la Parisienne. Notre particularité vient de... plus loin.
Iris respira de nouveau, partagée entre le soulagement et l'appréhension de découvrir ce qu'allait révéler son interlocutrice.
— Ce que tu que tu as dans ton corps, ce n'est pas une pierre, c'est un Îven, un organe à part entière qui te permet de... d'avoir un effet sur les choses autour de toi.
Blanc. Instant de vide.
— Alors... Je... on est pas les seules ?
— Non ! Bien sûr que non ! On est des milliers... Quand je suis partie, on était trois milliers.
— Trois... mille ?
Sol instable. Des milliers comme elle.
Pourquoi lui avoir caché ? Et pourquoi croyait-elle cette inconnue qui bafouillait des histoires invraisemblables ? Non. Cet éclat brillant niché dans sa peau ne pouvait pas être ce que cette femme prétendait. Elle mentait, perfide, comme elle le faisait depuis le début.
— Pourquoi vous vous l'êtes fait enlever votre... truc ?
— J'ai fui les terres listiennes il y a des années pour vivre comme les Homo sapiens, continua-t-elle en se rhabillant. Se fondre dans cette société en cachant une si étrange différence physique, c'est pas facile, tu sais.
— Oui je sais, putain, évidemment que je sais ! Donc si je vous écoute... Vous êtes pas humaine. On... est pas humaines ! Mais oui, tout est logique, on vient d'une autre planète dans un vaisseau spatial pour massacrer les Hommes et leur prendre la Terre ! Évidemment... Demain, un troisième bras va me pousser dans les dos et j'aurais la peau verte !
Rire nerveux. Nathalie baladait ses yeux rougis sur le visage incrédule de la jeune femme.
— Je plaisante pas, ma puce. C'est la vérité. Enfin, comment t'expliquer ? Je ne suis pas une grande scientifique, tout ça me dépasse, Athaïs... Athaïs saurait te l'expliquer.
— Arrêtez. Arrêtez...
Des Listiens... Et quoi d'autre ? Elle était un ange venant du Paradis ? Une goule venue des Enfers ? Pathétique...
— Tu as besoin de digérer tout ça, je t'attends à la voiture, débita son interlocutrice en s'éloignant sur le chemin de terre qu'elles avaient emprunté à l'aller.
Nathalie cachait sa folie par des sornettes qu'elle espérait lui faire gober. Il n'y avait qu'à observer la réaction d'Athaïs à sa vue, la mère de famille n'avait pas l'esprit clair. N'était-il pas censé être mort d'ailleurs ? Elle n'y comprenait plus rien, et elle n'était plus sûre de vouloir comprendre...
Il faisait froid.
La vapeur d'eau de son souffle se cristallisait devant elle dans un petit nuage éphémère. Les bois autour étaient si beaux. L'ambiance si sereine. Des oiseaux piaillaient, de minuscules araignées couraient sur l'humus, les feuilles mortes embaumaient l'air d'une senteur automnale.
Elle porta son attention sur le hêtre à ses côtés. Ses feuilles dans sa direction. Comme poussés par un vent implacable, tirés par des fils invisibles.
Iris n'en fut pas surprise. Elle avait accepté cela depuis longtemps. Car cette gardienne inquisitrice qui la filmait dans le hall du cabinet d'architecte possédait un bon argument pour le faire. Ce hall si bien aménagé de plantes en tout genre, ces plantes qui l'avaient saluée en ressentant son admiration.
Nathalie ne mentait pas.
Profondément, Iris connaissait la raison qui l'empêchait d'aller vers les autres, de prendre place dans la société.
Nathalie ne mentait pas.
Cette même raison qui lui permettait de souffler toutes les bougies d'une pièce, de contrôler les gouttes d'eau qui s'écroulaient sur ses joues.
Nathalie ne mentait pas.
Elle n'était pas commune. Elle n'était pas qu'une gamine perdue dans les rues franciliennes.
— Je suis Listienne.
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