11 - Aranéens : l'Homme libre
Il n'y a pas d'Homme plus libre que
celui qui est d'accord avec lui même.
PIERRE BOTTERO
JOUR 64 SAISON DE L'EAU
ÈRE LISTIENNE
DEUXIÈME QUART DU CRÉPUSCULE
IRIS
Mutiques, les regards s'échangèrent.
Surpris.
Inquiets.
Curieux.
Néophyte dans la prise en main du destin, je ne savais si je courrais vers ma perte ou mon apogée.
Peut-être les deux.
Excitation. Mon cœur battait fort. Puissamment. Suspendue à leurs lèvres, je n'attendais qu'une chose : qu'ils m'acceptent. Pourquoi ? Pourquoi vouloir soudain à tout prix rejoindre ces inconnus dans leur combat nébuleux ?
Parce que certaines décisions ne s'expliquent pas, elles se ressentent. Et dès l'instant où mon chemin avait croisé le leur, je ne pouvais plus choisir une autre route.
Parce que la vérité palpitait ici plus que nulle part ailleurs.
— Insolente et violente... C'est bien elle, certifia Mona en fronçant son nez dans un rictus de dédain.
Baësile ignora son intervention pour dissiper la raideur.
— Mona, la présenta-t-il. C'est elle qui a accepté de prendre le premier contact avec toi. Si t'avais pas fait cramer ses jolis vêtements, elle t'aurait exfiltré par le canal d'irrigation. Puisque tu m'as l'air assez peu douée dans l'eau, j'imagine que le sauvetage aurait échoué dans tous les cas... Elle tient le rôle de l'Indiscrète. Celle qui écoute dans l'ombre. Ses informations nous sont précieuses... Elle est née Ouvrière. Sa douceur nous permet de revoir nos décisions et de pas trop tremper dans le radicalisme, mais sa grande bonté a un contre-parti. Elle supporte pas les critiques. Et encore moins qu'on détruise le fruit de son excellent travail de couture, ou qu'on la menace de manière peu... délicate ?
L'intéressée m'adressa un visage rancunier, mais ne parut pas blessée face à sa description à double tranchant.
Je m'excusai en plaçant ma main sur mon Îven comme il semblait en être coutume. Elle acquiesça légèrement, le menton haut, les sourcils froncés. L'incident était clos.
Mon attention se tourna vers le Listien suivant, un grand homme arc-bouté par le temps. Barbe grisonnante sur épiderme marron. Ses rides creusaient des sillons si profonds qu'ils déformaient ses traits triangulaires. De longs cheveux filasses pendaient mollement jusqu'aux tubes d'étains gisant sur ses genoux. Baësile suivit mon regard. Une pointe de cynisme dans la voix, il continua :
— Aloys : l'Architecte. Il descend du plus talentueux bâtisseur et le génie ne s'est pas perdu... C'est un Royal. Brillant, mais sénile. Il oublie le début de ses phrases, égare ses pensées et, des fois, il parle plus. Pourtant, c'est la seule personne capable de mémoriser des centaines de plans et d'en trouver instantanément les failles.
Un sourire fripa ses joues flétries. Ravalant ma tension, je le lui rendis.
— En face, l'Exécutrice. Ma fidèle Cômelle...
— Côme, rectifia la fille jaune, en croisant les bras d'un air revêche.
— ...est une Ouvrière dysfonctionnelle qui aurait dû être détruite pour deux raisons : son Îven est utilisable, ce qui est complètement impensable. D'ailleurs, elle le gère extraordinairement bien.
Elle se contenta d'un nouveau rictus mesquin alors que ses pieds s'écrasèrent nonchalamment sur la table.
— Et la deuxième raison ?
Du coin de l'œil, je vis Aloys remuer. Il s'écria soudain :
— Elle est cinglée !
Le rire qui fit imploser l'intéressée fut une preuve suffisante. Baësile nuança cependant :
— Sa dysfonction touche le... dosage de ses émotions. Elle ressent ni la peur, ni la tristesse, ni la fatigue. Ce qui est vraiment dangereux quand on a pas la force nécessaire. Je l'ai entrainé jusqu'à ce qu'elle me dépasse. Aujourd'hui, je crois que c'est l'individu le plus résistant de la Colonie.
Un lien tendre semblait unir Baësile à cette jeune femme. Un lien presque paternel qui le poussait à défendre son étrange « progéniture ». Je pensais à Annie. Aurait-elle été fière de cet être biscornu que je devenais chaque jour un peu plus ?
M'aurait-elle aimé ?
— Et pour finir, Mérope...
Caché sous une capuche brune, le visage de la dernière femme se dévoilait à peine. Nez retroussé surmontant une bouche généreuse, ce fut tout ce qu'on pouvait discriminer de l'être mystérieux.
— Quand elle est née, sa tête était déjà mise à prix, déclara gravement le résistant. Comme ses parents avant elle... Son crime, c'est de descendre de la troisième caste... La dernière Néoténiques, mais surtout la descendante d'Ewa. En tant qu'Érudite, sa force est l'immensité de ses savoirs, bien qu'elle soit aussi une combattante vive. Elle te dira jamais rien si tu poses pas les bonnes questions...
Ces informations floues données sur le ton de l'évidence me mettaient mal à l'aise.
— C'est qui Ewa ?
Côme réagit la première, mais c'est à Baësile qu'elle s'adressa à coups de grands cris.
— Tu vois, elle a rien à faire ici ! Elle connait même pas Ewa !
— Intolérable ! s'écria l'Architecte.
— Si elle ne connait pas Ewa la Salvatrice, contra l'Érudite dans un murmure, c'est avec honneur que je lui conterai son histoire.
La fille jaune pesta tandis que Mérope pivota son capuchon vers moi. Mérope... Je me souvenais de ce nom sans parvenir à le situer. Je raclai ma gorge en sentant que c'était à mon tour de me présenter.
— Bon vous le savez, je suis une Anomalie. Avec les autres listiens récupérés chez les humains, on descend des Loyaux-Chercheurs. Le gène listien est réapparu sur notre génération...
— Impossible ! clama Aloys en entrouvrant à peine les fentes dissimulant ses yeux.
Agacée par ses interruptions, je m'apprêtais à rétorquer quand Mérope reprit la parole.
— Tu es dans l'inexactitude, expliqua-t-elle. Les Loyaux étaient des Ouvriers. C'est une classe stérile, Aloys à raison, ils n'ont pas eu de descendants...
L'information remonta lentement dans mon esprit, bouleversant sur son passage mes acquis bancals au goût rance de la tromperie. Trahison.
— Alors on vient d'où ? ne pus-je m'empêcher de lancer avec une pointe de colère injustifiée.
— C'est pour mettre fin aux mensonges régaliens que les Aranéens se battent, argua posément Baësile en me dévisageant. Si tu veux le savoir, aide-nous.
J'avais cru. Honte. Qu'on me croit manipulable m'énervait, l'être me débectait.
— Et pourquoi on te ferait confiance ? s'excita l'Exécutrice en se balançant sur sa chaise.
— Parce que t'as pas le choix, conclut Baësile d'une voix qui ne laissait place à aucune négociation. J'ai entièrement confiance dans la décision du Guide, comme dans chacune de vos décisions quand elle concerne vos domaines, vous devriez en faire autant.
Cherchant où m'assoir, je contournai la table pour rejoindre le siège à l'opposé de Baësile. Du doigt, je désignai la chaise :
— C'est lui qu'il manque ?
— Ouais, râla Côme. Il vient pas souvent. Des fois on le voit pas pendant un an. Puis il réapparait, comme il y a deux jours, pour nous dire qu'on va devoir se taper une inconnue. Comme si on avait que ça à faire...
Ignorant la pique, je fixai l'espace inoccupé que les autres respectaient malgré l'absence.
— Le Guide ? m'hasardai-je pour ne pas perdre le fil. C'est votre chef ?
— Les Aranéens ont pas de chef ! Le Guide ne donne aucun ordre. Chacun à sa raison propre d'être parmi nous, lui, c'est de nous ouvrir la voie. C'est pour ça que les insinuations de Côme contre toi sont très graves. La règle ici, c'est la confiance. Si on commence à démentir les experts dans leurs domaines, on va jamais finir...
— Il s'appelle comment ?
L'intrigante érudite poursuivit :
— Son nom n'a jamais été donné, le risque est trop grand.
— C'est pas censé être la confiance votre règle d'or ?
— Confiance et aveuglement ne sont pas synonymes, sourit-elle dans l'ombre de sa capuche. Il ne devrait pas tarder à arriver...
Sursaut. Bruit grave d'un bronze qu'on frappe depuis le couloir derrière le siège vide. D'un même mouvement, les Aranéens tirèrent de sous leur place un chapeau aux bords évasés doublés d'un filet opaque tombant sur une quarantaine de centimètres.
Chacun des résistants s'en coiffa, dissimulant ainsi la quasi-totalité du haut de leur corps. Seule Mérope se contenta de son capuchon. Leurs déguisements semblaient ésotériques dans la lueur cavernicole. Trainais-je dans les bas-fonds ou dans les prémisses de lumière ?
Au bout du couloir, la résonance s'arrêta, vite remplacée par des pas décidés. Je restai debout à côté de Baësile et observai ces « adeptes » assis dans leur silence.
Pas plats, légèrement raides, plus prononcés d'un côté que de l'autre.
Comme un boitillement.
L'idée fourmilla.
Son corps était masqué d'un couvre-chef plus long que ses semblables. Pourtant, quand sa silhouette se dessina dans l'orbe électrique, le doute s'effaça. Un sourire inexplicable jaillit sur mes lèvres.
Enfin je savais quelque chose que cette assemblée ne soupçonnait pas.
*
JOUR 64 SAISON DE L'EAU
ÈRE LISTIENNE
TROISIÈME QUART DU CRÉPUSCULE
ÉMALIQUE
L'audace de son regard me criait « je ne suis pas surprise », mais la raideur qui se dissipait visiblement de ses membres semblait plutôt m'avouer « je suis soulagée ».
Je n'étais pas dupe, je voyais bien comme Iris se rattachait à moi. Je percevais la confiance qu'elle me portait peut-être plus qu'elle ne la percevait elle-même.
Et j'en étais si fier.
— J'ai les dates de l'Uki, lançais-je en tirant la chaise rustre pour m'y installer.
L'annonce excita les corps dissimulés de voiles. Soulagement mêlé de terreur. Enfin. Tout allait commencer.
Tout allait finir.
J'étais las. Las et survolté. Une pression peu familière grésillait dans ma poitrine.
Enfin.
La Reine n'était pas un être de direction. La Reine dominait grâce au privilège qu'aucun de nous ne pouvait prétendre d'avoir : le pouvoir de donner la vie. L'Uki unifiait la communauté en glorifiant cet instant magique où sa différence se révélait.
L'Uki, la fête primordiale, celle de la naissance et du renouveau. Parfait pour tout recommencer.
Je revoyais les images de ma jeunesse, lorsque la Reine Izia ma mère immergeait son corps nu dans le lac Flucae sous les milliers de regards émus des membres de la Colonie. Quand son sang vert se répandait dans l'eau. Je revoyais les mains du peuple y plonger comme une seule âme, piochant les œufs qui un à un remontaient. Je sentais à nouveau leur ferveur, leur admiration infinie, la fierté immense d'avoir accueilli dans leur paume, ne serait-ce qu'un instant, le prémisse de la génération suivante. Le prémisse de ce qu'ils avaient été.
Mais lorsque la peste humaine s'était répandue, il était devenu impossible que toutes les classes se côtoient de si près. Les Néothéniques surtout, menaçaient de mettre en péril sa ponte par leur présence. Toucher les œufs, partager la même eau, s'enlacer dans la liesse. Autant d'actions anodines qui se teintaient de risque. L'Uki se célébrait désormais en huis clos dans le bain de la Ruche. Avec les seuls Royaux pour spectateurs.
— Quand vous dites « partager l'eau », vous voulez dire qu'ils se baignent tous dans le sang de leur... Reine ? C'est dégueulasse ! s'écria Iris lorsque je vocalisai mes réminiscences avec les membres du Conseil.
— Tu es dans l'inexactitude, rétorqua Mérope. J'en connais peu sur les humains, mais leur pudeur et leur aversion pour le sang sont deux choses qui nous sont totalement étrangères. Pour nous, la nudité est signe de pureté et de respect. Si tu ne caches pas ton corps c'est que tu n'as rien à cacher. J'en suis le triste exemple...
La gamine eut du mal à masquer sa répulsion. Son nez se fronça.
— Vous allez me faire croire que c'est sain de faire la brasse à poil dans le sang de votre... mère ?
— Tu penses encore comme une humaine, et c'est normal. Le sang est la vie, l'oxygénation. C'est le vecteur de l'existence même. Celui de la Reine est le plus précieux. L'Uki est entièrement tourné vers cet esprit.
— Si vous le dites... Mais c'est dégueulasse.
— Tu évolueras, j'en suis certain, Iris...
Un silence monacal me répondit. Un silence surpris. Excité. Et apeuré.
— Iris ? C'est son... prénom ? s'agita l'Exécutrice, formulant la pensée tacite de ses homologues.
Le fin rideau de tulle dissimula mon sourire. Dans des temps anciens, c'était avec des toiles d'araignées que nos ainés masquaient leurs traits, posant la fondation de notre nom. Au fil du temps, la réputation souterraine, discrète et intelligente de notre organisation nous avait valu la belle dénomination d'Aranéens.
— Iris... soupira l'Érudite tandis que la pauvre enfant cherchait une explication dans l'un des regards voilés. C'est merveilleusement inattendu...
— C'est quoi le problème ?
Sa hargne était totalement hors propos. Ce n'était pas une insulte que de s'appeler Iris parmi la « Résistance ». C'était être un symbole. Une évidence. Mais en dehors de ces sous-terrains lugubres, oui, c'était le pire des affronts. En face de moi, le Martial encouragea d'une voix calme :
— Mérope, je pense que c'est le moment de lui parler d'Ewa.
Que l'Érudite soit Mérope n'était un mystère pour personne, même pas pour moi. Les vrais secrets, c'était quel était son visage, où vivait-elle et d'où tirait-elle son extraordinaire savoir... La mysticité de cette femme s'entretenait avec les rumeurs fantaisistes qui couraient à son sujet. Les uns disaient qu'elle avait la capacité de voir dans le temps, les autres qu'elle n'était qu'une rampante comme toute sa lignée de traitres. Certains même affirmaient qu'elle n'était qu'une élucubration de l'imaginaire collectif, une légende inexistante...
Tous y allaient de leur manière pour ne pas s'avouer que Mérope les surpassait. Sans ses ancêtres, et sans elle aujourd'hui, les Aranéens n'auraient jamais été si proches du but.
Dans un mouvement souple, l'Érudite céda son siège à Iris pour sauter sur la table.
Derrière son capuchon, ses lèvres se fendirent d'un sourire moelleux avant de s'entrouvrir délicatement, laissant s'échapper le flot de sagesse indénombrable que renfermait ce corps fugitif.
Magie, savoir ou intuition, peu importait.
D'une manière ou d'une autre, Mérope nous surpassait.
D'une manière ou d'une autre, elle se souvenait...
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