1 - Paris : Sinistre quotidien
Si on est différent,
il est fatal que l'on soit seul.
ALDOUS HUXLEY
VENDREDI 21 DÉCEMBRE
04:58
IRIS
Paris. Sa Tour Eiffel, son arc de triomphe, ses restaurants.
Et ses HLM.
La brume matinale couvre les toits gris et mornes. L'effervescence n'a pas gagné les rues. Seul l'éclairage blanchâtre des lampadaires et des phares de quelques noctambules vient troubler la sérénité de la nuit. Les embouteillages, les klaxons, les cyclistes imprudents dans la cacophonie de la ville ne sont encore que de lointains ennuis.
Pourtant, à quelques kilomètres du centre de la capitale, une autre forme d'agitation règne.
Sinistre.
Lugubre.
La chambre est petite, sombre et miteuse. Des araignées tissent dans l'espace trop exigu. Un égouttement agaçant de régularité s'élève de la bassine de plastique bleu en équilibre sur une chaise. Il y flotte une chaussette rendue noire par l'obscurité et l'humidité. Une jeune femme est allongée sur un lit de ferraille, bancal. Ses longs cheveux d'encres dépassent des couvertures pour traîner sur le sol crasseux. Elle dort. Seules ses paupières se meuvent par à-coups nerveux, déformant son visage encore juvénile. Son corps maigre se tend, elle bouge, tape, cogne. Mais c'est uniquement contre un cauchemar qu'elle se bat.
Une lueur éclaire discrètement la pièce. L'éclat n'a rien d'un rayon de soleil. Il est violâtre, étrange, organique. La jeune femme se tourne de nouveau, elle ne va pas tarder à replonger dans la réalité.
La lumière s'intensifie au rythme paniqué du souffle de la rêveuse.
Douce.
Elle secoue la tête. Rapidement. Précipitamment.
Brillante.
Ses poings se ferment, enfonçant ses ongles dans ses paumes.
Éblouissante.
Sa mâchoire se raidit, ses jambes s'agitent. Elle tombe.
Excessive.
Ses mains cherchent sur la couverture élimée un moyen de ne pas sombrer. Mais rien à faire, dans ce songe, elle tombe.
Insupportable.
La lueur s'est transformée en éclair.
Insupportable.
La douleur la ramène au présent.
Puis, tout s'éteint.
*
Sursaut.
Cinq heures du matin.
Essoufflée et pantelante, Iris se dégagea de ses draps dont elle se recouvrit immédiatement. Il faisait trop froid. Bien trop froid dans cette chambre minuscule. La sueur trempait ses mèches d'ébène. Des iris dépareillés disparaissaient derrière ses pupilles dilatées de peur.
Putain de cauchemar.
Le vieux mur écaillé accueillit son dos tandis qu'elle enfouissait son visage dans ses mains moites. Se calmer. Respirer. Lentement. Profondément. Elle l'avait toujours fait. Toujours la même histoire, les mêmes sensations étouffantes, terrifiantes... Et cet affreux sentiment de déjà-vu. Ce rêve n'en était pas un, c'était un souvenir.
Inspirer...
Ses yeux cernés fixés sur la paroi d'en face. La réponse à la plus grande partie de ses questions se trouvait forcément dans ce songe. Elle le sentait.
Expirer...
Son cœur palpitait encore sous le coup de la frayeur, mais l'angoisse fut rapidement chassée par la lassitude. Qu'espérait-elle découvrir dans cette histoire anarchique ? Rien n'avait de sens, aucun morceau ne collait aux autres.
Elle se leva, faisant grincer le parquet usé. Ses orteils frigorifiés battaient les mouton de poussière. Il n'y avait rien de plus qu'un lit et de l'eau courante dans sa « maison ». Comparée à ce qu'elle avait pu connaître, elle vivait au Paradis. Il y a quelques années, les trottoirs lui servaient de matelas, les gouttières de douche. Depuis, elle avait grandi, elle avait surtout appris. Appris qu'il fallait toujours se battre. Contre la vie, contre les gens, contre le destin.
Le destin... La mauvaise étoile.
Le robinet du minuscule lavabo émaillé émit un couinement désagréable. Elle évita son reflet dans le miroir craquelé qui le surplombait. Pas question de se surprendre à découvrir de nouveaux os apparaissant sous sa peau. Si elle osait lever les yeux vers son image, elle ne trouverait qu'une gamine qui terrifiait d'un regard par les traînées noirâtres cernant ses orbites. L'eau glacée sur son visage chassa les derniers nuages de rêve. Peu à peu, la frayeur s'estompa, le cauchemar s'éloignait, ses pensées se précisaient... Soudainement, c'est l'affligeante réalité qui s'imposa dans son esprit. Ses doigts se crispèrent sur ses traits efflanqués. La douleur sourde du manque de nourriture pesait lourdement dans son ventre creux. La puberté et la malnutrition bouleversaient son apparence, bien que certains détails se chargeaient de lui rappeler que ce corps biscornu était bien le sien. Entre autres, cette marque brune qui courait toujours le long de son bras gauche.
Une ligne droite, nette, une cassure dans l'étendue sombre de sa peau.
La jeune femme effleura sa cicatrice. Une sensation lancinante, presque électrique, accompagna son geste. Elle devait posséder un lien avec son cauchemar, mais qu'en conclure ? Était-ce un fragment du passé ?
— T'inventes pas une vie, lança-t-elle en osant affronter son reflet.
Elle scruta son visage rachitique. Pas de douceur. Pas d'harmonie. Dureté et douleur. N'était-elle plus que ça ?
— Alors, mon beau miroir, c'est qui la plus belle ?
Toujours pas moi...
Trouver un endroit où dormir et de quoi manger, voilà en quoi tenait sa vie. Un code binaire pour parvenir à se réveiller chaque matin et être encore en vie quand le soleil se couche. Sa vie, c'était attendre. Attendre qu'il n'y ait plus rien à attendre. Que quelque chose se passe. Que quelque chose la fasse enfin vivre.
Affligée, elle attrapa brusquement sa veste noire, informe, qu'elle enfila en ouvrant chacun des loquets de sa porte d'entrée. Trois verrous garantissant sa sécurité. Trois barrières qui ne lui permettaient pourtant pas d'être sereine. Cet immeuble insalubre était mal fréquenté. Comme beaucoup, Iris convoitait ce genre de lieu abandonné à tous, seulement, tous n'étaient pas aussi pacifistes qu'elle.
— Hé, Sac-d'os ?
Yeux bouffis, cheveux gominés, regard torve, peau grasse.
Le locataire de la pièce d'en face était affalé dans l'encadrement de sa porte. Portant dès l'aube un cône à ses lèvres gercées, il l'inspectait d'un œil graveleux.
— Pas encore mort ? cracha-t-elle.
— Fais pas chier... T'as vu ta gueule, cadavre ?
Un sourire léger étira le visage de son interlocuteur. Elle détestait ce mec, il aimait la misère.
Les autres pouvaient être un poids trop lourd à porter, surtout ceux qui traînaient dans la même médiocrité qu'elle. La sympathie n'était qu'un besoin superflu développé par l'humain qui perd son instinct primaire de survie. Dormir et manger, c'était déjà bien assez compliqué.
En dévalant les escaliers de béton, elle sentait le regard invisible et pesant du fumeur. Elle tua ses invectives sordides dans le silence. Quand elle arriva dans le hall, il n'y avait plus qu'elle et sa crainte, qu'elle et ces murs suintants de tags, de pisse, ce sol parsemé de mégots et de canettes de soda à moitié vides... Les autres locataires aux yeux lourds dormaient encore, engourdis dans des limbes spiritueux.
Iris poussa la porte grinçante de l'entrée. Les carreaux éclatés, recollés au ruban adhésif, vibrèrent lorsqu'elle claqua le battant derrière elle. L'un des verres s'écrasa dans l'obscurité. Elle pressa le pas, prenant soin de rester en dehors du cercle de lumière des lampadaires. Une voiture grise la dépassa en l'inondant du criant éclairage de ses phares. À force de fréquenter la noirceur, sa vision s'y était habituée.
L'hiver cristallisait les souffles, rougissait les joues, balafrait les lèvres. De sa peau gercée s'écoulait du sang instantanément séché par les bourrasques. Glacées. Ses doigts engourdis peinaient à saisir le zip de sa fermeture Éclair. Le jour allait se lever, la pluie tombait, si fine. Les gouttelettes s'écrasaient avec douceur sur son visage, parsemant peu à peu ses vêtements d'une moiteur désagréable. Elle aimait l'averse et ses caprices, elle aimait ressentir la Terre reprendre ses droits sur les Hommes.
Elle aimerait être si loin des Hommes.
Loin. Au-delà des foules pressées, des routes bruyantes, des paysages couverts de bitume. Loin. Entre les arbres, entre les bras sereins et puissants de la Nature, soumise à la force indomptable d'un orage ou d'une bête... Qu'elle les enviait, ces corps sans âme, qui déambulaient gentiment dans la blancheur du jour ! Ces gens simples et heureux. Heureux d'être simples.
Une lumière empourprait le bout de l'allée. En se rapprochant, la tache rouge devint un panneau annonçant la bouche de métro qu'elle empruntait chaque matin. Les escaliers rendus glissant par les ondées s'enfonçaient dans les boyaux sales de Paris. Les murs de faïence blanche, couverts d'affiches, la conduisirent jusqu'à son quai habituel. Elle frissonna en rabattant sa capuche, la fraîcheur de l'hiver la suivait même sous terre. Quelques minutes dans le froid, puis le RER s'arrêta pour vomir une poignée de lève-tôt.
Tandis qu'Iris se jetait sur la dernière place assise, le train se remit en marche. Elle pressa son sac de toile contre son ventre. Vide depuis la veille. Son organisme semblait décidé à le lui faire remarquer.
Demain sera meilleur.
Sous les spots trop blancs qui l'éblouissaient, elle ne savait que faire de ce temps de trajet face à elle-même. Iris pensait toujours trop, penser la rendait malheureuse. Elle ne savait pas rêvasser. La réalité l'emportait contre la douceur de l'imaginaire. Puis il fallait qu'elle disparaisse dans la foule, qu'elle cache sa différence, qu'elle camoufle cette anomalie.
Machinalement, elle caressa l'éclat de roche trônant au centre de son sternum. Il symbolisait tout ce qu'elle était. Mais aussi tout ce qu'elle ne savait pas sur elle.
Vulnérable.
Seul indice de son passé, le morceau de pierre granuleux semblait autant faire partie de son organisme qu'un ongle sur un doigt. L'idée de vendre ce joyau lui avait souvent effleuré l'esprit, mais l'ôter lui paraissait impossible sans une opération chirurgicale. De plus, la détresse ne l'avait pas encore atteinte au point de marchander son corps comme une bête de foire. Mutiler son corps comme une bête de laboratoire...
Ou peut-être qu'elle n'avait seulement pas envie.
Iris descendit à l'arrêt suivant et rejoignit d'un pas traînant le ChibiKi, un sushi shop dans lequel elle travaillait comme livreuse, femme de ménage et démarcheuse à temps plein. Soit comme bonne à tout faire payée une misère. Mais personne d'autre ne l'aurait embauchée de toute façon...
Elle dépassa les vélos trempés aux couleurs de l'enseigne puis s'arrêta devant la façade décrépite du bâtiment. Bouffée d'angoisse. Étouffement. Toujours cette même gêne au contact du monde.
Une voiture grise se gara.
Cinq heures cinquante.
Elle aimait arriver en avance.
Sans plus réfléchir, la jeune femme s'engouffra dans l'immeuble en omettant de jeter un regard en arrière.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top