Chapitre IX - La première fleur
La reine des Nóthis était retournée sous terre pour ressortir de l'autre côté de la muraille. Iâh ne comprenait toujours pas pourquoi la plupart des personnes de son peuple préféraient sortir là-bas. En vérité, lorsque la jeune femme sortait à l'extérieur, elle empruntait une sortie bien dissimulée par l'herbe et les fleurs, une sorte de passage secret qui permettait d'entrer et de sortir de la cité aérienne. La cité des Nóthis s'étendait aussi bien sous terre que sur la terre. Ikhodjet était la partie aérienne de la cité et Akhodjet était la partie souterraine. Ikhodjet s'élevait dans le ciel et était encerclée d'une muraille métallique, censée les protéger des ennemis, qui pouvait par une habile mécanique se refermer en un dôme au-dessus de la cité et s'abaisser lorsque les premières étoiles se montraient. Pour pénétrer dans l'enceinte de la cité, il fallait passer sous terre. La trappe par laquelle était sortie Iâh était l'une de ces entrées.
Une fois les couleurs absentes du ciel, Iâh prit Khonsou et retourna sous la terre pour ressortir à la surface dans l'enceinte de la cité aérienne. Ikhodjet était aux antipodes d'Akhodjet : ses bâtiments étaient fait de bois et se dressaient vers les étoiles, l'architecture était la fois aérée et complexe, de nombreuses colonnes habillaient les lieux en formant des tortillons, les murs étaient décorés de matériaux en tout genre comme des coquillages ou des brindilles... Ikhodjet était un lieu où chacun laissait exprimer son sens artistique. Chacun rendait la ville plus belle à ses yeux.
Iâh aimait se promener dans ces rues abstraites et caresser les murs ayant des reliefs et des textures différentes, elle sentait le vent traverser les demeures et s'engouffrer dans la cité. Elle suivait ses semblables qui se dirigeaient vers le centre de la ville où se situait un gigantesque amphithéâtre enfoncé dans le sol. Elle vit vers le bas du monument Sedjem et Our qui lui faisaient de grands gestes pour qu'elle les rejoignît. Elle s'assit à côté d'eux et attendit que le spectacle du crépuscule commençât.
À chaque fois que Nóth surplombait Maa, les habitants de la cité organisaient un spectacle en son honneur. Une troupe d'artistes dansait, jonglait, jouait de la musique, racontait des histoires... Chaque spectacle était différent et chaque personne adorait y participer pour célébrer la joie de voir à nouveau leur déesse dans le ciel, cet astre éclatant accompagné de ses fidèles étoiles. Les Nóthis croyaient d'ailleurs qu'à leur mort ils deviendraient des étoiles. Ils passaient la moitié de leur vie sous terre et dans le noir complet, alors lorsque la vie les quitterait, leur âme irait dans les cieux et brillerait d'une lumière douce et inoffensive aux côtés de leur déesse. Jouer en l'honneur de ces défunts et en leur présence signifiait qu'ils seraient à jamais éternels tant qu'il y aurait des êtres vivants pour se rappeler d'eux. Ce ballet était la plus vieille tradition du peuple des Nóthis et elle continuait de se perpétuer malgré le fait qu'elle eût failli disparaître au début de cette guerre. Puisque depuis la guerre la plupart des morts étaient tragiques, n'étant plus naturelles, les Nóthis avaient cessé ce rituel qui devaient célébrer les morts inéluctables qui ne causaient pas tant de tristesse et de souffrance. C'était pourquoi ce spectacle qui semblait joyeux pouvait dérouter ; parce que désormais la mort avait prit un autre sens.
Dans cet amphithéâtre, un homme écoutait ce spectacle d'un air détaché, les yeux rivés vers le ciel. Cette tradition n'avait aucun sens pour lui. Cet homme était empli d'une haine qui ne l'avait jamais quitté depuis la nuit où sa bien-aimée était devenue une étoile. Tous les soirs, alors que ces lumières apparaissaient, la douleur de Kemour se faisait plus insistante alors qu'il voyait des gens s'amuser sur la scène.
Le spectacle terminé, Iâh se balada dans la ville avec ses amis. L'ambiance était particulièrement joyeuse. Tout le monde souriait, riait. Tout le monde était serein. Rien ne pouvait leur arriver la nuit alors ils se permettaient de lâcher prise et de vivre pleinement. Certains profitaient de la nuit pour aller se balader, pour contempler inlassablement le ciel, certains dansaient, d'autres s'entraînaient aux armes ou bien rendaient leur maison plus confortable. Chacun vivait à sa manière une vie si différente de celle qu'ils vivaient sous terre. Quant à Iâh, elle profitait de la nuit pour observer la nature de la surface : les plantes, les insectes, les mammifères, les oiseaux. La jeune femme prit avec elle un sac à dos avec tout le matériel dont elle avait besoin pour ses découvertes en plein air. Elle passa de l'autre côté de la muraille et s'enfonça dans le bocage où les arbres demeuraient, où la verdure et l'herbe grasse s'étendaient. Soudain, une odeur particulière lui vint aux narines. Elle flaira l'air à la cherche de la source de ce parfum enivrant, si délicat pourtant, lui rappelant celui du jasmin et du tilleul. Plus elle s'en rapprochait, plus des papillons de nuit volèrent à proximité d'elle. Elle ne devait plus être très loin, n'étant pas la seule à être attirée par cette odeur. Elle vit alors un arbuste assez petit dont les fleurs blanches formaient de petites étoiles. Elle était étonnée que de si petites fleurs pouvaient exhaler une telle fragrance. Elle s'accroupit et les observa de plus près. Elle n'avait vu cette plante auparavant. Elle ne semblait pas très résistante et ne devait sans doute pas passer l'hiver. Khonsou s'approcha lui aussi de l'arbuste mais finit par resté en retrait. Iâh observa attentivement son animal et en déduisit que la plante devait sans doute être toxique. Elle sortit alors de son sac des gants, des ciseaux et une bouteille en verre. Elle coupa une tige et déracina une partie de la plante puis les mit dans la bouteille qu'elle replaça dans son sac. Elle sortit également un carnet et des crayons. La princesse s'assit devant l'arbuste et se mit à le dessiner tout en écoutant le chants des oiseaux nocturnes.
Iâh avait toujours eu une passion pour les plantes qu'elle tentait de comprendre. Par exemple, elle avait remarqué que toutes les fleurs qui s'ouvraient la nuit étaient aussi pâles que sa peau mais dégageaient une odeur très parfumée. Ces plantes privilégiaient l'odorat des pollinisateurs plutôt que leur vue, contrairement aux fleurs dont les pétales restaient fermées la nuit. Cela lui avait prit beaucoup de temps pour le comprendre. Elle souhaitait aussi comprendre comment ces plantes pouvaient à la fois vivre sous le soleil et sous la lune et pourquoi ils avaient besoin des deux pour vivre. Iâh espérait voir dans les plantes un moyen de retrouver l'équilibre du monde. Pour elle, la nature était la seule chose d'équilibrée à Maa, c'était pourquoi elle s'en inspirait.
En traçant les contours des petites fleurs blanches sur la page vierge, Iâh se souvint du moment où elle s'interrogea pour la première fois sur ces pétales fermées et ouvertes. Elle n'avait que six ans cette nuitée-là, où elle se baladait avec Baâl qui observait toujours ses faits et gestes. Alors qu'ils marchaient à travers un champ, elle s'arrêta :
— Qu'est-ce que vous faites Iâh ?
— Je regarde les fleurs, dit-elle enjouée.
— J'aimerais que nous nous dépêchions de rentrer. Je n'aime pas que nous restions trop longtemps dehors.
— J'ai besoin de prendre l'air.
— Et de voir les fleurs.
— Oui. Étrangement, elles ne vivent qu'à la surface. Et puis regardez les pétales. Les avez-vous déjà vu ouvertes ?
— Non, mais je ne passe pas mon temps à les observer. Pourquoi voudriez-vous qu'elles s'ouvrent ? demanda alors le garçon et se mettant à genoux à côté de sa sœur.
— Je ne sais pas mais ça me paraît étrange qu'elles restent fermées.
— C'est la nature qui est faite comme ça c'est tout. Pourquoi se poser autant de questions ?
— Mais vous n'êtes pas curieux ? Vous ne voudriez pas savoir comment est Maa le jour ?
— Non. Il faut vous faire à l'idée que vous ne pourrez jamais voir le jour, Iâh. Vous mourriez si vous le pouviez.
— Je sais, dit-elle tout bas en baissant la tête, attristée.
— Je ne sais pas d'où vous vient cette idée farfelue de voir la lumière qui tue vos yeux et meurtrie votre peau. Vous êtes bizarre quand même.
— Je sais, Baâl ! Je sais que je suis bizarre ! Je sais que personne ne me comprend ! Je sais que je suis trop jeune pour comprendre, père me le répète sans cesse ! Mais je veux savoir ! Je veux comprendre ! Je veux découvrir ! Je ne veux pas être enfermée pour toujours !
La petite fille ne pouvait retenir ses larmes. Baâl s'en voulait de l'avoir fait pleurer alors il l'avait prise dans ses petits bras.
Toutefois, Iâh n'avait jamais abandonné ni sa passion pour les fleurs ni son envie de voir Maa le jour. Une fois le croquis terminé, elle retourna à Ikhodjet et rentra chez elle. Dans sa chambre, elle fit face à un tissu qui recouvrait l'un des murs. Elle passa derrière, retira un bloc de pierre du mur et entra dans le trou dégagé, étroit, où elle pouvait juste se glisser avec son sac sur le dos. Le trou amenait à une échelle qui descendait dans Akhodjet. L'ascension terminée, Iâh se retrouva dans un jardin souterrain, à l'abri des regards. Elle gardait cet endroit secret afin que personne ne le détruisît. Ce jardin était magnifique. De nombreuses plantes poussaient çà et là dans de grands bacs en bois remplis de terre que Iâh avait apportée de l'extérieur. Les parfums se mélangeaient. Des fleurs blanches venaient de s'ouvrir et délivraient leurs senteurs exquises qui attiraient ici aussi de nombreux papillons. Iâh avait fabriqué un système d'arrosage automatique pour qu'aucune plante ne manquât d'eau surtout le jour. Mais ce dont elle était le plus fière était le puits de lumière qu'elle avait conçu et qui apportait aux fleurs la lumière de Daag le jour et la lumière de Nóth la nuit.
La princesse s'installa à son atelier et sortit les affaires de son sac. Elle planta la tige de l'arbuste qu'elle avait découvert aujourd'hui et décida de le nommer Jasmin de Nuit. Elle pensait que cela allait plutôt bien avec la Fleur de Lune se trouvant désormais à ses côtés, étant la première fleur que Iâh avait vue s'ouvrir sous ses yeux ébahis.
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Pour information, voici à quoi ressemble la fleur Jasmin de nuit ou Galant-de-nuit (cestrum nocturnum) :
Et la fleur de lune (ipomoea alba) :
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