Une patate chaude
Dans une assiette en terre cuite, il me sert une patate au sel. Une fourchette de bois est placée à côté. Je mange doucement. Le silence est de plomb, depuis la dernière tirade d'Anatole. Je repense aux sandwichs dans mon petit torchon.
Je me relève et vais le chercher, pour l'apporter à table. Le film plastique caché au milieu de mes affaires, je reviens avec les tranches de pain agrémentées de jambon, de beurre et d'emmental. La peur d'avoir l'air étrange a disparu. Vu son état, je ne pense pas qu'Anatole me demande dans quelle boulangerie, j'ai acheté ce pain-là. D'ailleurs est-ce qu'au moins ça existe une boulangerie à cette époque ?
Je lui tends et sans regarder le sandwich, il croque dedans. Je fais de même, alternant avec les coups de fourchette dans la patate au sel.
— Je n'aurais pas dû m'emporter, excuse-moi, ce n'était en rien de ta faute, lâche-t-il après deux ou trois bouchées.
La patate dans ma bouche fond doucement. Je suis toujours en train de tourner et retourner les mots dans ma tête pour lui expliquer ma façon de voir les choses sans le choquer ou le brusquer.
— L'amour est un guide. Il ne peut pas te montrer le mauvais chemin. Si tu aimes les garçons, c'est simplement parce que tu as été guidé sur cette voie. Ce n'est ni bien, ni mauvais. C'est simplement toi.
Wow, mon cerveau brûle d'avoir trop réfléchi. Ai-je bien sorti ces mots de ma propre bouche ? Pas de putain, pas de bordel de cul ou de remarques complaisantes ?
C'est qu'il doit sacrément me plaire, ce garçon.
— Je te remercie, mais même l'Église, qui pourtant prône l'amour et nous pousse à aimer notre prochain, nous considère, nous les sodomites, comme les suppôts de Satan.
La langue coincée entre mes dents, j'appuie jusqu'au sang pour ne pas réagir. Cette putain d'expression pour parler des homos, me file de l'urticaire. Et dire que l'Église n'est toujours pas ouverte à une sexualité plus souple que simplement : « Papa et maman niquent comme des bêtes pour faire des enfants, pas pour jouir, espèces de sales pervers ! » Ça me rend fou. Faut que je me calme. Urgemment.
— Tu crois en Dieu ? questionné-je, doucement (ma langue en sang me coupe le souffle, à cause de la douleur.)
Les yeux d'Anatole se transforment en deux billes bien rondes.
— Bien sûr, pourquoi toi, non ? demande-t-il avec horreur.
— Si, si, je souffle sans réfléchir devant son visage horrifié.
Moi qui adore dire les vérités qui dérangent, je n'ai jamais autant menti de toute ma vie. Je croirai en Dieu, le jour où les humains auront une putain d'âme. Et à moins d'un miracle - lolilol. Ptdr - ça n'arrivera JAMAIS.
— Si même Dieu nous voit comme une abomination, comment veux-tu que je me voie autrement ?
Cette fois, c'est la tristesse qui m'envahit. Presque toute ma colère s'est barrée en Allemagne - donc, pas si loin que ça, mais tout de même - il a raison. Comment les gens peuvent-ils se sentir bien dans leurs peaux et dans leurs choix, si ceux en qui ils croient, les traitent comme des malpropres ?
— La Bible, ce n'est pas Dieu. Le curé du village non plus. Quoi que tu aies entendu dire, si Dieu existe, et c'est ce que je crois, toussé-je, alors il doit t'accepter tel que tu es, puisque c'est lui qui t'a créé.
Merci les quelques cours de catéchisme que j'ai eu durant mon enfance, ou cette phrase ne se serait jamais formée dans mon cerveau.
Durant un instant, il semble apaisé.
Il est certain que ce n'est pas avec des phrases toutes faites que pourrait sortir Psychologie Magazine, que je vais réussir à lui faire accepter et assumer son homosexualité au dix-neuvième siècles. La communauté homosexuelle - ainsi que tous ceux qui ont des goûts divergeant de ce qu'on appelle la norme - se fait clairement rejeter et lyncher par la société, en toute légalité et dans l'indifférence générale.
— Merci, murmure-t-il, même si ça ne changera sûrement pas grand-chose, ça me fait du bien de l'entendre.
Je souris. C'est la première fois qu'apaiser quelqu'un me donne autant de satisfaction. De la pluie s'abat sur les petites fenêtres avec fracas. L'orage gronde et le tonnerre éclate dehors.
Notre silence est redevenu calme et agréable. Je sors ma montre et lis dix-neuf heures.
— Nous devrions dormir, une grosse journée nous attend demain, expliqué-je.
Anatole se relève, ses yeux sont petits de fatigue.
— Tu n'as pas de cours à donner demain ? questionné-je, me rappelant que mon nouvel ami a un vrai travail.
Il secoue négativement la tête.
— Tu peux te reposer dans mon lit, je dormirai sur la peau ce soir.
Surpris, je m'apprête à refuser, mais Anatole insiste et reste fixé sur son idée.
— Crois-moi, je te le dois. Je n'ose imaginer ce que madame Zimmer te dira lorsque nous repartirons demain. Elle est très gentille, mais elle ne peut s'empêcher de faire des blagues de très mauvais goût, lorsque je reçois de la compagnie.
Je finis par accepter et approche de la couche, dont les draps ont été pliés. Pour me préparer, je retire d'abord mon haut, puis mon pantalon de toile un peu déchiqueté et les chaussures. Il ne me reste que mon caleçon que j'avais apporté en arrivant ici. Gris et blanc, le plus sobre de ma collection. Les slips spiderman et Batman sont restés dans ma commode.
En me glissant dans les draps, je remarque son regard sur mon torse. Je l'ignore et ferme les yeux. À son tour, j'entends les vêtements tomber sur le sol. J'entrouvre les yeux, curieux.
Sa peau de porcelaine brille devant le poêle. Un pantacourt recouvre son séant sculpté et des mollets fins et galbés donnent le ton sur sa silhouette tonique. Mon regard ne peut plus se décrocher de son corps. Mes yeux presque clos sont désormais grands ouverts.
Soudain, il relève la tête et me surprend en flagrant délit de reluquage. Honteux, je baisse les yeux en me souvenant de sa réaction excessive lorsque par accident, mes doigts s'étaient entremêlés aux siens. Je n'ose imaginer ce qu'il pourrait dire ou faire dans une telle situation.
Je sens son regard toujours posé sur moi, alors même que plusieurs secondes sont passées.
Étonné, je relève le menton et vois Anatole approcher d'un pas.
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