Lorsque la mère commence à s'endormir, la nourrice attrape l'enfant et sort de la pièce. Avec Anatole, nous nous jetons un regard. Qu'est-ce qui peut bien distraire une nourrice d'un enfant qu'elle a à sa charge ? Eh bien, un autre enfant !

Les femmes, qui s'étaient improvisées infirmières, sont en train de récupérer les linges pour les nettoyer et décident de laisser la nouvelle maman se reposer. Toujours aucune trace du mari. Il doit être en train de se soûler la tronche au rez-de-chaussée, invité par ses potes pour son nouveau statut de papa.

Quelle injustice.

Nous nous décidons à suivre prudemment la jeune femme en charge de bébé Adolf. Elle ouvre une porte qui donne sur une chambre claire et sobre, qui ne détonne pas avec l'ambiance de l'appartement. Des meubles de bois habillent la pièce et un couffin confortable est placé près de la fenêtre qui donne sur la place du village. La nourrice pose le bébé sur un des meubles qui sert sûrement à changer les couches - on ne peut pas dire que je sois un expert en la matière - et s'écarte un instant, pour chercher quelque chose.

— Können wir ihnen helfen*1 ? intervient mon coéquipier à bouclettes.

Elle hausse un sourcil et l'analyse une seconde, avant de secouer la tête, réalisant son exploit précédent.

— Kannst du ihn beobachten ? Und ich geh hol ihm ein Armband, um ihn von dem kleinen Adolf zu unterscheiden *2 ?

Anatole acquiesce et me lance un regard brillant d'impatience.

— Ich bin bald zurück *3 ! lance-t-elle, se précipitant dans le couloir.

Je m'approche du bébé, qui n'a alors que quelques minutes de vie. Son visage est rond, ses yeux sont sombres et sa tignasse l'est tout autant. Il est assez gros pour un nouveau-né, cela a dû être un sacré travail pour la maman. Je me demande si le père est le bon...

— C'est le moment ! chuchote Anatole, à mon intention.

Il pointe du doigt mon baluchon qui traîne encore dans un coin, quasiment vide. J'entends la nourrice à quelques mètres qui fouille les placards et les tiroirs.

— Elle cherche quoi ? je demande.

— Un bracelet pour le mettre au poignet de l'enfant, pour le démarquer du petit Adolf. À cet âge-là, les nourrissons se ressemblent tous.

— Mais jamais je n'aurais le temps, elle peut arriver à chaque instant ! Imagine qu'elle me surprenne en train de donner le remède, grogné-je.

Mes poils sont hérissés à cause du stress. Bien sûr, Anatole ne réalise pas que le bébé sera retrouvé sans vie lorsqu'elle reviendra et que nous serons immédiatement soupçonnés. Il nous faut prévoir un laps de temps pour fuir. J'approche du couffin, admirant la vue sur le village. De la dentelle décore le petit lit et des rideaux cousus dans les mêmes motifs encadrent le couchage.

Je vais pour regarder le nourrisson endormi, lorsque je suis interrompu par l'arrivée impromptue de la nourrice, qui semble – on peut se le dire – au bout de sa vie.

— Herr Hitler wird es nicht zu schätzen wissen*4, ne cesse-t-elle de répéter dans un murmure, en se parlant à elle-même.

Ses doigts tremblent lorsqu'elle saisit la quenotte du bébé sans nom, qui n'a pas crié depuis sa première respiration. Il a peut-être senti que quelque chose de louche se tramait et préfère se la jouer discret ? À sa place, je ferais la même chose.

Une chaînette en argent bouge comme un pendule au bout de ses doigts alors qu'elle essaye de l'enfiler au nourrisson et de la refermer. Lorsque l'on regarde le diamètre du truc, on se demande comment diable cette manœuvre est possible. Après plusieurs essais, le succès vient à elle.

Anatole me lance un regard, inquiet. L'opportunité est en train de s'évanouir, alors qu'elle était inespérée. Si on ne lui saute pas dessus immédiatement – sur l'opportunité hein, pas sur la nourrice, je vous vois venir petits pervers - nous n'aurons plus jamais d'occasions pour accomplir la mission.

— Der jungen Mutter geht es gut*5 ? demande Anatole, espérant gagner du temps.

Sans quitter du regard le petit garçon, elle répond :

— Sie ruht sich aus. Wie Sie wissen, war der Entbindung voller Emotionen *6.

Il hoche la tête. L'enfant à la peau très rose et au visage boursouflé, commence à pleurer. La demoiselle l'attrape et le berce dans ses bras, avec des gestes précis et calculés. Elle a fait ça toute sa vie, c'est indéniable. Son visage poupon ne lui donne pourtant pas plus de vingt ans.

Les cris du bébé ne s'apaisent pourtant pas. Elle fredonne une chanson. Sa voix est belle, douce et haute. L'enfant se calme un peu. La jeune femme murmure quelque chose à Anatole, avant de se diriger vers le seuil de la porte.

— Elle va le porter à sa mère, explique-t-il.

Lorsqu'elle est suffisamment à l'écart, il se précipite sur le baluchon et me le tend avec son regard impatient.

— C'est le moment, fais-le ! me fustige-t-il.

J'aperçois le tube à essai que j'avais rempli avant mon départ. Le liquide est rouge sang, présage de malheur. Le torchon dans mes mains, je réfléchis.

— Ce n'est pas le moment, je te l'ai déjà dit, déclaré-je à voix basse.

Le délai n'est pas assez long pour me permettre d'accomplir la mission, quoi qu'il puisse en penser. Soudain, une idée fait place dans mon esprit.

— La sorcière a dit qu'il fallait donner le remède après avoir fait plusieurs choses.

Il fronce les sourcils.

— Un rite ?

J'acquiesce.

— Oui. Pour cela, il faut qu'il n'y ait plus d'adultes à l'étage, qu'on suspende une feuille-morte au-dessus du berceau et que l'on glisse une fleur des champs sous son cou.

Anatole se gratte la tête, surpris.

— Pourquoi ne l'as-tu pas dit plus tôt ? Comment va-t-on faire pour trouver tout ça, maintenant ? s'agace-t-il.

Peut-être parce que ce sont encore des mythos et que tu compliques absolument toute ma mission avec ton empressement diabolique ! grogne ma voix intérieure, irritée par son entêtement.

*1 Pouvons-nous vous aider ?

*2 Pouvez-vous le surveiller ? Le temps que j'aille lui chercher une chaînette afin de le différencier du petit Adolf ?

*3 Je n'en ai pas pour longtemps !

*4 Monsieur Hitler ne va pas apprécier.

*5 La jeune mère va bien ?

*6 Elle se repose. Comme vous le savez, l'accouchement a été plein d'émotions.