Mettre bas
L'appartement est sobre, mais plutôt grand. Des fleurs fraîches décorent le vestibule. Un porte-manteau en bois précieux soutient une veste noire et est habillé d'un chapeau haut de forme. Timide, je m'avance, sans manquer de repérer les pièces et compter les portes. Anatole est juste devant moi et semble user de la même technique.
En pressant ses doigts contre les portes, il tente de les entrouvrir. Malheureusement, elles sont toutes fermées avec soin. La jeune femme arrive presque au bout du couloir et se retourne, l'air pressée. Elle crie quelques mots d'Allemand et mime des gestes à la hâte, montrant une porte à sa gauche.
La bonne femme au gros ventre est allongée sur un petit lit - sûrement celui de la nourrice - et pleure de douleur. Le mari a disparu et seules deux autres femmes sont aux côtés de la malheureuse.
— Das Baby kommt*1 ! crie la plus jeune d'entre elles, en me voyant entrer dans la pièce.
Une autre plus en retrait lance des mots, la mine inquiète.
— Il n'y a pas de médecin en ville pour le moment, me traduit Anatole dans un souffle.
Mes muscles se crispent. Pensent-ils vraiment que je vais accoucher cette femme ? Non, parce que je comptais juste faire mon malin et vérifier la propreté des outils, rien de plus ! Faut pas déconner non plus. Si je suis gay, ce n'est pas pour me retrouver à trifouiller le vagin d'une inconnue pour en faire sortir un merdeux – littéralement – criard et ingrat.
Et puis sérieux, qui me confierait la vie de son enfant ? Vous avez oublié pourquoi je suis là, ou quoi ? (Ok, je suis de mauvaise foi, personne ne sait le véritable but de ma mission, mais dans tous les cas, on ne peut pas dire qu'ils fassent preuve de jugeote en me faisant confiance.) C'est un peu comme donner la gestion d'un bar à un alcoolo : ils courent à leurs pertes mutuelles.
On m'apporte des serviettes blanches - non, mais ça aussi, c'est quoi leur délire avec le blanc ? Ils n'ont pas compris que c'était SALISSANT, donc pas vraiment adapté à cette situation ? - chaudes et propres. Je refuse poliment d'une main et fixe avec insistance Anatole.
— Je n'ai jamais accouché de femme ! clamé-je.
Calme, il s'approche de moi et pose sa main sur mon épaule.
— Écoute, concentre-toi sur ton don, il saura peut-être te guider.
Je suis sur le cul. Pourquoi est-ce que ce mec parfois si intelligent et dont le sex-appeal fait péter tous les scores, peut s'avérer aussi con et crédule ? Dans quoi je me suis embourbé, bordel !
— C'est ma voisine, la sorcière. Moi, j'ai juste des visions, je n'ai aucune capacité à aider les autres, annoncé-je, toujours aussi pétrifié avec mes serviettes maintenant tièdes dans les mains.
La femme pousse un nouveau cri, Anatole approche et murmure une question :
— Wie heißt du*2?
— Hertha ! grogne-t-elle, entre deux contractions.
Toutes les remarques sur son poids m'ont quitté. La douleur qui incruste son visage et les convulsions qui la parcourt me donnent envie de me faire tout petit. Il n'y aurait pas un trou de souris caché par ici ?
Anatole attrape la main de Hertha et lui murmure des paroles rassurantes, sans pour autant la toucher. Lorsqu'une autre contraction, plus violente encore, se manifeste, il perd patience et se tourne vers moi, en faisant de grands gestes de la main. L'une des femmes me pousse et je suis désormais à quelques centimètres de la scène d'horreur. La même femme relève la jupe et ce que je vois me fige.
Le scalp d'un crâne apparaît au milieu de son entrejambe. Le tournis me prend, agrémenté par les suppliques d'Anatole, les hurlements d'Hertha et les gestes secs de mes infirmières.
Je m'évanouis.
Je suis réveillé par de l'eau glacée qui atterris sur mon visage. La jeune femme qui me tendait la serviette, tape mes joues et rouspète. Le chaos est total. Des cris se mélangent dans une langue que je reconnais certes facilement maintenant, mais que je ne comprends toujours pas.
— Danke*3, je murmure pour qu'elle me relâche.
Lorsque je tourne la tête, une scène improbable a lieu. Anatole a le visage littéralement sous la jupe de la femme et crie des : Schieben*4 ! à tout-va.
Je ne pourrais plus jamais le traiter de chochotte, ni le regarder de la même manière. Mon ego a très mal, mais une grande partie de moi est soulagée de ne pas être à sa place. Je remarque un verre placé à quelques centimètres de mes doigts. D'un geste, je le saisis et le porte à ma bouche. Cul-sec, j'avale la substance pensant à première vue que c'est de l'eau sucrée.
J'aurais dû me douter que les remontants étaient conseillés à l'époque après un malaise vagale. Me voilà donc à cracher mes poumons, après avoir avalé un verre d'absinthe en une seconde. Heureusement que mon œsophage est habitué aux soirées d'abus, ou j'aurais tout vomi. Celle qui s'occupe de moi se tape un fou rire, tandis qu'un cri transperce la chambre.
Des pleurs résonnent ensuite et des applaudissements arrosent le tout. On se croirait dans une télénovela à bas budget. L'enfant est porté à bout de bras par Anatole, dont le sourire est si grand, qu'on pourrait croire qu'il va dépasser de son visage.
— Es ist ein Junge*5! crie-t-il, plus fort encore que le bébé.
Le nourrisson est ensuite recouvert d'une serviette et nettoyé par les deux femmes, qui semblent expertes sur les gestes à adopter. Des habits sont sortis par la nourrice et on le couvre d'une robe blanche (les vêtements de bébé étaient mixtes à cette époque, et ressemblaient à des petites jupes avec un chapeau de plage. Ce n'est pas là que vous pourrez vous procurer la grenouillère bleue flash avec marqué Fils à son papa, dessus.)
L'enfant est ensuite posé dans les bras de la maman qui, épuisée, ruisselle de sueur et bizarrement, de bonheur.
La parentalité, quel phénomène étrange.
*1 Le bébé arrive !
*2 Comment vous appelez-vous ?
*3 Merci
*4 Poussez !
*5 C'est un garçon !
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