Le poison
— Écoute, c'est une mission secrète, je n'ai pas le droit de t'en parler. Ni à toi, ni à personne, inventé-je.
Dans les films à l'eau de rose, cette excuse a toujours l'air de bien marcher pour les super-héros, alors pourquoi pas pour moi ?
— Hör auf mich anzulügen, Blödian*1 ! s'énerve-t-il encore.
Je me replie. J'ai vite compris que lorsqu'il s'énervait en allemand, ce n'était pas pour me dire des mots doux (je vous l'ai dit, c'est la meilleure langue pour faire obéir nos amis les canidés.)
— Dois-je traduire ? déclare-t-il, la mine toujours sévère.
Ma tête fait de rapides mouvements de gauche à droite, pour lui indiquer que ce n'est pas la peine.
— Il faut que je pénètre à l'intérieur de cet appartement.
Le garçon, sceptique, hausse un sourcil. Vous connaissez l'expression se prendre un vent ? Eh bien là, c'est plutôt le vent qui se prend Anatole. Immobile et stoïque, une bourrasque vient s'écraser contre sa joue, faisant voleter ses cheveux contre son chapeau, bien enfoncé sur son crâne.
— Lequel ?
Du menton, j'indique celui de bébé Hitler.
— L'appartement d'Alois Hitler, lâche-t-il hébété, mais pourquoi ?
Mes doigts tremblent, cachés dans ma nuque. Cela m'apprendra à jouer au chevalier servant avec des inconnus. La prochaine fois, je laisse l'affreux dragon les manger vivant, assaisonnés avec un peu de Tabasco.
— J'ai eu une vision à propos de son futur, commencé-je.
Toujours aussi méfiant, il me coupe et répète :
— Laquelle ?
Dans le petit baluchon, j'ai apporté une fiole avec une dose de mort au rat suffisante pour tuer un dogue allemand. Tuer Hitler, ok, mais aller jusqu'à étrangler un nourrisson : non merci. Je ne suis pas un monstre tout de même ! Le poison sonne comme une solution lâche, mais il a le mérite de prodiguer une mort douce (pas comme certains, avec les Juifs...)
— Il était porteur de la peste et contaminait tout le village.
Anatole porte sa main à sa bouche, visiblement choqué. En même temps, cette maladie a fait des putain de ravages, à une époque où les soins et la médecine étaient tous deux très limités. C'était le cancer des anciens. Mes cours d'histoire me reviennent dans un flash : Louis Pasteur a créé le premier vaccin contre la rage, il y a déjà quatre ans. Bientôt, cela sauvera des milliers de vies. Pourtant, aucun vaccin n'existe encore aujourd'hui contre la peste bubonique.
— Que comptes-tu faire ? me demande-t-il, le regard horrifié.
Il a sorti un mouchoir en tissu blanc, brodé de fleurs et respire plus fortement.
Soudain, il s'arrête et demande :
— Tu ne vas tout de même pas le tuer ? s'insurge-t-il.
Bah si ! j'ai envie de crier, mais je me retiens. Il ne pourrait pas comprendre. Le concept de « tuer un pour en sauver cent » ne fait jamais l'unanimité. Il y a toujours quelqu'un pour jouer au bon samaritain et déclarer : « Tu n'es pas Dieu, tu n'as aucunement le droit de décider la mort pour une personne, même si cela signifie la vie pour d'autres. » Boring*2, comme diraient mes amis anglophones.
— Non, je vais simplement lui donner un antidote.
— Tu es herboriste ? questionne-t-il, de plus en plus surpris.
Si ça, ce n'est pas s'enfoncer dans le mensonge, je voudrais bien savoir ce que c'est. En tout cas, son don il est tout pété. Donnez-lui une demi-vérité et il gobera tout ce qui sortira de votre bouche, ce jeune garçon aux boucles blondes.
— Non, une voisine dans mon village natal a une grande connaissance des plantes, certains l'appellent la sorcière, murmuré-je comme si c'était un secret, je lui ai demandé de me concocter un remède contre le mal.
Il lâche un : oh.
Je me sens presque mal à l'aise de lui mentir aussi honteusement, mais lui dire la vérité est bien évidemment hors de question. Il est bien mignon, mais il est un peu coincé, faudrait penser à lui retirer le balai qu'il a dans le derrière.
— Il faut que je lui donne le plus rapidement possible ou il sera trop tard, expliqué-je.
Plus le mensonge est gros, mieux il passe, comme on dit.
— Tu veux m'aider à accomplir ma mission ?
Je crois qu'il vaut mieux avoir zéro scrupule lorsque l'on s'apprête à empoisonner un nourrisson d'un jour seulement.
— T'aider à soigner le bébé de la famille d'Hitler ?
Je fais oui de la tête. Vu comme il me colle aux basques, il vaut mieux qu'il soit de mon côté et un peu d'aide ne sera pas de trop.
— Pourquoi je ferais ça ?
— Tu n'as pas envie de sauver le village ? questionné-je.
Anatole se relève et fait de drôles de pas devant moi.
— Tu es sûr qu'il n'y a aucun risque avec ton remède ? qu'il ne va pas développer une autre maladie ?
La seule chose dont je suis sûr, c'est qu'il n'existe pas d'effet secondaire à la mort. Donc non, bébé Adolf n'a rien à craindre à ce sujet.
— Il n'y a aucun risque, confirmé-je.
Quel vilain garçon, je fais là.
— Très bien, alors je vais le faire. Je vais t'aider.
Un soulagement immense m'envahit. Je ne suis plus seul. Et même si je finis en Enfer pour ça, je crois bien que ma place y était réservée bien avant mon départ pour l'année mille-huit cent quatre-vingt-neuf.
— Comment on s'organise alors ? me demande-t-il.
J'avoue que je n'en ai absolument aucune idée. C'est en grande partie pour cette raison, que je lui ai demandé de l'aide.
— On devrait d'abord observer les allers et venues de monsieur Hitler. Madame n'est pas encore sortie, je me trompe ? demandé-je.
Il touche ses lèvres, toujours aussi pensif.
— Je ne l'ai pas vu en tout cas. Si elle a accouché hier, elle doit être en train de se reposer dans sa chambre. Elle ne devrait donc pas être un problème, puisque l'enfant semble avoir son propre lieu de repos, énonce Anatole.
J'acquiesce, d'accord avec lui.
— Tu connais les horaires d'ouverture de la brasserie ? demandé-je.
Le garçon fronce les sourcils.
— Qu'est-ce que tu veux dire ? Elle est toujours ouverte.
J'aurais dû penser qu'à l'époque, il y avait moins de contraintes horaires et que les salariés ne partaient sûrement pas une demi-heure avant la fin de l'horaire prévu (comme d'autres à mon siècle...) Mais de là à être toujours ouvert ? J'en connais plusieurs qui râleraient de ne pas avoir leur trente-cinq heures et leurs week-ends. Ça existe les grasses-mat' au dix-neuvième ? Ou c'est un truc qu'on a inventé en même temps que le ketchup en tube ?
L'air se rafraîchit. Cela fait plusieurs heures que je discute avec Anatole. Je scrute l'horloge solaire et remarque qu'il est déjà aux alentours de quinze-heures. Je ne suis pas sûr que l'opportunité se présentera aujourd'hui.
Alois n'a pas pété un câble devant la fenêtre depuis la dernière fois (donc un petit moment déjà.)
— La famille Hitler doit avoir sa propre entrée pour accéder à l'appartement, n'est-ce pas ? interrogé-je Anatole, comme s'il était un expert en bâtiment.
— Normalement oui. Ma mère vit également à l'étage d'un bistrot et elle sort par l'arrière pour éviter de croiser les poivrots tôt le matin, ainsi que les putains qui les suivent la plupart du temps.
Intéressant et utile. Un mot aussi vulgaire que putain, venant de sa bouche me choque, même si je sais que les prostituées - ainsi que les femmes - n'étaient clairement pas respectées à cette époque. Ça ferait plaisir aux oreilles de ma sœurette, tout ça.
— Donc, tu penses que tu pourrais trouver la porte qui mène là-haut, en dehors de la taverne ?
Il acquiesce, muni de son petit sourire de travers.
Il n'y a pas à dire, il est craquant.
*1 Arrête de me mentir, idiot !
*2 Ennuyeux
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