La chaleur d'un poêle
Au chaud près du poêle, mes mains moites sèchent. Anatole est accoudé derrière moi, à la table. Il épluche des pommes de terre. Je lui aurais bien proposé de l'aide, mais n'étant déjà pas très doué avec des couteaux, si on ajoute à ça les doigts gelés, cela risque de mal finir. Sans oublier que pour les hôpitaux publics et la sécurité sociale, je peux faire l'impasse : ça n'existe pas.
L'odeur et le bruit que fait le feu crépitant m'endorment doucement. La radio et la télé allumées à fond ne me manquent pas tant que ça finalement. Je ne pensais pas que je pourrais profiter autant d'une vie à la dure, coupé du luxe auquel je suis habitué.
Ça ne fait que vingt-quatre heures que tu es là, me rappelle mon cerveau qui adore me faire la morale.
Anatole approche du poêle et met à chauffer un bol d'eau, fait de terre. En attendant, il se pose par terre, près de moi. Une peau de bête est couchée sous nos pieds.
— Tu n'as jamais peur de dormir chez des gens mal intentionnés ? me demande-t-il, rompant ainsi le silence qui s'était instauré.
Je fronce les sourcils, est-ce une sorte d'avertissement ?
— Non, j'évite d'y penser, expliqué-je.
Lorsque l'on prévoit d'assassiner de sang-froid un nourrisson avec de la mort-aux-rats, on n'imagine pas que quelqu'un d'autre puisse être un danger.
— Je ne sais pas si c'est du courage ou de la bêtise, affirme-t-il, la voix atone.
Je déglutis. Je ne sais pas s'il le fait exprès pour me faire déguerpir de chez lui ou si c'est simplement de la maladresse.
— Tu n'aurais pas dû venir, continue-t-il.
Ok, ça y est, là j'ai peur. Je suis tombé sur le psychopathe de ce siècle, avant même de devenir un tueur ou un héros. Faut vraiment être un poisseux de première. Pourtant ma maman m'a toujours dit de me méfier des apparences et les médias disent toujours que les tueurs aux visages d'anges sont les plus sadiques.
Je suis mort.
Instinctivement, je me mets à reculer. Je tourne la tête, essayant de me remémorer de la place exacte de la porte, afin de pouvoir m'enfuir en courant. Mes lèvres se mettent à trembler légèrement, sous l'effet du stress.
Anatole sort de ses pensées et remarque mon changement d'attitude. Une seconde se passe avant que l'information ne remonte à son cerveau.
— Oh, non ! Attends, je ne voulais pas dire que j'allais te faire du mal, explique-t-il.
Ses mains sont en l'air et font des mouvements de marionnette, comme pour essayer de m'attraper.
— Excuse-moi, je ne voulais pas te faire peur, je disais cela à cause de ma réputation, murmure-t-il.
Je me stoppe. L'adrénaline continue de faire tambouriner mon cœur, mais ma respiration est plus calme.
— Que veux-tu dire par là ? l'interrogé-je.
Il baisse le menton, l'air honteux. Son regard semble scruter le sol.
— Tu me verrais différemment, si je te le disais.
Commence alors une intense réflexion pour découvrir son secret. J'observe la pièce où je me trouve. Une couche simple prône au fond de la pièce, un paravent en bois précieux semble cacher la baignoire de cuivre. Deux peintures sont accrochées au mur par un modique clou, tout cela agrémenté par les quelques chaises de bois, la table ronde, le poêle et la peau de chevreuil où nous discutons.
Rien d'artificiel ou de transgressif.
— Je te promets que je ne te jugerai pas, annoncé-je.
Il semble réfléchir, les mains agrippées à sa nuque. Le crâne découvert et le visage éclairé par le poêle, il est d'une beauté antique.
— N'as-tu pas été surpris que madame Zimmer n'ait eu aucune réaction de te voir entrer dans mon logis à une heure si tardive ?
Et là, l'éclair me foudroie. Dans une société aussi coincée que ce siècle, il est vrai que c'est un comportement fort surprenant. De première vue, j'aurais simplement dit que c'était une femme aux mœurs plus ouvertes. Mais maintenant qu'il parle de réputation, j'opterai plus pour une habitude. Il amène donc souvent des jeunes hommes chez lui la nuit.
Il est gay.
Une partie de moi ne peut s'empêcher d'être heureuse. S'il me le dit, c'est qu'il me fait confiance ou qu'il a remarqué mes regards et qu'il sait que je le suis aussi. Pourtant je reste stoïque, je n'ai aucune idée de comment on les nomme à cette époque et encore moins, la réaction attendue dans ces moments précis. Alors j'attends.
— Je suis un sodomite ! crache-t-il, honteux.
Le terme me donne un énorme coup de poing dans le thorax. Bien sûr, je sais que c'est une autre époque, une autre vision du sexe et de l'identité. Mais entendre le ton qu'il utilise pour décrire son homosexualité, me fait mal au cœur et me fait même réaliser tous les combats qui ont été menés avant, pour que je puisse galocher mon crush sur le parvis de l'église sans me faire jeter en prison ou lapider - littéralement - sur la place publique.
— J'aurais dû te le dire avant de te proposer de venir ici. Mais j'avais honte.
J'essaye de contenir tous les slogans LGBTQ+ qui me viennent à l'esprit - Angela serait aux anges - pour ne pas l'effrayer et garde mon calme.
— Tu m'as offert un abri pour la nuit et un repas. Tu n'as pas à te sentir coupable.
Ses yeux deviennent noirs.
— Mais d'où viens-tu pour être aussi libéré des mœurs ? Es-tu un marginal ? N'as-tu donc aucun amour-propre ?
Je secoue la tête et réfléchis aux arguments qui le convaincront. Je n'ai aucune envie de déclarer à haute voix : je suis un sodomite, moi aussi. De plus, ça me semble très inapproprié dans cette situation.
— Tu vas être vu comme un de ces putains que je ramène parfois. Sodomite et putain ! Te rends-tu bien compte ? Pourquoi donc ? Un lit et un repas ? Je suis un monstre, lance-t-il, des sanglots dans la voix.
Sa réaction est si violente, que je me recule de quelques centimètres. Nous sommes interrompus par l'eau, montée à ébullition. Il se relève, les yeux dans le vide et vient y plonger les pommes terres.
Dans un plouf, elles éclaboussent le sol et nous ratent de justesse.
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