L'ex Autriche-Hongrie
Une demi-heure après, Jean-Yves nous donnait le nom d'un musée où nous pouvions aller récupérer une centaine de florins. Le voyage aller-retour dura une heure et demie et la directrice du musée fut extrêmement sympathique à notre égard en répétant à quel point cette étude semblait intelligente et intéressante. C'est fou à quel point les gens sont capables de s'écraser comme des carpettes, juste parce qu'ils font face à des figures plus ou moins connues.
Lorsque je traverse le seuil, ma mère me saute dans les bras, en pleurs :
— Mon bébé, tu vas me manquer !
Je suis persuadée qu'elle joue son rôle de mère comme une actrice à qui l'on a donné un texte. Aujourd'hui, elle connaît peut-être le rôle par cœur, mais ça sonne toujours aussi faux.
— Je t'ai préparé un petit baluchon. À l'époque, je ne pense pas qu'ils se baladaient avec des sacs de marques. Donc dans un torchon blanc, je t'ai mis quelques sandwichs avec des fruits de saison.
Je grogne un merci maman et mon père me tend une vieille bourse dans laquelle il a glissé l'argent récupéré. Lorsqu'une idée, jusqu'alors passée aux oubliettes, me traverse l'esprit.
— Comment est-ce que je vais bien pouvoir aller en Autriche ?
C'est alors que mon père annonce :
— Mon trognon de pomme, ils avaient déjà le train à cette époque, tu sais.
Mon Google m'indique que la ligne de train la plus vieille en Europe a été créée en mille-huit cent-quatre-vingt-neuf et qu'elle est bien située en Autriche, mais qu'elle ne relie aucunement Braunau am inn - lieu d'habitation de notre cher dictateur - et la France. Je montre le fruit de mes recherches à mon géniteur.
— Laisse-moi passer à nouveau un petit coup de fil.
Je crois qu'il est prêt à tout pour se débarrasser de moi. Heureusement qu'il n'est pas à la tête d'une organisation secrète, ou j'aurais déjà été parachuté au-dessus de l'ex Autriche-Hongrie, il y a de cela plusieurs minutes. Ma mère continue d'arborer son visage épanoui de femme comblée. Voir mon père jouer de ses relations l'enorgueillit au point que son thorax est prêt à exploser.
— Je t'ai trouvé un avion privé, mais tu devras porter des trucs jusqu'à la soute du jet en échange et, bien sûr, ne pas regarder ce qu'il y a dans les boîtes et ne pas en parler. À personne.
Bien sûr.
Qui dit haute-sphère, dit échange de bons procédés. De toute façon, il vaut mieux ne jamais savoir ce que ces gens-là magouillent.
— Je t'amène à l'aéroport dans quelques minutes. Prends ce qu'il te faut, ton frère va m'aider à porter la machine jusqu'au coffre.
Et dire qu'il a osé me traiter de tueur de bébé. Lui, qui n'hésiterait pas à donner son âme au diable si cela lui permettait d'inventer n'importe quelle babiole à la con. Quel hypocrite !
J'attrape mon petit baluchon, je vérifie mes poches et me dirige vers l'entrée. Ma fratrie est postée près de la porte, un air désintéressé gravé sur leurs faciès disgracieux. Je les salue - moi aussi, je sais faire l'hypocrite - avant d'embrasser ma mère, qui laisse une larme dévaler sa joue. Du vu et revu au théâtre et au ciné. Je vous ai dit qu'elle était fan des tragédies grecques ?
— Quand je reviendrai, je serai un héros, lancé-je, comme pour marquer le coup.
Il est vrai que dans les films, les au revoir ont plus de gueule, surtout lorsqu'on s'apprête à voyager dans le temps. Mais dans ma famille, faut croire que ça ne vaut pas mieux qu'un départ pour bruncher chez mamie le temps d'une matinée.
Ça fait toujours zizir, comme on dit.
Je traverse finalement le seuil, avec un arrière-goût d'amertume, et entre dans la voiture. C'est une Héliocopt, une voiture automatique et solaire, de couleur noire - c'est plus classe, askip - munie d'un coffre extra-large. L'arrivée à l'aéroport est estimée à quinze heures. D'après le GPS, le trafic est fluide, il y a peu de monde sur la route et le véhicule planifie donc sa vitesse à la limite maximale, soit cent-soixante-quinze kilomètres à l'heure sur l'autoroute.
Je ne comprends toujours pas l'intérêt du permis de conduire, mais le gouvernement considère que la voiture doit être sous la responsabilité d'un conducteur, pénalement, au cas où il y ait un accident, même si cela reste très rare et que ce n'est techniquement pas de la faute de l'automobiliste, mais bien celle de la voiture.
Il faut bien que quelqu'un paye et, à ce que je sache, les robots n'ont toujours pas de compte en banque ou d'assurance civil. Voilà pourquoi le « papier rose » comme dirait mon arrière-grand-mère à l'hospice, est important et que je suis obligé d'être accompagné pour mes sorties avec Ella (oui elle a son petit nom, la demoiselle à quatre roues.)
— Voulez-vous à boire, messieurs ? demande la voiture de sa voix suave.
Je secoue la tête, Ella est truffée de détecteurs de mouvement. Mon père, quant à lui, refuse d'un geste de la main.
— Très bien, n'hésitez pas s'il vous faut quoi que ce soit. Je détecte dans le frigo une barre de chocolat qui périme le vingt août de cette année et une température à l'intérieur de l'habitacle qui s'élève à vingt et un degrés.
— C'est parfait Ella, merci. Tu peux démarrer, annonce mon père.
À ces mots, le moteur se met en route et la voiture sort de sa place de parking avant de déclencher le bip du portail. Les nuages rendent le paysage gris et morne, on se croirait encore en plein hiver. On est loin des petits oiseaux chanteurs du mois de mai et pourtant, c'est dans seulement deux semaines.
Parfois, je me dis que si j'étais né un jour après, tout aurait été différent. Un vingt et un avril est né le physicien allemand, le plus demandé des années deux-mille quarante : Arno Eberberg. Je me demande même si cette date d'anniversaire en commun avec le Führer, n'a pas eu une répercussion sur mon propre caractère. Cela me donne une raison de plus pour le supprimer. Sans lui, ma vie entière aurait été plus facile : tout est de sa faute !
Je grignote nerveusement mes doigts en scrutant le paysage, tandis que mon père tapote son téléphone. Est-il déjà en train de repérer son costard pour la cérémonie des prix Nobel de physique ? Celui-là même, qu'il recevra quand JE reviendrai du premier voyage dans le temps, de l'Histoire de l'humanité ! Je devrais peut-être moi-même regarder en ligne les costumes trois pièces pour ma remise de la Légion d'honneur.
Après tout, je suis Adolphe Picardier, l'homme qui va tuer Hitler.
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