L'affreuse dondon

Nous pénétrons dans l'antre du dragon. Son flair herculéen repère sa proie et se retourne. Ses naseaux dilatés hument le doux parfum de la peur. Elle approche, prête à mordre ou cracher son feu. Quand soudain, un prince aux cheveux blonds fait obstacle entre la princesse en détresse - moi-même donc - et l'animal légendaire, avant de le pourfendre de son épée à coup de :

— Sie strahlen heute, Miss, könnten Sie uns einen Tisch suchen ? Und bringen Sie uns bitte zwei Fohrenburger *1 ?

Anatole est pourvu de son plus beau sourire. Ses yeux clairs éclatent sous la lumière des bougies. La bête vicelarde vacille, touchée en plein cœur. Son attention reste fixée sur la jeune fille au doux visage, cachée derrière le preux chevalier. Mais le sauveur approche et tend quatre pièces, plissant avec une maîtrise affolante ses lèvres qui font tomber l'animal à la renverse.

La bête est vaincue.

— Natürlich, folge mir, ich bring das sofort *2, annonce-t-elle.

Nous la suivons. Ses écailles ont laissé place à une peau sale, à l'allure rugueuse. Ses bras de camionneuse nous guident jusqu'à l'une des tables du fond, nous laissant la vue dégagée sur l'escalier. La main de mon amant d'un soir frôle dangereusement ma hanche, avant que nous nous installions. Il fait toujours aussi sombre dans l'enceinte de la taverne.

La serveuse dandine son derrière aussi gros qu'un éléphant jusqu'au bar, où le tenancier la houspille encore de son allemand grave. J'aurais presque de la peine pour elle de la voir se faire si maltraiter, mais son caractère m'est si peu sympathique que je n'en ai tout simplement rien à foutre.

— Je te laisse l'amadouer avec tes minauderies, déclaré-je au garçon à mes côtés.

Il lâche un rire. Sa modestie n'est pas assez aveugle pour passer à côté de son affreux rentre dedans. Les bras chargés de deux pintes - l'une semblant plus remplie que l'autre - la jeune femme revient vers nous, tel un papillon attiré par la lumière.

— Danke*3, souffle Anatole.

Ses yeux ne se défont pas des siens et la tavernière semble rosir de désir.

— Willst du mitmachen*4 ? murmure-t-il d'un ton charmeur.

L'affreuse dondon se tourne dans un réflexe vers son patron. Nous sommes les seuls clients actuellement, ce qui semble la détendre. Finalement elle s'assoit, restant attentive à ce qui se passe vers le bar.

— Ich kann nicht lange bleiben, oder mein Vater wird meine Aufgaben verdoppeln*5, explique-t-elle.

Anatole traduit rapidement et j'observe plus attentivement les allures mutuelles de la fille et du père, remarquant quelques points qui coïncident, comme le nez et le front large.

— Arbeitest du schon lange hier*6 ?

Les questions d'Anatole font remuer la jeune femme de plaisir. Ses pieds se croisent et se décroisent sous la table. Ses mains se mêlent, se frottent, remettent ses cheveux sous le linge, en ordre.

— Seit ich stehen kann auf meinen beiden Füßen *7, affirme-t-elle.

— Also musst du alle in diesem kleinen Dorf kennen*8?

Elle se mord la lèvre, intimidée par sa prestance.

— Es ist wahr, ich kenne fast jeden. Unsere Taverne ist sehr beliebt *9.

Mon amant mime une expression d'admiration, qui chahute d'autant plus la demoiselle.

— Sie haben also eine lange Liste von Höflinge *10, souffle-t-il, l'air désabusé.

Jamais je n'aurais pensé ce dandy blond, aussi manipulateur. Il en fait ce qu'il veut du dragon. Elle est devenue guimauve sous ses beaux yeux et ses belles paroles !

Son visage est désormais rouge cramoisi, elle bégaye et de grosses gouttes commencent à dévaler son front.

— Angelikaaaaaa, hurle une voix derrière le bar.

Il n'en faut pas plus pour que la dondon se relève, l'air terrifié. Elle s'empresse de rejoindre son père, tapotant son tablier comme pour retirer la niaiserie qui la parcourait un instant plus tôt.

Elle a juste le temps de murmurer : Ich bin gleich wieder da*11, avant de disparaître à l'entrée.

— Woaw, tu sais qu'elle pense que tu vas demander sa main d'ici ce soir ? déclaré-je, un brin jaloux.

Il sourit et me regarde :

— Maintenant qu'elle me mange dans la main, elle répondra à toutes mes questions, sans se méfier.

Je suis impressionné. Moi qui me pensais plus intelligent que lui, je me demande qui a manipulé l'autre finalement. Mon très gros mensonge me revient à l'esprit. A-t-il tout compris depuis le début ?

— Elle revient, chuchoté-je, en voyant la grosse femme approcher.

— Mein Vater erlaubte mir eine Pause, ich erzählte ihm von Ihnen. Er scheint von Ihrer Person entzückt zu sein*12.

D'un regard, je remarque les yeux insistants du patriarche sur le couple. C'est sûr que sa gamine peu charmante doit être difficile à refiler. Je me demande à combien s'élève sa dot ? À moins que cette tradition soit déjà désuète à cette époque et que cela porte donc un très gros préjudice à ce pauvre gérant. Si le karma existe, il a dû noyer un peu trop de chatons dans le lac, petit.

— Wir sprachen über Ihre Höflinge *13, reprend Anatole.

Les mimiques de la jeune femme reprennent le dessus. Il ne manquerait plus qu'elle couine et on se croirait dans une pièce de Molière.

— Nun, es gibt einige. Der Fleischersohn zum Beispiel, aber keiner hat mein Herz für den Moment erobert *14, dit-elle en papillonnant des yeux.

Il hausse les sourcils, semblant surpris.

— Trotzdem habe ich mehrmals einen gutaussehenden Mann gesehen her, mit wem Sie sehr nah scheinen *15.

Celle que l'on prénomme Angelika fronce les sourcils, ne comprenant pas sa réflexion, jusqu'à ce qu'un « oh » ne lui échappe.

— Du sprichst über Herrn Hitler ? Der Mann, der über der Brauerei lebt *16? annonce-t-elle, d'une grosse voix.

Il acquiesce l'air calme et déçu.

— Aber du bist nicht da, Schatz. Herr Hitler ist verheiratet! Seine Frau brachte spätestens zwei Tage zuvor ein Kind zur Welt*17, explique-t-elle.

— Er vorbeikommt hier mehrmals am Tag *18, murmure Anatole avec une voix pleine de sous-entendus.

Elle minaude.

—Oh, komm schon, seien Sie nicht dumm, Herr Hitler ist ein sehr beschäftigter Mann, er verbringt sein Leben draußen und kommt nur nach Hause, um den Zustand seiner Frau und seines Kindes zu sehen. Sie haben schon ein Kind verloren*19.

*1 Vous êtes resplendissante aujourd'hui mademoiselle, pourriez-vous nous trouver une table ? Et deux cervoises s'il vous plaît.

*2 Bien sûr, suivez-moi, je vous apporte ça tout de suite.

*3 Merci.

*4 Voulez-vous vous joindre à nous ?

*5 Je ne peux pas rester longtemps, ou mon père va doubler mes corvées.

*6 Vous travaillez depuis longtemps ici ?

*7 Depuis que je tiens debout sur mes deux pieds.

*8 Vous devez donc connaître tout le monde dans ce petit village ?

*9 Il est vrai que je connais presque tout le monde. Notre taverne est très populaire.

*10 Vous avez donc une longue liste de prétendants.

*11 Je reviens dans un instant.

*12 Mon père m'a autorisée une pause, je lui ai parlé de vous. Il semble charmé par votre personne.

*13 Nous parlions de vos prétendants.

*14 Eh bien, il y en a quelques-uns. Le fils du boucher par exemple, mais aucun n'a conquéri mon cœur pour l'instant.

*15 J'ai pourtant vu un bel homme ici plusieurs fois, avec qui vous semblez très proche.

*16 Vous voulez parler de monsieur Hitler ? L'homme qui vit à l'étage de la Brasserie ?

*17 Mais vous n'y êtes pas, très cher. Monsieur Hitler est marié ! Sa dame a donné naissance à un enfant, pas plus tard que l'avant-veille.

*18 Il passe pourtant plusieurs fois par jour, par ici.

*19 Oh voyons, ne faites pas l'idiot, monsieur Hitler est un homme très occupé, il passe sa vie dehors et ne rentre que pour voir l'état de sa femme et de son enfant. Vous savez, ils ont déjà perdu un enfant.

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