L'Adieu
Les chemins de campagne ont remplacé les pavés. Les vaches et les ânes nous accompagnent. Anatole semble plus grand, il marche droit et fixe l'horizon. Son attitude guindée est devenue noble, exit le chapeau et la veste. Il se promène avec une chemise tâchée d'excréments, l'air fier et heureux. Je crois que j'ai fait dérailler son cerveau.
Une carriole passe, comme lors de mon arrivée. Je me rappelle mon goûter et de la mule. Mon estomac grogne, il est vrai que je ne me suis contenté de seulement deux repas depuis deux jours.
L'ambiance n'est plus à la parlotte. En même temps, j'ai l'impression que l'on s'est tout dit et que l'effort que nous demande les kilomètres à parcourir est suffisamment intense. Je continue donc de regarder les nuages et cherche à y distinguer des formes, comme lorsque j'étais enfant. Un éléphant, une girafe, toute la savane africaine semble s'être invitée dans le ciel grisâtre.
— Est-ce qu'à votre époque, les enfants jouent à distinguer les formes que font les nuages ?
Anatole sourit, attendri et opine du menton.
— Et pour Noël, ils ont comme cadeau des oranges ?
Le garçon opine une fois encore la tête, amusé par mes questions.
— Et vous vous amusez avec juste des bouts de bois ? questionné-je, enthousiaste et un peu choqué.
Il rit et hausse les épaules, ne sachant sûrement pas avec quoi d'autres la plupart des enfants pourraient jouer, puisque ceux qui sont fabriqués par les artisans sont très chers à ce siècle et réservés à la haute bourgeoisie.
— Alors les anciens disaient vrais, murmuré-je pour moi-même.
À son tour, je le vois lever le nez et s'interroger sur les contours qu'arborent les cumulonimbus. Je l'imagine deviner un mouton, un chat ou un chapeau melon, mais me tais, ne voulant pas gâcher ce moment de tranquillité. La tête d'une tortue se dessine, sortant d'un gros nuage que je devine être sa carapace.
Mon âme d'enfant est toujours là, au fond de moi.
Tandis que le temps lui, file comme un lièvre de Garenne. Il semblerait que cette fois-ci, ce soit lui qui gagne la course.
Lorsque je baisse enfin les yeux après un long moment, une maisonnette de briques avec quatre fenêtres me fait l'effet d'un flash. Les animaux sont toujours couchés dans le champ. Pas de trace de Gert ou de sa femme à l'horizon.
C'est là où j'ai dormi à mon arrivée, il n'y a que deux jours. J'ai l'impression d'être ici depuis dix ans, comment diable cela est-il possible ? En deux jours, j'ai vécu et compris plus de choses qu'en dix-huit ans d'existence. Est-ce que c'est ça grandir ? Devenir adulte ? Dieu existerait-il et m'aurait-il fait ce cadeau-là ?
Je me mords la langue pour ne pas poser la question à Anatole. De toute manière, je sais parfaitement ce qu'il répondrait. J'ai assez donné dans la niaiserie pour les siècles et les siècles à venir, Amen.
Le champ est désormais proche. Même s'ils se ressemblent tous, une partie de moi se dit que je reconnaîtrais les trois vaches qui m'ont accueilli. Un jour, on m'a dit qu'elles se distinguaient par la forme de leurs tâches.
Le seul point qui me fait un peu peur, ce serait que la machine ait disparue ou soit cassée, abîmée ou que sais-je encore. J'espère qu'elles ont bien fait leur boulot, les Marguerite, et qu'elles l'ont protégée.
Des corbeaux volent et s'amusent dans les courants frais. Le temps a tourné au gris et il commence à se faire tard. Ma montre indique dix-huit heures. Cela fait trois heures que nous marchons. Je regarde l'état de mes chaussures de cuir et il est certain que mon père ne les reconnaîtra pas. Pleines de gadoue, usées, celles qui devaient ne durer qu'une seule journée, ont parcouru les siècles.
Je repense à l'argent qu'il m'avait demandé de ramener et sors ma bourse, comptant ce qu'il me reste. Je n'ai, au final, dépensé que très peu, puisque j'ai été nourri et logé les deux nuits de ma présence. Cela me met presque mal à l'aise. Je sais qu'à mon époque, jamais je n'aurais fait un tel geste pour quelqu'un.
— Je voulais te remercier Anatole, je sais que je ne suis pas la personne la plus honnête qu'il soit sur cette Terre, mais tu m'as aidé, et grâce à toi, j'ai pu réussir la mission qui m'a mené ici.
Il lâche son éternel sourire. Un : c'est étonnant d'entendre ça venant de toi, comme si nous nous connaissions depuis des années. D'un geste de la main, il mime un salut de chapeau, pour me dire de rien. Il est muré dans le silence depuis plusieurs kilomètres.
Peut-être qu'il est en train de digérer toutes les informations. Ça doit faire beaucoup pour une seule personne en moins de quarante-huit heures. Il est possible qu'après mon départ, son cerveau efface sa mémoire et qu'il pense que ce n'était qu'un rêve pour pouvoir supporter le choc et continuer de vivre une vie plus normale.
Mais au fond de moi, j'espère qu'il ne m'oubliera pas.
Un meuglement me sort de mes pensées et c'est là que je les vois, mes Marguerite. Certes, je ne reconnais aucunement leurs tâches, mais le cube protégé par un plastique noir au milieu de l'enclos, me tape dans l'œil immédiatement.
Nous y sommes.
— Elle est là ! m'écrié-je, avant de me presser vers elle et d'escalader la barrière en bois.
Anatole reste en arrière. Je me jette dessus et déchire le sac-poubelle. Le métal argenté apparaît et luit dans l'obscurité qui est tombée. Des nuages gris nous surplombent. Lorsque je touche l'engin, il est sec et ne semble pas avoir été touché par l'humidité. Heureusement que je ne l'avais pas laissé à l'air libre, sinon, pas de retour à la maison.
Je lève enfin mon regard et tombe sur la mine attristée d'Anatole. Mon cœur se pince. Je mentirais si je disais qu'il n'allait pas me manquer et que je n'avais pas pensé à rester plus longtemps pour passer plus de temps avec lui. Mais nous savons tous les deux que je dois rentrer un jour ou l'autre et que retarder l'échéance, nous briserait simplement encore plus le cœur.
Ce que nous partageons n'est pas encore sérieux, alors ne compliquons pas les choses, essaye de se persuader mon cerveau naïf.
— Je pourrais toujours revenir, annoncé-je, pour lui retirer cette tristesse.
Il avance à pas lents.
— Ce serait une très mauvaise idée, tu le sais aussi bien que moi. Tu n'es pas fait pour cette époque et ce ne serait pas bon que ton esprit y reste coincé juste pour moi, explique-t-il.
Anatole escalade maintenant la barrière et me rejoint. Il a retrouvé son air sérieux et plein de tendresse.
— Et si tu venais avec moi ? tenté-je.
Il prend mes mains dans les siennes.
— En voyageant dans le temps, tu es allé contre l'Univers, Dieu et ses lois. Tu as de la chance d'être encore vivant. Je crois que ramener une personne du passé dans le futur, serait jouer avec le diable. Et puis, je suis trop vieux pour m'adapter à cette société dont les mœurs sont à l'opposé des miennes. Je ne m'y sentirai jamais à ma place. Je suis fait pour vivre à cette époque et c'est comme cela que les choses doivent rester. Toi, là-bas et moi, ici, explique-t-il avec douceur.
Les larmes montent, mais je les retiens en clignant des yeux. Il m'énerve à être aussi sage. Pourquoi ne pourrait-il pas tenter le diable ? Peut-être que tout se passerait bien, qu'il vivrait heureux là-bas et qu'il goûterait à ce qu'aucune des personnes de son siècle ne peut goûter ?
— Je n'ai pas envie de te laisser, lâché-je.
Anatole s'approche de moi et m'enlace, avant de m'embrasser. Le baiser est long et doux, comme je n'en ai jamais connu avant et comme je n'en connaîtrai sûrement plus jamais.
Je sens la machine à remonter le temps contre ma cuisse. Il est l'heure. La nuit est bien annoncée et le froid commence à nous faire trembler.
— Tu m'as donné le plus beau des cadeaux Adolphe, et jamais je ne l'oublierai, murmure-t-il, les yeux brillants.
Mes doigts, appuyés sur la tête de la machine, cherchent l'écran tactile. Je dois arrêter de perdre du temps. Je vais souffrir dans tous les cas, que j'appuie maintenant ou dans une heure. Il faut que je fasse preuve de courage au moins une fois dans ma vie.
— Tu m'as donné l'espoir, annonce-t-il en frôlant une dernière fois de sa paume, ma joue.
Sans attendre un instant de plus, je pose mon pouce sur l'écran tactile. Une vive douleur me parcourt entièrement. Ce pourrait être les convulsions, mais je sais parfaitement que c'est bien plus profond et qu'elle restera gravée en moi jusqu'à la fin de ma vie. Mes yeux clos, des images d'Anatole défilent une dernière fois. Son odeur, la couleur de sa peau, ses cheveux qui brillent au soleil, son sourire charmeur et son chapeau melon.
Adieu.
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