Ce futur alléchant
Nous quittons l'appartement en passant par la porte, via laquelle nous sommes entrés. En descendant l'escalier, je remarque l'affreuse dondon en train de minauder avec un nouveau beau jeune homme. Elle n'aura pas perdu son temps, celle-là. Peut-être que finalement, elle n'est pas une cause perdue ? Il y aura bien quelqu'un qui tombera sous son charme de dragon ! Anatole ne la voit même pas et traverse la salle, dans la lune. Je ne demande pas mon reste et fais de même.
— Ça va ? je demande, une fois à l'extérieur.
L'horloge solaire sur le mur indique quinze heures. L'eau de la fontaine est toujours aussi claire. En gros, tout semble être à sa place. Je jette un regard à la chambre de l'enfant et soupire. Il n'y a que le futur qui nous dira si nous avons eu raison.
— Je ne sais pas, murmure-t-il, que fait-on maintenant ?
Sa question me fait vriller le cœur. On ? Nous sommes un on ? Soudain je réalise que ma mission achevée, je n'ai plus rien à faire ici. Je pense à mon époque bien plus accueillante, remplie de promesses pour un jeune homme aussi rêveur que moi.
Je ne peux pas rester ici. Je ne suis pas et ne serai jamais en accord avec ce siècle. Anatole a les sourcils pliés dans une expression d'inquiétude. Maintenant qu'il sait qui je suis, il se doute que mon départ est proche.
— Laisse-moi te raconter d'où je viens, et prenons la route, murmuré-je avec douceur, pour ne pas le brusquer.
Je crois que je commence à prendre plaisir à faire attention aux autres. En tout cas, faire des concessions pour lui ne me dérange plus.
Je commence par lui raconter les paysages, tandis que nous longeons les ruelles étroites et pavés de la ville. Nous passons devant l'Église et son clocher dirigé droit vers le ciel et son Dieu. Anatole est attentif. Les yeux grands ouverts, il boit mes paroles comme un Anglais absorberait son thé.
Je lui présage les grands buildings qui grattent le ciel, les belles maisons et les piscines, les routes rapides et les avions. Les langues qui se mélangent et les couleurs de peaux, aussi. J'annonce les tsunamis, les ouragans qui dévastent des villes entières. Les guerres atroces qui souderont les populations après leurs armistices. J'explique les écoles, l'égalité, la révolte des femmes et le soulèvement des minorités. Je dévoile les avancées scientifiques, l'espérance de vie qui grandit, les femmes qui ne meurent plus en couche.
Enfin, je décris le quotidien d'un homme qui aime les hommes, d'une femme qui aime une femme et de tous ceux qui s'aiment. Le drapeau de toutes les couleurs, les familles qui se créent et qui s'unissent publiquement. La peur et la honte qui ont disparu pour prôner la fierté.
Je sens mes mots le faire chavirer, l'effrayer et l'émouvoir.
— Alors, chez-toi, on peut embrasser un garçon en pleine rue sans finir en prison ? questionne-t-il.
— On peut même le faire vêtu d'une robe et sous des projecteurs, déclaré-je, avec humour.
Des images de la gay pride me reviennent. Tous ces gens dans la rue, heureux et fiers de prôner leurs couleurs, ce qu'ils sont et ceux qu'ils aiment.
Anatole saisit alors mes joues et dépose un baiser doux sur mes lèvres. Nous sommes au milieu de la rue, en plein jour et surtout, en pleine ville. Je me recule, pris de peur.
— Mais qu'est-ce que tu fais ? m'écrié-je, pensant qu'il est devenu fou.
— Je goûte à un futur que je ne connaîtrais jamais, souffle-t-il.
Sa remarque me fait l'effet d'une bombe. Je repense à tous mes livres d'Histoire et je sais qu'il a raison. Son futur est bien noir et rempli de colère, de haine et de guerre. L'amour et la liberté n'arriveront pas avant un siècle pour ceux qui aiment à notre façon. Mon humeur s'effondre, je ne dois pas penser à ce qui l'attend, surtout que je ne peux rien y faire.
— Ça ne sert à rien d'être triste pour moi, me sort de mes pensées Anatole.
Je le regarde et passe une manche sur mes yeux brillants.
— Savoir que dans le futur, les garçons comme nous ne souffrent plus, tu ne peux pas t'imaginer à quel point ça me soulage. Et de savoir que toi, tu y es pleinement heureux et épanoui, c'est un cadeau inestimable.
Non. Il n'a pas le droit d'être aussi niais, il va me faire chialer cet idiot !
— Je t'interdis de dire ça, tu as le droit d'être en colère et tu le devrais, expliqué-je.
Il me regarde, étonné.
— Je ne vois pas pourquoi je le serais. Toute ma vie, j'ai pensé n'être qu'une abomination, une erreur de la nature. Et maintenant je sais. Je sais que je ne suis simplement pas né à la bonne époque et qu'un jour, des gens comme moi se battront pour leurs droits et aimeront librement qui ils veulent, sans ressentir la honte.
Une émotion nouvelle l'envahit, on dirait de la colère, mais l'émotion semble plus saine.
— Je sais que ces combats porteront leurs fruits et que même si ce sera dur, ce ne sera pas vain. Et ça, Adolphe, tu n'imagines pas à quel point ça va changer ma vie.
Mes yeux s'écarquillent. Je vois dans son regard une nouvelle lueur et des idées s'y infiltrer.
— Tu ne vas quand même pas te battre ! Tu vas te faire tuer, affirmé-je.
Il pose une main sur mon épaule.
— Il en faudra toujours un premier, mais ne t'inquiète pas, j'aime encore trop mon travail pour mener une révolution à moi seul.
Je lui lance un regard, peu convaincu. J'ai bien peur d'avoir été son étincelle qui va faire brûler le feu de la rébellion en lui. Je repense aux sages paroles de mon père : surtout, ne raconte jamais le futur à qui que ce soit, ou cela risquerait de bousculer le cours du temps et de changer les événements. Sa remarque, tirée tout droit des films de science-fiction, m'avait fait sourire.
Pourquoi est-ce que des mots pourraient faire changer le futur ? Au pire, cela aura pour incidence d'accélérer les choses, mais pas plus, m'étais-je dit avec beaucoup de naïveté. Maintenant je commence à comprendre mon erreur.
Oupsy.
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