9. Confidences en cuisine
Quand j'entre dans la salle à manger le matin suivant, l'ambiance est différente de la veille. Manifestement contrariée, Madame de Montfort s'agite au téléphone sous le regard d'une tablée qui semble tout aussi ennuyée qu'elle.
« C'est une catastrophe, déclare-t-elle en raccrochant. Plus personne n'est disponible pour un délai aussi court ! Leurs réservations sont toutes complètes pour le week-end.
— Que se passe-t-il ? questionné-je Roméo en m'asseyant à ses côtés.
— La boulangerie ne peut plus assurer les commandes à cause d'un problème technique, me répond-il. C'est eux qui devaient préparer le gâteau pour demain.
— Pas de panique, nous allons trouver une solution, la réconforte son mari.
— Et pourquoi ne pas nous en charger nous-même ? lance mon voisin.
— Tu veux dire cuisiner un dessert pour quarante personnes ?
— C'est plutôt ambitieux, mais quelle autre option nous reste-t-il ? considère l'aîné de Montfort. Nous devrions pouvoir y parvenir en nous y mettant tous dès maintenant.
— Il nous reste encore tellement à préparer... s'alarme sa mère en se dirigeant vers la cuisine.
— Ne t'inquiète pas, maman, laisse-nous gérer cette partie. Tu peux t'occuper du reste avec papa. À trois, nous devrions nous en sortir.
— Je dispose déjà d'une bonne partie des ingrédients, mais je crains que ce ne soit pas suffisant, constate-t-elle en inspectant les placards.
— Je me charge des courses, se dédouane Roméo. Il vaut mieux pour vous que je ne m'approche pas des fourneaux. »
Je lui jette un regard accusateur qu'il ignore sciemment. Ce qu'il ignore aussi, c'est que je préfèrerais fuir la situation avec lui plutôt que de me retrouver seule avec son frère.
Néanmoins, il n'a pas tort. Il vaut mieux être prudent et ne pas s'encombrer d'ennuis supplémentaires. De ce fait, il est primordial de l'éloigner de tout ustensile et de tout ingrédient qui pourrait provoquer une catastrophe à son contact. Par acquit de conscience, je ne peux pas non plus laisser Guillaume tout gérer seul.
Le temps que je grignote une tartine et que je maudisse mon meilleur ami, Marie-Louise et son aîné ont opté pour des tartes aux fruits et une mousse au chocolat. Le choix de la simplicité et de la praticité paraît en effet le plus judicieux étant donné les circonstances.
Le fugitif reçoit une liste de courses aussi longue que son bras tandis que nous investissons le plan de travail avec les moyens du bord.
Peut-être est-ce l'impératif de la situation mais, pour la première fois depuis le début de la semaine, nous nous retrouvons seuls sans nous imposer une atmosphère embarrassante.
Nous commençons notre cuisine par les pâtes brisées pour lesquelles nous avons tous les ingrédients sous la main. Je lis méthodiquement la recette sur l'ordinateur et nous dosons des quantités astronomiques de farine et de beurre.
« Incorporer le beurre à la farine en pétrissant rapidement et légèrement du bout des doigts... Ils disent que ça doit donner une sorte de semoule grossière.
— Comme ceci ?
— Déjà ? T'es drôlement efficace, remarqué-je en observant le résultat. On dirait que tu es bon à marier.
— Moins fort, ma mère pourrait t'entendre. »
Je pose une main sur ma bouche en prenant un air coupable, ce qui le fait rire légèrement.
« Nous avions cette tradition, quand nous étions petits, reprend-il en retirant des morceaux enfarinés de ses doigts. Chaque samedi, nous cuisinions tous ensemble. Je m'arrangeais toujours pour m'occuper du dessert. Notre grand-mère nous avait même cousu chacun un tablier.
— Vous avez dû partager de beaux moments.
— Et toi ? Tu dois bien avoir une coutume familiale qui te fait retourner en enfance.
— On n'est pas très traditions, chez moi. Pas très famille non plus, expliqué-je en remplissant un verre doseur au robinet.
— Comment ça ?
— Disons que mes parents ont leur conception bien à eux de l'affection et de la parentalité. Même enfant, je n'ai jamais été très proche d'eux.
— C'est quelque chose qui t'a manqué ?
— Possible. Même si je ne m'en étais pas vraiment rendue compte avant de vous rencontrer et de voir l'amour qui vous lie, je pense que je l'ai toujours ressenti. Vous avez de la chance d'avoir une famille aussi unie.
— C'est vrai. Elle n'est pas parfaite, mais j'en suis conscient. Ça n'a pas dû être facile pour toi.
— On s'y fait. Il y a des familles qui se déchirent. La mienne a opté pour l'indifférence, ce qui a au moins le mérite d'éviter les mélodrames.
— Il est difficile de remplacer ses parents ou de rattraper son enfance, mais je pense que tu seras plus que bienvenue si tu rejoins cette famille un jour.
— L'idée me plairait bien. Mais il faut éviter de trop souffler l'idée à ta mère, plaisanté-je en commençant à verser l'eau dans le saladier.
— Tu sais, se confie-t-il tout en pétrissant la pâte, malgré nos apparences de famille unie, Roméo et moi n'avons jamais été très proches. Ce n'est pas la faute de nos parents, je suppose que nous sommes juste trop différents pour entretenir une quelconque affinité. Mais je suis content qu'il ait trouvé quelqu'un comme toi. »
Déstabilisée par ses paroles, je manque de renverser le contenu du récipient que je tiens entre mes mains.
« Je suis contente de l'avoir trouvé aussi. C'est un sacré personnage, s'il n'existait pas...
— ...il faudrait l'inventer. Je me dis souvent ça, oui. Laisse-moi deviner, il se met dans des situations improbables la plupart du temps et c'est toi qui viens à son secours ?
— Tu n'as pas idée. Pour quelqu'un qui prétend qu'il n'a jamais été proche de son frère, tu le connais bien.
— Je suppose que j'ai un sens de l'observation plutôt développé. »
Je verse le reste de l'eau et le laisse finir de malaxer la pâte. Une question me titille. Mon bon sens a beau la juger déplacée, j'ose finalement la poser en espérant qu'elle ait l'air anodine.
« Et toi, tu n'as pas encore trouvé celle qui te permettra de vivre ton drame ? »
Le dos tourné, je fais mine d'être concentrée sur la recette. Je ne le vois pas, cependant je devine dans sa voix le petit sourire qui s'est dessiné sur son visage.
« J'ai cru parfois. Au final, je n'ai fait qu'essuyer quelques déceptions. Je ne désespère pas mais... je ne sais même pas si j'essaie vraiment de chercher.
— Voilà qui est étonnant pour un incorrigible romantique, observé-je en me tournant vers lui. Qu'est-ce qui te freine ?
— Je ne sais pas. Probablement le fait que j'ai du mal à accorder ma confiance, répond-il tout en restant focalisé sur sa tâche.
— De mon humble avis, l'amour ne vient pas sans risque, dis-je après avoir réfléchi un instant. Ce n'est pas facile de se lancer, surtout après avoir été déçu, mais si on ne le fait pas comment savoir si ça vaut le coup ? Soit on reste avec des regrets, soit on se dit qu'au moins on a essayé. En plus, les drames ne vont pas se créer tout seuls.
— Tu crois ?
— Roméo est plus expert en prise de risque que nous deux réunis et les discours romantiques sont sûrement plutôt ton domaine, mais oui. Je crois aussi que tu mérites de trouver quelqu'un de bien. »
Ses mains s'arrêtent de maltraiter la pâte et il relève la tête. Le regard qu'il pose sur moi est à la fois saisissant et impénétrable. Pourtant, je peux sentir ses pensées défiler et s'emparer de ses mots derrière la rétine de ses yeux.
Mais je suis incapable d'en déchiffrer le sens.
Alors je souris pour réaffirmer mon propos, puis me retourne vers l'écran d'ordinateur en quête de l'étape suivante. Il s'en est fallu de peu pour que je perde l'ordre de mes idées. Fixer les gens de cette manière devrait être interdit.
Surtout quand on possède une telle profondeur de regard.
« Mince, je crois qu'on a oublié le sucre, dis-je en vérifiant les ingrédients.
— Ce n'est pas grave, on va l'ajouter maintenant. Tu peux attraper le paquet ? Il est dans le placard du haut. »
Basculant mon cou en arrière, j'étudie dubitativement le meuble. J'ai beau étirer mes bras et mes orteils, j'arrive seulement à en ouvrir la porte.
« Désolé, je crois que je suis trop petite.
— Attends, je vais m'en occuper. »
L'idée d'escalader le mobilier me traverse un instant l'esprit, mais je doute que ses parents apprécieraient que j'exploite mes talents d'alpiniste dans leur cuisine. Je ne peux donc que constater mon impuissance tandis qu'il se rince les mains.
Lorsque je me décale pour lui céder ma place, mon front rencontre brutalement l'angle de la porte restée ouverte. Il semblerait que mes prouesses de cascadeuse aient malgré tout eu envie de s'exprimer, au grand dam de ma dignité. Le choc sonore et la douleur qui irradie dans mon crâne par la suite m'indiquent que je ne suis pas si petite que ça, finalement.
« Ça va ? Tu t'es fait mal ? s'enquiert Guillaume alors que je frotte ma bosse naissante.
— Ça va aller, j'ai la tête dure. » relativisé-je en m'appuyant contre le plan de travail situé dans mon dos.
Il me considère en hésitant avant de se décider à fouiller dans le placard au-dessus de moi.
« On dirait qu'il n'y en a plus. J'étais persuadé qu'il en restait. »
Au moment où il repose un paquet de farine, un petit nuage blanc s'envole pour retomber sur ma tête encore endolorie.
« Désolé, je vais t'enlever ça. »
Avant que je puisse objecter, ses doigts sont dans mes cheveux.
Je prends la parole pour éloigner mes pensées de la proximité de son cou et de son odeur qui parvient à mes narines.
« Ne t'en fais pas, c'est juste un peu de farine. Si Roméo était là, c'est toute la cuisine qui en serait recouverte. »
Ses mains quittent ma tête pour épousseter mes épaules, ramenant son visage à ma hauteur avant de retomber sur le plan de travail.
Il me regarde intensément. Perdant soudainement toute envie de lutter, je ne peux détacher mes yeux des siens.
« Pourquoi est-ce qu'on se retrouve encore dans cette situation ? » soupire-t-il avant de rompre le contact et de se détourner.
Les neurones encore engourdis par l'intensité de cet échange, j'attrape son poignet. Ses yeux suivent mon geste puis se plongent à nouveau dans les miens. Cette fois-ci, ils sont remplis de questions.
« Il faut que je te dise... »
Un bruit de porte m'interrompt et le fait sursauter. Je m'empresse de le lâcher au moment où sa mère entre dans la pièce. En m'écartant brusquement de lui, je manque de me cogner à nouveau contre le meuble.
« Tout va bien, ici ?
— Il n'y a plus de sucre, l'informe Guillaume, manifestement plus prompt que moi à reprendre ses esprits.
— Tu es sûr ? On ne l'a pas mis sur la liste, je croyais qu'il restait un paquet. Je vais appeler ton frère, il vous faut autre chose ?
— Je crois que ça suffira. »
Marie-Louise tapote sur son téléphone et appelle son fils, mais ce dernier ne décroche pas. Après plusieurs minutes à essayer de le joindre, elle capitule.
« Je me demande bien ce qu'il fabrique. Vous pouvez y aller et le ramener ? Il doit être chargé, un peu d'aide lui sera utile. »
Nous acquiesçons. De toute façon, nous ne pouvons pas avancer davantage sans les ingrédients manquants.
Sans compter qu'un peu d'air frais fera certainement le plus grand bien à mon cerveau en surchauffe.
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