8. Interlude musical

« Ça a l'air de tenir, constate monsieur de Montfort. Il ne reste plus qu'à planter les sardines.

— Je m'en occupe. »

L'après-midi est consacré au montage d'un chapiteau dans le jardin, activité pour laquelle je me débrouille heureusement mieux que le pliage de papier matinal.

En allant chercher le matériel nécessaire, je me retrouve une nouvelle fois nez à nez avec Guillaume en train d'assembler des piquets. Je prie pour que ma gêne ne transparaisse pas autant que lors de notre dernier échange.

« Hm, tu peux me passer le maillet s'il te plaît ?

— Le quoi ?

— L'espèce de marteau en caoutchouc.

— Ah, oui, bien sûr. Tiens. »

Je le remercie prestement et file me défouler sur les pauvres sardines qui n'ont rien demandé.

Pendant ce temps, le père de famille se charge de dresser la deuxième partie de l'édifice de toile avec ses deux fils.

« À trois, vous tirez. Un, deux, trois !

— Ouch !

— Ça va ? » s'enquiert la voix de Roméo.

Je relève la tête et découvre son frère en train de se masser l'épaule.

« Oui, t'inqu... Hum. Ça va passer.

— Maggui peut t'aider, c'est son domaine.

— C'est rien, grimace-t-il. J'ai dû faire un faux mouvement.

— Tu devrais la laisser regarder. Maggui, vous pouvez faire quelque chose ?

— Euh... Tu veux que j'y jette un œil ?

— Vas-y, consent-il.

— Rentrez, nous allons finir sans vous. »

Nous quittons le jardin pour le salon où il s'assoit sur le canapé. Je m'approche de son épaule endolorie, puisant dans mon professionnalisme pour me donner de la contenance.

« Je peux ? »

Il exprime son assentiment d'un hochement de tête et je commence à palper son deltoïde.

« Tu as mal si j'appuie là ?

— Un peu.

— Est-ce que tu peux bouger ton bras comme ça ? »

Il grimace en imitant mon geste.

« Ça m'a tout l'air d'être une crampe, diagnostiqué-je en calant un coussin sous son bras. La douleur va passer avec de la glace et du repos. Je vais masser ton muscle pour te soulager. Si tu le veux, bien sûr. »

Il se contente d'acquiescer. Décidément, il est économe en mots cet après-midi.

« Tu peux retirer ta chemise ? » demandé-je spontanément avant de me rendre compte que cette banale requête sonne différemment dans les circonstances de cette consultation improvisée.

Heureusement pour moi, malgré une brève confusion sur son visage, il s'exécute sans relever. Il est toutefois forcé d'interrompre sa tentative de mouvement sûrement trop douloureuse à ce stade.

« Je crois que tu vas devoir m'aider...

— Oh, bien sûr. »

La tâche de déboutonner sa chemise me revient donc, n'aidant en rien à dissiper notre gêne mutuelle. Je m'y atèle le plus délicatement possible et fait glisser sa manche pour libérer son bras.

Faisant abstraction de ma lutte intérieure pour garder mes yeux sur mon objectif, je frotte mes mains pour les réchauffer. Je manipule ensuite méthodiquement son épaule, détendant ses muscles de son trapèze à sa clavicule.

« Comment te sens-tu ? questionné-je une fois mon travail achevé.

— Beaucoup mieux. C'est incroyable.

— Il va falloir y aller doucement pour le reste de la journée. Évite de trop la solliciter ou de porter des charges lourdes. Si c'est à nouveau douloureux, n'hésite pas à m'en parler. »

Tout en débitant mes recommandations, je l'aide à remettre sa manche. Je dirige ensuite machinalement mes doigts vers son col pour m'attaquer aux boutons mais y rencontre les siens.

Surpris par ce contact involontaire, nos doigts se figent et nous relevons la tête simultanément.

Nos visages sont proches. Très proches. Je sens son souffle irrégulier percuter le mien. Immobiles, nous nous contentons de nous fixer. Mon regard glisse vers ses lèvres sans que je ne puisse l'en empêcher. Un court instant, j'ai l'impression de les voir se rapprocher.

« Merci. » prononce-t-il d'une voix rauque qu'il s'empresse d'éclaircir en se redressant.

Le temps que je reprenne mes esprits, il a déjà quitté les lieux.

Oh, oh.

Que vient-il de se passer, au juste ?

Le reste de la journée, mon patient d'un moment m'évite. À moins que ce soit moi qui le fuie. Quoi qu'il en soit, je ne le revois pas avant le dîner où il m'apparaît plutôt tendu.

De son côté, Roméo continue de jouer son numéro de petit ami énamouré, ne perdant pas une occasion de démontrer publiquement sa pseudo-affection pour moi. Peut-être est-ce son zèle qui inspire Marie-Louise de Montfort à nous faire part d'un sujet qui manifestement la travaille.

« Vous savez que la fille du boulanger s'est fiancée récemment ? Elle va se marier l'été prochain. Tu te souviens, Roméo, tu étais en classe avec elle.

— Eh bien, c'est une bonne nouvelle pour elle.

— Ses parents sont ravis, il paraît que leur futur gendre est très charmant.

— Et vous, les amoureux, pour quand est-ce prévu ? » s'enquiert Lionel.

Tandis que mon complice manque de s'étouffer, je suis prise d'une très forte envie de disparaître. Bien décidée à laisser au responsable de la situation le loisir de répondre, je laisse mes yeux fuir cette conversation sans savoir où les poser. Ils finissent par rencontrer ceux de Guillaume, placé de l'autre côté de la table, attendant visiblement lui aussi notre réponse

« C'est pas que ce n'est pas dans nos projets, c'est juste que c'est encore un peu tôt.

— Ton père et moi, nous nous sommes fiancés deux mois après notre rencontre.

— À l'époque, c'était normal, rétorque ce dernier. Il paraît que les jeunes ont peur de l'engagement aujourd'hui. »

Ce constat a pour mérite de les lancer sur un autre débat. Je ne peux m'empêcher de jeter un regard à la dérobée à mon voisin d'en face.

Pourquoi sa réaction m'importe-t-elle tant ?

Bien que je n'identifie pas clairement ce qu'il s'est passé tout à l'heure, je m'attends à recevoir un regard accusateur de sa part. Pourtant, il n'en est rien. Encore plus silencieux qu'à son habitude, il a plutôt l'air ailleurs et préoccupé.

Quelques soient les pensées qui l'absorbent, il en est bientôt tiré par sa mère.

« Guillaume, j'ai vu que tu avais apporté ta guitare. Pourrais-tu nous interpréter un morceau après le dîner ?

— Merveilleuse idée ! enchérit Roméo, ravi de ne plus être le sujet de la conversation.

— Je ne sais pas, ce n'est pas contre-indiqué ?

— Au pire, on a le kiné sur place au cas où.

— Ça devrait aller, il faut juste ne pas forcer si tu as mal.

— Rien de mieux qu'un interlude musical pour nous détendre au milieu de tous ces préparatifs. » se réjouit Lionel.

À court d'arguments et face à l'insistance de ses parents, il finit par céder. Peut-être espérait-il je le lui déconseille, mais ma secrète envie de l'entendre jouer a pris le dessus.

Ainsi, nous nous installons tous dans le salon à la fin du repas. Le musicien cale son instrument contre son genou et l'accorde. Je suis surprise qu'il se passe de métronome. Son aisance porte à croire qu'il sait ce qu'il fait, ce qui m'est confirmé dès qu'il commence à gratter les cordes.

À ma plus grande surprise, les voix de ses parents l'accompagnent. La sienne les rejoint ensuite. C'est magnifique.

Je suis autant impressionnée par leurs talents qu'émue par ce moment familial. Poussés par les chanteurs, Roméo et moi n'avons d'autres choix que de participer. Ils ont la bonté d'âme de ne pas nous reprocher de faire baisser la qualité du concert. Je comprends à cet instant que ce n'est pas cette harmonie qui importe.

Pris dans cette atmosphère chaleureuse, je ne sais combien de chansons nous enchaînons avant que le couple de Montfort prenne congé.

« Il est l'heure pour nous d'aller nous coucher, bonne nuit les jeunes. »

À peine ont-ils quitté la pièce que la sonnerie du portable de Roméo retentit.

« C'est le boulot, je dois répondre. Je reviens. »

Concentré sur ses cordes, Guillaume est apparemment aussi enclin que moi à affronter ce face à face incommodant.

Bien que l'idée de fuir me traverse brièvement l'esprit, je ne peux pas me résoudre à entretenir cette ambiance étrange et inconfortable. Je me mets alors en quête de détendre l'atmosphère.

« Tu joues extrêmement bien.

— Je me débrouille.

— Tu as suivi des cours de solfège ?

— À vrai dire, j'ai appris tout seul, avec des tutos et des amis. J'ai débuté à l'université.

— Eh bien, c'est impressionnant.

— Je suppose que chacun a son talent.

— Probablement, mais tu en cumules un certain nombre entre la musique, le chant et les oiseaux en papier... Tu es un artiste, en fait.

— Peut-être. Tu veux essayer ?

— Tu n'as pas peur de mettre ton instrument entre mes mains ?

— J'ai mis mon épaule entre tes mains, je peux bien te faire confiance pour ma guitare. »

Il me montre où placer mes doigts pour jouer un accord. Lorsque mon pouce passe maladroitement d'une corde à l'autre, les sons qui en résultent n'ont rien d'harmonieux. Néanmoins, Guillaume ne se décourage pas. Avec la même patience dont il a fait preuve lors de l'atelier d'origami, il positionne mes doigts.

Ma deuxième tentative est déjà plus mélodieuse. Fière du résultat, j'adresse un grand sourire à mon professeur.

« Tu vois, tu y arrives très bien.

— J'ai encore du chemin à faire avant de jouer aussi bien que toi.

— Il faut que tu arrêtes de faire ça.

— De faire quoi ? m'étonné-je en fronçant légèrement les sourcils.

— De te dévaloriser. Tu as le droit de ne pas être douée pour tout, mais ça ne signifie pas que tu es nulle. C'est une bonne chose, d'avoir une marge de progression. Sinon tu t'ennuierais. »

À cet instant, un phénomène étrange se produit dans ma poitrine.

Oh, oh.

Comment on respire, déjà ?

Lorsque je rentre enfin dans ma chambre, j'ai seulement assez d'énergie pour m'allonger sur le lit et fixer le plafond. J'ai la désagréable impression d'être bloquée.

Et pour cause, je me trouve dans une impasse. Je ne peux pas expliquer à Guillaume que je ne suis pas réellement en couple avec son frère parce que ça m'obligerait à en dévoiler la raison.

Il m'est aussi impossible d'en parler à mon meilleur ami. Qu'est-ce que je pourrais bien lui dire ? Que je craque vraisemblablement pour son frère, qu'en plus d'être plutôt agréable à regarder il se trouve être l'un des rares spécimens de la gent masculine à trouver grâce à mes yeux et que ça m'arrangerait de le mettre dans la confidence pour un potentiel flirt alors que mes chances de le revoir par la suite sont plus que minces ?

Je pourrais essayer de me convaincre qu'il ne s'agit que d'un coup de cœur passager ou tenter d'ignorer ces curieux sentiments qui agitent mon esprit. Mais vu le nombre de moments embarrassants qui se sont produits en une seule journée, je redoute celle de demain.

Et dire que je devrais me trouver en plein road trip avec mon meilleur ami.

Après tout, c'est peut-être sa faute. Il aurait pu me dire que c'était contagieux, sa malédiction d'attraction impossible.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top