Damnatio Memoriae
Sextus Octavius Celer cueillait les légumes de son potager. Les années de pratique avaient fait de lui un bon agriculteur. Il avait trouvé la meilleure exposition au soleil de son jardin et l'engrais le plus efficace. Au milieu de la forêt, en haut d'une colline, à la sueur de son front, Sextus avait construit son havre de paix.
Il se redressa quand son dos lui fit mal et ferma les yeux pour capter la lumière. Le temps frais de la saison lui plaisait. Il pouvait planter ses courges et porter l'étoffe d'hiver qu'il s'était offerte, l'année d'avant. Malgré le temps qui le séparait de sa vie de patricien, Sextus éprouvait toujours, pour les beaux vêtements, un attrait particulier.
Il avait appris la couture et la menuiserie. Il s'était forgé de solides connaissances en cuisine. Il savait chasser et prodiguer les premiers soins. Forcé par le destin, Sextus était devenu un homme autonome, et si cette existence l'eut d'abord effrayé, il s'y sentait désormais épanoui et à son aise.
Son petit panier plein, il rentra dans la domus. Elle n'était en rien comparable à sa villa de jeunesse. Les pièces exiguës ne pouvaient contenir que les meubles nécessaires. Cela convenait à Sextus. Il avait renoncé aux fastes depuis longtemps.
Sa main se promena d'elle-même le long du collier. Il s'attarda sur l'émeraude incrustée en son centre. Le geste était devenu machinal, une habitude rassurante qui le prenait dès que Titus lui manquait.
Le départ hors de Rome après l'annonce du damnatio memoriae avait été périlleux. En ville, l'unique destin possible de Sextus était la vente auprès d'un nouveau maître, et comme, pour lui, une telle chose était inenvisageable, il dût s'éclipser en pleine nuit une nouvelle fois, et il ne fut pas seul.
— Sextus, viens m'aider s'il te plaît.
La porte s'était ouverte sur Titus, boitillant, en sueur, le souffle court, avec quatre lièvres en main. Ses muscles roulèrent sous sa peau luisante de sueur tandis qu'il déposait difficilement une première carcasse au sol.
— Oui, maître.
Il se précipita à sa rencontre et déposa les lapins sur le plan de travail. Derrière lui, Titus souffla bruyamment et s'adossa à la porte d'entrée.
— Vous devriez vous asseoir pour vous reposer, maître.
— Tu as raison... Ce genou me pourrit la vie.
— Cette blessure aurait pu vous tuer. Vous avez eu beaucoup de chance.
Titus traîna sa jambe raidie par l'effort jusqu'au divan, les dents serrées. Avec un soupir de soulagement, il s'y laissa tomber.
— Ce qui a vraiment failli me tuer, c'est d'être parti de la ville avec toi. Me forcer à quitter Rome dans cet état, pour qu'on m'oublie à jamais, c'était un peu comme une condamnation à mort, quand j'y pense. J'aurais sans doute préféré qu'ils veuillent m'exécuter, plutôt que me laisser seul, agonisant. Si tu n'avais pas été là, je...
Sextus reparut avec une compresse d'eau fraîche. Il l'appliqua sur les muscles congestionnés de son maître et soupira, lassé. Titus rabâchait ce discours dès que la discussion tournait autour de sa blessure. Il devenait vieux. C'était irritant ou amusant, selon l'humeur de l'un et de l'autre. Ce jour-là, l'esclave trouva la chose touchante. Il savait à quel point ce sort avait affecté son maître. Il avait pleuré des semaines entières. Sextus avait même craint qu'il veuille mettre un terme à sa vie, après tous les efforts qu'il avait fait pour le sauver.
— Je n'aime pas quand vous dites ce genre de choses.
— C'est la vérité, Sextus. J'abhorre la lâcheté. J'aurais préféré mourir que d'être contraint à fuir. Mon seul bonheur est d'avoir pu te faire venir avec moi. Je n'aurais pas supporté qu'on te vende à un autre.
— Je me serais tué avant, maître.
— Ç'aurait été pire encore.
— Vous êtes si égoïste de me préférer vivant et esclave d'un autre, plutôt que mort à vos côtés, s'exclama Sextus. Comment aurais-je pu vivre sans vous ?
Titus lui jeta un coup d'œil circonspect, surpris d'avoir heurté son esclave avec ses mots anodins, habituels. Sextus le contemplait, les yeux humides et les lèvres tremblantes. Il se redressa en grimaçant, puis il sourit.
— Viens t'asseoir sur moi.
L'esclave parut étonné. Il s'exécuta pourtant, et s'apprêta à s'allonger à plat ventre, sur les jambes de son maître.
— Non, pas comme ça, le corrigea Titus. Assieds-toi face à moi.
Il obéit, plus troublé encore. Il voulut prendre le soin de ne pas le blesser davantage et s'assit haut sur ses cuisses. Titus l'attira encore contre lui.
— Je t'ai manqué, depuis que je suis parti, ce matin ? demanda-t-il en caressant le collier.
— J'ai toujours peur qu'il vous arrive quelque chose, dans les bois. Vous pourriez vous faire attaquer par un animal.
— Crois-moi, je suis sans doute l'animal le plus dangereux de cette région, même avec un genou récalcitrant... Tu as touché ton collier.
Sextus sourit.
— Comment le savez-vous ?
— Tu le tripotes quand tu es inquiet, je t'ai déjà vu faire.
— Il me donne le sentiment de vous avoir toujours à mes côtés. Et oui, vous m'avez manqué ce matin. Vous me manquez dès que vous êtes absent.
— Tu sais, Sextus, nous ne sommes pas obligés de rester coincés ici. Si tu en as envie, j'aimerais que nous partions en voyage, et que nous explorions le monde ensemble.
— Vous savez que vous ne pouvez pas marcher longtemps.
— Mon genou va mieux, maintenant. Aujourd'hui, j'ai pu aller plus loin dans la forêt, proclama-t-il.
Sextus fit une moue qui amusa Titus. Il colla son nez contre le sien en souriant, puis ils s'embrassèrent. Le baiser leur provoqua des frissons de première fois.
— Et qu'est-ce que je ferai de mon potager ? demanda Sextus.
— Que vaut ton potager, comparé à l'Egypte ?
— L'Egypte ? C'est trop loin, et il fait trop chaud. Nous pourrions mourir là-bas.
— Nous pouvons mourir ici. Titus prit un air contrit. Je t'en supplie, je rêve d'y aller.
— Vous êtes le maître, de toutes manières, rétorqua Sextus avec un sourire en coin. Vous n'avez pas besoin de mon aval.
— Je n'en suis pas bien convaincu.
Sextus ne répliqua pas. Il poussa un léger grognement et déposa des baisers sur sa nuque. Titus serra d'abord ses bras autour de sa taille, puis se dégagea lorsqu'il comprit la manœuvre de son amant, qui cherchait à se dérober à leur conversation.
— S'il te plaît, Sextus. Partons. Je n'ai pas envie de moisir ici. Je commence à penser que tout ce qui nous est arrivé est une occasion de changer de vie et de démarrer quelque chose de nouveau. Nous sommes libres de tout. Ce châtiment nous a tué aux yeux du monde. C'est une chance de renaître. Après tout, personne ne se souviendra de nous.
— J'ai toujours voulu partir en voyage, mais seul, je n'ai jamais osé.
— Alors c'est décidé, lança joyeusement Titus. Voyageons, vivons et soyons libres.
Les yeux d'océan de Sextus s'illuminèrent. Les larmes lui montèrent aux yeux. Les mots de Titus sonnaient comme ceux de Flava, sans même qu'il le sache, comme si son esprit avait soufflé à l'ancien centurion sa dernière volonté. Gaïa Numeria manquait à Sextus. Son absence l'avait rendu plus dépendant encore de son maître, plus débrouillard également, et se complaire dans cette vie de servitude lui donnait le sentiment de blasphémer sa mémoire.
— Tu as pris l'habitude de me vouvoyer, désormais, n'est-ce pas ? reprit Titus.
— Oui, maître.
— Ça ne t'a pas rendu plus docile, tu es toujours aussi indomptable. Ça ne sonne pas juste, quand tu t'adresses à moi comme ça.
— Ah bon ?
— As-tu déjà accédé à une seule de mes demandes par pure obligation ? T'es-tu senti forcé de m'obéir, depuis que tu m'appartiens ?
Sextus ne réfléchit pas longtemps.
— Non. J'obéis à ce qui me convient.
— Ce n'est pas une réponse normale d'esclave, Sextus... — Titus vit l'inquiétude naître dans les yeux de l'autre. Il se mordit les lèvres. — Ainsi, je ne serai jamais parvenu à te dominer. Tu donnes l'impression d'être obéissant, mais il y a cet éclat dans tes yeux, qui ne cesse jamais de briller. Tu te sens parfaitement libre, je crois.
Sextus sourit. Il n'avait aucune idée d'à quel nouveau jeu son maître était en train de jouer.
— Je me sens plus libre que jamais, avec vous à mes côtés.
Titus caressa le visage de son amant, puis déposa sur ses lèvres un chaste baiser. Il soupira ensuite, détailla Sextus d'un air résolu.
— Ne me vouvoie plus. Je ne suis pas ton maître.
L'esclave parut horrifié.
— De quoi parlez-vous ?
— Tu m'appartiens, mais je ne pourrai jamais te posséder. Et d'ailleurs, je ne veux plus te posséder. Cessons ce jeu ridicule. La liberté te rend sublime.
— Je ne comprends pas.
— Tu n'es pas mon esclave. Tu es l'homme que j'aime. Et tu ne vis pas pour moi, nous vivons ensemble. Je n'ai plus envie de lutter contre l'évidence. Je n'ai plus envie de lutter pour te soumettre. Nous n'en avons plus besoin.
— Titus, je...
— Je ne t'avais encore jamais dit à quel point j'aime quand tu prononces mon nom.
Sextus ne sut quoi dire. Il resta prostré face à lui, sur ses genoux, et les larmes le saisirent. Il n'attendait plus ce soulagement. Il n'attendait plus la liberté, ni l'affranchissement. Sextus s'était résigné des années auparavant. Il avait décidé de ne rien regretter, de ne pas se retourner sur son chemin pour juger ses erreurs, mais il se sentit soudain délesté d'un poids qu'il avait oublié. Il était né libre. Il croyait mourir esclave.
— Pourquoi tout arrêter maintenant que je me suis habitué à tout ça ?
— Parce que c'est un mensonge. Je suis désolé de m'être fourvoyé tout ce temps. C'est moi qui t'appartient. Je t'appartiens depuis que nos regards se sont croisés pour la première fois.
Le patricien écarquilla les yeux de surprise, la bouche entrouverte. Il sanglota de plus belle. L'ancien centurion, ému, se surprit à pleurer avec lui. Sextus enlaça Titus et serré tout contre lui, il murmura :
— Nous appartenons l'un à l'autre.
FIN
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