Acte III - Scène 4 : T'appartenir et m'oublier en toi

Les jambes de Sextus se dérobèrent sous son poids dès lors que le légionnaire l'eut détaché. Son corps s'était engourdi dans les prémices de l'orgasme. Il reprit l'équilibre lové dans les bras de Titus, et lui offrit un sourire paisible et éreinté.

— Je n'aurais jamais pensé qu'un homme sensé comme toi aimerait recevoir des coups, commença Titus en dévorant des yeux la bouche de son esclave. Je me trouvais fou d'apprécier la torture.

— Je ne croyais pas pouvoir prendre du plaisir dans la souffrance non plus. — Il releva ses yeux pour contempler Titus. — Vous recommencerez, n'est-ce pas ?

— Tu aimerais ?

Sextus trépigna d'hésitation et d'impatience confondues.

— Je crois, oui. Je n'avais jamais senti quelque chose comme ça.

« Moi non plus », pensa Titus.

Il goûta ses lèvres avec délicatesse, soutenant son esclave qui chancelait dans ses bras. Ils tremblaient l'un et l'autre, heureux de s'être retrouvés, s'enlaçaient comme s'ils craignaient de se perdre à nouveau. Titus se demanda si leurs baisers cesseraient un jour d'avoir un goût d'adieu, puis il écarta finalement Sextus pour lui faire face.

— J'avais acheté autre chose pour toi, en prévision de ton retour. Maintenant que tu es là, je peux te le donner.

Jamais il n'avouerait à Sextus que l'achat avait été guidé par le manque que sa disparition avait engendré ; que l'absence de son corps, sa voix et son odeur l'avait poussé à prendre un fétiche en sa mémoire. Dans un instant d'égarement, il avait fait l'aveu de sa dépendance affective. Le « Tu m'as tant manqué, Sextus. » tournait en boucle dans son esprit, prenant des accents grotesques, pleurnichards. Son seul espoir était que l'esclave ait, dans son trouble, mystérieusement oublié sa confession, mais en ce miracle, il ne plaçait que peu de foi.

Sextus, lui, le suivait dans les couloirs de la domus, frétillant de curiosité, revigoré par la surprise que son maître lui avait préparée. Par le passé, ce type d'attention, à défaut de l'irriter, n'aurait suscité en lui que peu d'intérêt, surtout de la part d'un plébéien, fusse-t-il riche comme Crésus. Désormais, recevoir un présent du légionnaire, après toutes ses incartades, lui gonflait le cœur de reconnaissance.

Sa vision à son égard avait changé lors de son séjour dans le monde des hommes libres. Toute sa vie, il avait cru être un citoyen respectable. Il était désormais convaincu que ça n'avait jamais été le cas. Sextus Octavius s'était contenté d'être l'esclave de son corps et ses désirs, qu'il assouvissait sans fondement ni finalité. Le patricien n'avait été que l'un des nombreux déchets jetés sur la route de l'Humanité. Peut-être le pire d'entre tous, parce qu'il était libre d'obtenir ce qu'il désirait.

Titus avait pourtant vu la beauté en lui. Il lui avait donné une raison d'être, et la chance de vivre pour le suivre et le servir. Avec Flava, il avait pris conscience du trésor inestimable que lui offrait son maître. Celui d'une pierre à poser au gigantesque édifice encore balbutiant de l'Histoire de l'Homme, à l'époustouflante épopée du Centurion Titus Mennenius Cornicen. C'était cela, l'effet qu'il provoquait et dont Flava parlait avec tant d'admiration. Le sentiment de participer à l'œuvre phénoménale de plus grand que soi. Dans bien des siècles, le nom du plus grand soldat de Rome resterait gravé dans les mémoires du monde, comme une référence intemporelle de droiture et de fermeté. Voilà à quoi Sextus Octavius Celer avait cédé la stérilité de son existence.

Une fois arrêtés dans le vestibule, Titus ouvrit un tiroir de la commode pour en retirer un large coffret de bois. Il le porta jusqu'aux yeux de Sextus. La curiosité de ce dernier redoubla.

— Qu'est-ce ?

— Ouvre et tu verras.

Sextus souleva le couvercle sans pouvoir contenir ses palpitations d'impatience. Gracieusement disposé sur un tissu de satin, il trouva dans l'écrin un collier neuf, forgé dans de l'or et finement achevé. D'aspect mat et raffiné, il promettait confort et robustesse. Jamais le matériau ne lui blesserait la peau. Jamais l'humidité ne l'écaillerait. Une émeraude discrète, invisible au premier regard, achevait le bijou. Sa beauté était telle que Sextus n'osait pas le toucher, le contemplant seulement, des larmes dans les yeux, béat d'admiration.

— Je l'ai fait faire pour toi, Sextus. Prends-le.

D'un coup d'œil timide, il aperçut le regard bienveillant du légionnaire, et toucha le collier du bout des doigts. L'ayant soulevé, il remarqua une inscription gravée au dos, dans de petites lettres droites : « Propriété de Titus Mennenius Cornicen ».

— Ainsi, je serai sûr de ne plus jamais te perdre, murmura-t-il d'une voix d'où sourdait la colère, le regard assombri des souvenirs encore récents.

— Je croyais que les colliers étaient réservés aux chiens.

— Ils le sont.

Une défiance imperceptible voila leurs regards. L'atmosphère du vestibule s'était teintée de ressentiments contenus et de reproches étouffés. L'appréhension, volatilisée après leur séance, étreignit de nouveau Sextus. Une fois porté, ce collier lierait éternellement son destin à cet homme puissant, encore fâché après lui. Sans moyen de l'enlever, même si l'avenir lui rendait sa liberté, le monde entier saurait qu'il avait été objet. Il serait à jamais placé sous le sceau de l'esclavage.

— Tu m'appartiendras tout entier, ou tu ne m'appartiendras pas. Je tiens trop à toi pour te laisser vivre libre, avec la possibilité que tu disparaisses. Sois mien. Pars loin. Fais ce qu'il te plait. Mais il n'y aura pas d'entre-deux. Je n'ai pas cette force et te prie de me pardonner. En gage d'excuse à ma faiblesse, même si tu es mon esclave, je te laisse le choix de partir maintenant.

— Si je pars, vous m'affranchirez ?

Les yeux de Titus brillèrent de chagrin.

— Oui.

Ainsi, le rêve lui ouvrait ses portes lorsqu'il ne l'attendait plus, lorsqu'il s'était résigné à l'esclavage. Chaque jour avait rendu l'appartenance plus belle, plus lumineuse d'une beauté inattendue, jusqu'à ne plus souhaiter qu'y plonger corps et âme, jusqu'à ce que la liberté ne se change en fadaises, jusqu'à sa fuite éperdue de cet océan noir et sans fond, qui l'attirait dans les abysses d'une mort inextinguible.

Pourquoi lui imposer un tel dilemme quand il croyait avoir choisi ? Enseveli sous un tas d'incertitudes, il sentit une chaleur rassurante émaner du collier. Le métal chauffait entre ses doigts tremblants. Il lui donnait un repère auquel se raccrocher. Le vent s'engouffra par la porte d'entrée et souffla sur sa peau l'odeur de sapin qui imprégnait la rue, à la nuit tombée. L'excitation de la liberté lui martelait les tempes. La douce sécurité lui apaisait le cœur. Entre les bourrasques qui fouettaient son visage, Sextus s'imagina, une fois libre, partir en voyage à la conquête du monde, dormir à la belle étoile sur les côtes de l'Afrique, embrasser la planète et recommencer sa vie.

La liberté lui paraissait si vaste et pleine de tous les possibles en compagnie du légionnaire. Serré dans ses bras, il rêvait d'avenir et d'aventure, d'expéditions et de découvertes. La chance s'était pourtant déjà présentée, bien différente de son idéal. Une pâle copie de son existence passée. Sans faste ni richesse. Sans rêves enorgueillis. C'était le bonheur qui le poussait au départ, pour en chercher un plus grand ailleurs. C'étaient ses mains sur ses épaules, ses lèvres sur les siennes. Il ne vivait que pour lui.

— Qu'est-ce que tu veux faire, Sextus ?

Il le contempla, les yeux rivés sur les siens, l'esprit inondé par ses prunelles d'or. A travers son regard, tout lui parut évident.

— T'appartenir et m'oublier en toi.

Titus sourit dans l'obscurité. Le soulagement lui embauma le cœur. Il l'avait remporté, comme le plus beau des trésors, comme la plus grande des batailles. Le reste, désormais, ne serait que conquête, trouvailles, possession, amour sempiternel.

— Veux-tu bien que je te le mette ? demanda-t-il d'une voix émue. Une fois porté, il n'y aura aucun moyen de le retirer sans te rompre le cou.

— Je t'en prie, Titus.

Ils y étaient à nouveau. Ensemble. Dans ce petit vestibule témoin de leurs premiers instants, des tentatives de fuite de Sextus, de ses rêves de liberté, du bonheur de Titus à la mesure de sa rage. Les premiers jours paraissaient datés du nombre des années, d'un passé étranger, presque méconnaissable.

Titus saisit le bijou entre ses mains cailleuses, qui lui semblèrent grossières. Il laissa ses doigts abimés glisser sur le métal et tracer l'inscription du bout de sa pulpe racornie. Sextus brûlait d'impatience. Il sentait déjà le collier lui mordre le cou, et l'impérieuse nécessité d'être possédé couler dans ses veines comme un besoin primaire.

Le souffle de son maître hérissa les poils de sa nuque encore nue. Il sentit ses yeux peser sur ses cheveux et glisser le long de son épiderme dressé. Son cœur se précipita, la chaleur redoubla, le temps ralentit. L'avant du collier effleura sa trachée et s'appuya sur sa gorge. Ses battements redoublèrent du désir de s'en remettre à lui, placer sa vie entre ses mains et s'unir jusqu'à la mort. Il serait sien pour toujours et à jamais. Les extrémités du collier coulissèrent l'une contre l'autre et, sans aucune résistance, se refermèrent sur son cou.

§

Ils avaient dormi longtemps, cette nuit-là, étreints l'un contre l'autre par la peur de se perdre. Titus, d'abord tenté de coucher son esclave à même le sol, s'était finalement soumis aux appels de son âme et l'avait jalousement gardé serré entre ses bras.

Les doutes rejaillirent avec le soleil. Une journée sous le joug d'injustes châtiments l'attendait. La légion. Gaïus Numerius. Pour la première fois, il les redoutait. Ses méninges s'étaient échauffées à force d'élaborer chaque plan concevable. Trouées de questionnements, déchirées par les failles, Titus se désespérait de ces tactiques imparfaites qui condamnaient fatalement ses proches innocents.

Assis face à lui, Sextus picorait son plat. Son collier lui enserrait le cou sans le cisailler, de telle sorte qu'il mangeait facilement. Sa joyeuse insouciance agaçait Titus autant qu'il la lui enviait. Flava avait été reléguée aux oubliettes dès qu'il avait passé sa porte. Après ses sacrifices déjà effectués et les potentiels à venir, Titus se prit de fascination devant l'inconscience égoïste de son esclave.

— Que va-t-il arriver à ton amie, selon toi ? demanda-t-il, maussade, à son partenaire.

Sextus releva la tête, et Titus regretta aussitôt sa brusquerie. Dans ses yeux flottaient des supplications peinées. Peut-être y avait-il beaucoup pensé. Peut-être ne songeait-il qu'à elle, sans jamais rien montrer. Titus Mennenius ne le sut jamais. Ce regard-là lui était impénétrable. A peine pouvait-il y entrevoir l'étendue de sa souffrance.

— Ce qui vous semble juste, maître, répondit Sextus.

— Rien n'est juste. Au plus proche de la justice, je devrais faire croire à mes soldats que tu t'es enfui seul et te faire crucifier. Elle ne méritait pas d'être embarquée dans tes combines stupides.

La crucifixion. L'exécution préférée de tous les romains. Une méthode barbare et insoutenable devant laquelle le peuple glapissait de joie. Ils n'en avaient jamais parlé, mais les deux hommes éprouvaient envers ce spectacle sordide une réelle aversion.

— Vous allez me faire tuer ?

— Par les dieux, Sextus, s'insurgea Titus en se levant d'un bond. Comment as-tu pu accepter de m'appartenir si tu me crois capable d'ordonner ta mort ?

Il s'agenouilla devant lui, enserra ses mains blanches dans les siennes et poursuivit, chagriné :

— Te tuer, c'est creuser notre tombe, à tous les deux. Tu ne sais pas à quel point je deviens fou, sans toi.

— Alors qu'allez-vous faire ? Vous avez raison. Je suis le seul responsable de cette histoire.

— Tu n'es pas le seul. Nous avons tous participé d'une manière ou d'une autre. Ne prends pas le poids de ma faute, ni celui de Gaïa Numeria. Tu l'as mise en porte-à-faux en décidant de fuir avec elle, mais elle n'aurait jamais dû accepter. Gaïus Numerius, déclara-t-il d'une voix tonnante et grave en s'éloignant de Sextus, mon soldat, mon centurion, n'aurait jamais dû placer tes intérêts avant les miens. C'était stupide. Irresponsable. Je n'ai jamais enseigné ce genre de comportements à mes légionnaires.

Comprenant qu'il s'échauffait seul, il se tut quelques instants pour calmer son afflux sanguin, puis soupira.

— Moi, je les ai enragés et montés les uns contre les autres. C'est à moi, désormais, d'assouvir leur soif de vengeance et de sang. Je n'aurais jamais dû les maltraiter de la sorte... Mais si c'était à refaire... Je recommencerais... Peut-être même plus terrible encore... En attendant, toi, tu seras puni.

— Je comprends, répondit Sextus, les yeux brillants. Mais Flava, je ne veux pas qu'il lui arrive du mal.

— Pourquoi n'y as-tu pas pensé avant ? Quand tu m'as dépeint devant elle comme un tyran, tu n'as pas réfléchi aux conséquences et voilà où nous en sommes !

— La voir m'a rendu malade. D'ici, de moi-même. J'étais en colère parce que vous... Parce que tu ne prêtais plus attention à moi, que tu couchais sous mes yeux avec des étrangers alors que... Je commençais à te faire confiance, Titus.

Le légionnaire se calma. Il n'avait pas cessé de le blâmer, et Sextus ne s'était jamais plaint, alors qu'ils étaient tous deux responsables de leur situation. Il le laissa poursuivre sans rétorquer.

— Quand je t'ai vu avec les femmes, les soldats, les prostitués, je me suis senti stupide de m'être attaché, continua-t-il. J'ai cru m'être fourvoyé, j'ai cru avoir pris ton amitié et ta gentillesse pour de l'affection envers moi. — Sa voix tremblait. — Puis Flava m'a tout expliqué. La violence des campagnes, les pillages, les meurtres et les viols de la part des soldats, et cette façon que tu avais trouvé de calmer leurs ardeurs... C'est admirable. Mais tu ne m'avais rien expliqué, alors je ne savais pas...

— Je suis désolé, Sextus... J'espère que tu sais, aujourd'hui, à quel point tu comptes pour moi.

§

Gaïus Numerius Flavus, dans son uniforme brossé, se tenait le visage clos, fier et droit jusqu'au dernier jour. Sa tranquillité n'était que façade. Derrière sa figure flegmatique se dressaient les schémas de son exécution, affreux et inhumains, prolongeant au plus loin ses longues heures d'agonie.

La nuit, ses sueurs froides avaient été telles qu'elle s'était crue prise de fièvre, mystérieusement sauvée par une maladie fulgurante et fatale. La réalité s'était avérée toute autre. Aucun dieu ne lui avait jeté de sort. Flava transpirait sa terreur. La soirée précédente défilait en boucle, chantait dans son esprit les comptines de ses échecs, décortiquait chaque acte pour le rendre plus détestable. L'aveu de son physique. La surprise dans ses yeux suivie par la colère. Sextus. Pourquoi était-il apparu si tard ? Quand avait-il abandonné ? Comment avait-elle pu accepter de l'emmener, et croire qu'il en aurait été autrement ? Ils avaient fui en avant, main dans la main, vers l'abîme, celui de la mort pour elle et de l'avilissement pour lui.

Loin d'envier son destin, elle préférait largement y laisser la vie. Son métier l'avait depuis longtemps préparée à une mort rapide, brutale, baignée dans la douleur et les éclats de sang. Sa survie au sein de la légion avait été bien plus longue que prévue. Même s'il valait mieux mourir exécutée qu'esclave, elle aurait rêvé d'un trépas de soldat, combattif et glorieux, à l'image de son existence.

C'était une Journée Quarante. La troisième depuis le début du mois. La légion, quelque peu apaisée, marchait d'un pas tranquille aux abords de Rome. Titus feignait la colère, sans torture ni coups de fouet, le bonheur rayonnant à travers ses traits froncés.

La matinée aux côtés de Sextus l'avait soulagé du poids de ses pensées. L'avoir avec lui l'enivrait de bonheur. Il avait utilisé la première insolence de son esclave comme prétexte de punition pour la journée, et s'était amusé de son visage pourpre, une fois relevé.

Titus avait découvert, au cours de ses pérégrinations sur le marché, un étrange objet dont le vendeur lui avait assuré qu'il venait d'Orient. Le légionnaire avait fait peu de cas de cet argument, excessivement usité par les attrape-touristes. Néanmoins, le jouet expérimental fort intriguant l'avait poussé à l'achat compulsif, et Titus s'était trouvé face à deux cloches birmanes déposées sur la table de son atrium, sans y trouver d'utilité.

Elles n'avaient de cloches que le nom. Il s'agissait en réalité de deux petites boules en argent, reliées entre elles par une cordelette. Le vendeur avait mentionné avec des airs de médecin, la dilatation rectale que déclenchait l'objet. Titus ne s'était jamais expliqué cet achat, jusqu'à ce matin-là, où Sextus lui avait, pour la énième fois, manqué farouchement de respect.

Le légionnaire l'avait fait allonger à plat ventre sur ses genoux, déjà armé de l'uniforme, un étrange sourire au coin des lèvres. La peau de Sextus s'était empourprée de honte lorsqu'il avait soulevé sa tunique sans une once de pudeur et dévoilé ses globes de chair.

Titus avait lubrifié ses doigts d'huile de noix avant de les plonger entre les fesses offertes de son esclave. La torture s'était prolongée grâce à un doigté virtuose consistant à effleurer sa prostate sans jamais la masser. Sextus avait gigoté et supplié si fort qu'il crut le rendre fou, jusqu'à ce que l'insertion des cloches ne lui arrache un cri de surprise et de frustration.

Il s'était redressé, gêné. Titus, fier de son effet, l'avait laissé là. Avant de partir, il lui avait interdit formellement de les retirer ou de se soulager. « Je le saurai », lui avait-il lancé en claquant la porte. Cette séance improvisée avait beau l'avoir autant frustré que son esclave, il avait quitté la domus d'humeur égale, prêt à affronter l'affreuse journée qui l'attendait. Armé du doux souvenir de ses joues enflammées, de ses pupilles dilatées et de ses lèvres affamées, il se demanda pour lui-même si Sextus Octavius avait réalisé combien il l'aimait.

§

— Gaïus Numerius.

— Oui, centurion.

Agitée par la peur viscérale qui lui broyait les entrailles, Flava s'accrocha pour ne rien laisser paraître de l'horreur qui la parcourait. C'était la pause de midi. Aucune journée n'avait jamais été si éprouvante. L'épuisement des soldats avait laissé place à une sourde colère. Elle entendait les commérages et menaces de mort s'ébruiter à son sujet. Tous la savaient coupable et attendaient son châtiment avec l'appétit de vautours. Elle les voyait déjà se partager ses biens et sa chair, et au milieu de la nuit, se gaver de sa dépouille.

Qu'était-il advenu du légionnaire vaillant, celui qui avait tenu tête aux troupes étrangères et provoqué les hommes les plus brutaux ? Gaïus Numerius Flavus s'en était allé, volatilisé avec sa couverture, ne laissant que Flava, pauvre femme pleine de rêves sans l'étoffe d'un soldat.

— Il y a un problème dont j'aimerais te faire part, commença Titus, conscient d'être écouté. Allons plus loin, je te prie.

A peine furent-ils éloignés que des murmures racontars s'élevèrent du groupe. Bientôt, les rumeurs s'estompèrent, étouffées par les bruissements des feuilles caressées par le vent.

A l'orée du bois se tenait une clairière. Le soleil réchauffait la peau de Flava. Le chant des oiseaux allégeait son cœur. Absorbée par la beauté alentour, elle songea aux trésors que lui offriraient sa prochaine vie, prête à quitter celle-là quand son chef le déciderait.

Titus se retourna sans colère. Ses yeux ne se remplirent que de mélancolie, une fois posés sur elle.

— Je voudrais d'abord te faire part de mon émerveillement. Tes prouesses font naître en moi l'envie d'intégrer les femmes à la légion. Nous n'y parviendrons sans doute jamais, et je ne te cacherai pas que je n'ai aucun espoir à ce sujet, mais tu m'as convaincue. Tu mérites ta place ici plus que n'importe qui, Flava.

Entendre le surnom de son enfance prononcé par une autre bouche que celle de Sextus l'émut au plus haut point. Son chef, son allié, celui qu'elle admirait plus que son propre père, la reconnaissait. Pas en tant que fantôme d'un soldat inexistant, mais en tant qu'elle-même : Gaïa Numeria Flava, la femme centurion.

— Merci.

— Tu as gagné tout mon respect au fil de nos années ensemble, comme partenaire et comme amie et rien ne saurait changer cela. Tu es et restera, le meilleur soldat que j'ai pu rencontrer... Mais nous avons un problème.

Il marqua un temps de silence, comme pour chercher des mots déjà trouvés. Flava tressaillit. Elle avait besoin de connaître son destin, de savoir ce qui adviendrait d'elle.

— Tu m'as dérobé mon esclave, reprit-il. Tu m'as menti. Tu as laissé tous nos hommes souffrir pour vous protéger, toi et lui. Ce n'est pas ce que j'attends de mes légionnaires, et quelle que soit la noblesse de tes justifications, je ne peux pas te pardonner. Je ne peux plus te faire confiance.

— Je comprends, souffla Flava d'une voix blanche.

— Je sais néanmoins que tu n'as voulu que son bien et que ta droiture exemplaire a dû te faire souffrir assez pour que tu n'aies pas besoin d'être châtiée outre-mesure. J'ai donc envisagé plusieurs possibilités, que je te soumets. Celles où tu survis, et les autres.

Flava se sentit perdre pieds. Décider de son châtiment, voilà la cruauté bienveillante dont Titus Mennenius était capable, celle qui le rendait si merveilleusement inquiétant. Sa tête plantée sur un piquet à l'entrée de la ville aurait été plus supportable qu'avoir à choisir entre les options sordides de sa mise à mort.

— Tu peux survivre dans la lâcheté et fuir Rome pour toujours. Je t'aiderai à quitter la ville sans jamais trahir le secret de ta nature, et tu reprendras ta vie de femme, ailleurs. De mon côté, je détruirai ton nom de soldat. Gaïus Numerius Flavus sera le traitre lâche, voleur de mon esclave et indigne de son titre. J'organiserai des chasses à l'homme et retournerai Rome jusqu'à ce qu'ils se lassent. Ton nom disparaîtra de tous les registres, tes exploits ne seront jamais relatés. Tu seras haïe pour cette génération. Oubliée pour la prochaine.

— Non, murmura Flava, tremblante. Je ne suis pas lâche. Je ne veux pas fuir, ni être oubliée... Pas après tout ça.

— Sinon, je peux te faire exécuter. Tu seras crucifiée sur la place publique, mais je ferai en sorte d'abréger tes souffrances. Ce n'est pas ce que je veux. Ils sauront tous que tu es une femme et te mépriseront pour cela. Je ne sais pas quels sévices ils pourraient te faire subir. Je ne pense pas pouvoir les retenir. Tu sais à quel point ils sont sauvages.

— Je le sais..., soupira-t-elle, les yeux clos pour ne plus voir l'horreur qui se dessinait. Les soldats ivres de haine se profilaient dans son esprit, leurs mouvements bourrus rythmés par une danse macabre, où ils la dépeçaient vivante et baisaient son cadavre. Ce serait encore pire que cela.

Titus observait la femme contenir ses larmes, plus courageuse qu'il ne l'avait jamais été. Elle ne méritait rien de tout ça, ni la fuite, ni l'exécution. Si elle devait mourir, ce ne serait que dans la victoire.

— J'ai une dernière proposition.

Titus protégerait sa décence au péril de sa vie.

— Qu'est-ce ?

La meilleure issue. La plus digne d'elle.

— Un combat à mort. Entre toi et moi.


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