Acte III - Scène 1: Dénoncer, c'est trahir


Ils étaient enclavés entre les murs de l'arène avec l'homme que plus personne ne reconnaissait. Ses pas soulevaient les volutes poussiéreuses du sol et se gravaient dans la terre sèche. Les doux traits du gentil légionnaire s'étaient imbibés de la plus cruelle des tyrannies. Les soldats tremblaient de peur et de fatigue, manquaient de s'évanouir lorsqu'ils n'étaient pas déjà livides, tenant miraculeusement sur des jambes sans vie.

Après avoir marché des heures au pas de course, sous le soleil harassant des mois de l'été, la quatrième cohorte crut son calvaire achevé en haut d'une colline surplombée d'une arène.

Les crampes se déchaînaient sur les mollets brûlants. La transpiration roulait sur la peau et dispersait son odeur entre les rangs serrés. Les oreilles bourdonnaient du sang qui y battait. Les yeux rougis démangeaient d'épuisement. Le corps entier geignait dans des craquements inquiétants, des grincements stridents.

La souffrance des soldats était invisible aux yeux du monde. Ils étaient trop habitués à pleurer de l'intérieur. La peine était canalisée en eux comme les cristaux au cœur des roches. Parfois, la roche se transformait en lave, et n'importe quoi, n'importe qui de précieux qui se tenait trop près pouvait en faire les frais. La femme, les enfants. Ça se calmait plus vite quand c'était quelqu'un à qui on tenait. Mais dans la légion, on ne montrait rien. Jamais. Dans la légion, on accumulait le dos dressé, le menton levé. On laissait la sueur couler et la poitrine se soulever parce qu'on ne pouvait pas faire autrement, parce qu'on craignait qu'en restant trop stoïque, Titus Mennenius ne s'apaise jamais.

Bien malavisé aurait été le légionnaire tenté de perdre conscience. La menace pesant sur leurs épaules les gardait debout. L'angoisse de ne pas revoir leurs proches les poussaient à serrer les dents et prier tous les dieux imaginables pour que la colère du chef se calme. D'habitude, le relâchement entraînait les coups de fouets. Ce soir-là, il signerait leur mort.

Les jours suivant les orgies étaient pourtant agréables, la plupart du temps. Les exercices rigoureux, embaumés de l'humeur douce des lendemains de fête, pleine d'entraide, d'affection, rendait les soldats meilleurs et plus performants. Le matin-même, les légionnaires avaient quitté leurs foyers souriant, heureux de servir leur pays avec de bons camarades, dirigés par le plus grand centurion de son époque. Ils avaient été conduits droit dans un piège.

Les plus téméraires se jetaient des regards d'incompréhension. L'orgie s'était hissée au sommet, parmi les plus grandes soirées de la ville. Les convives, ravis, n'avaient cessé de conter leurs aventures à qui voulait les entendre, enjolivées jusqu'à friser le fantasme, n'oubliant pas de chanter les louanges du chef de cohorte.

Personne n'avait anticipé l'humeur massacrante de Titus Mennenius, et tandis qu'il arpentait ses rangs, le regard plein de feu, ils attendaient l'explication de sa fureur.

— Ai-je fait quelque chose de mal ? gronda-t-il d'une voix sourde. Ai-je commis une faute au prix de votre haine et votre colère ?

Les soldats entendaient sans comprendre. Ils étaient fatigués, abrutis, obéissants. Ils fouillaient dans leur mémoire sans savoir ce qu'ils cherchaient. Le légionnaire s'incriminait. C'était le plus effrayant. Sa colère était supportable. Ils l'avaient rencontrée, quelques fois, muselée et maîtrisée, tempérée, glaçante, mais supportable. La culpabilité les inquiétaient bien plus. Sa voix meurtrie se brisait à chaque intonation, son regard durci par l'épuisement se posait sur eux avec un désespoir rageur.

— Qu'ai-je fait ? Répondez !

Des bafouillements chevrotants s'élevèrent du groupe de soldats. La lune les rendait plus livide qu'ils ne l'étaient, plus fantomatiques. Ça les défavorisaient. Ils paraissaient moins humains. La voix de Titus tonna dans la nuit. Ils purent la sentir vibrer de leurs plantes de pieds gorgées de sang jusqu'à la moelle de leurs os.

— Je ne comprends pas de quoi je suis coupable. Je ne vous comprends pas. Avant moi, vous n'étiez qu'une bande de sauvages ! Je vous ai vu violer, piller à tour de bras ! Je vous ai vu vous attaquer à des innocents à la moindre occasion ! Vous n'étiez que des chiens ! Des chiens donnés en pâture à la guerre, détruits par la cruauté humaine ! Savez-vous combien je me suis battu pour faire de vous ce que vous êtes aujourd'hui, vous guérir ? Connaissez-vous le prix de votre humanité ? Le fouet, les punitions, les orgies ! Tout ça pour encadrer vos esprits malades ! Pensez-vous que ça a été simple de devenir ce que je suis pour faire de vous ce que vous êtes aujourd'hui ? Ça n'a rien de simple, d'être chef. Vous n'avez aucune idée de ce que j'ai sacrifié pour vous sauver, vous et les centaines d'innocents que vous massacriez. Et pourtant, je n'ai rien regretté. Rien. Parce que chaque jour, vous m'avez rendu un peu plus fier. Lorsqu'une lueur d'humanité illuminait enfin vos yeux, lorsque je réalisais que je n'étais pas inutile... Alors je vous le demande aujourd'hui, qu'est-ce qui vous a pris ? Lequel d'entre vous a-t-il sciemment subtilisé le seul et unique bien de valeur à mes yeux ? Lequel d'entre vous dois-je tuer ?

Les légionnaires se lancèrent des œillades inquiètes, accusatrices, prêts à dénoncer n'importe qui pour écourter leur supplice. Eux aussi, ils sentaient l'humanité partir. Ce n'étaient plus les camarades ni les amis qu'ils voyaient, c'étaient des corps dont ils ne pouvaient pas sentir la douleur. C'étaient des sans familles, des étrangers, des autres. Le silence de Titus Mennenius, plus effroyable encore que ses paroles, créa une agitation au sein des rangs qui agaça le centurion de plus belle.

— Personne ne se dénonce ? Alors ce sera cent pompes pour tout le monde. Vous pourrez remercier le voleur doublé d'un lâche qui s'est immiscé dans nos rangs.

On ne souffla pas. On ne râla pas. On ne se plaint pas. Les légionnaires se couchèrent au milieu des gravats, les paumes bien à plat sur les cailloux, et ils se mirent au travail. Les pompes étaient moins douloureuses que le fouet ou la mort. En un sens, elles rassuraient. Elles prouvaient que Titus veillait toujours sur eux.

Tapie dans l'ombre, à l'écart de la scène, Flava, observait son chef exploser. A cause de Sextus, elle se retrouvait acculée, sans solution infaillible. Elle le voyait encore, le matin-même, assoupi à côté d'elle, tremblant et suant. Il n'avait pas cessé de faire des cauchemars. Des histoires de pertes de dents et de cachot. Par respect pour elle, il n'avait pas osé lui dire qu'il s'était trompé, qu'il s'était enfui sur le coup de la colère et qu'il préférait rentrer, maintenant, plutôt que d'être un objet qui n'appartiendrait à personne. Elle l'avait senti. A la façon dont il avait regardé la porte, elle avait compris qu'il avait songé à courir pour échapper à cette idylle qu'il ne parvenait plus à regarder en face. Elle avait fait semblant de ne pas comprendre et ordonné à une petite esclave de l'occuper en lui chantant des comptines de son pays, ou en faisant tout ce qui lui semblerait bon, tant que ça pouvait rappeler à son ami le maître qu'il était. En claquant la porte, elle avait entendu Sextus parler de repriser des toges.

— Je sais très bien qu'il ne s'est pas enfui tout seul... Il n'aurait pas pu, et je l'aurais très vite retrouvé. C'est vous ! C'est forcément l'un d'entre vous ! Qui m'a trahi ?

Ceux que la douleur avait tétanisés hurlaient leur souffrance et imploraient la pitié. Paralysés, les muscles déchirés et les bras tordus, ils se trouvaient piétinés par Titus Mennenius.

Plus elle attendait, plus le bilan s'annonçait sanglant. Autant pour elle que pour ses soldats. Elle devait agir. Mais agir pour quoi ? Accuser quelqu'un au hasard était inenvisageable. L'idée était bête en plus d'être lâche. Si le plan lui avait vaguement traversé l'esprit, elle l'avait balayé sans même y prêter attention.

Se dénoncer, c'était trahir Sextus, détruire sa conscience affaiblie et épuisée par les rouages infernaux de Titus Mennenius. Il était lent. Il réfléchissait mal. Il n'y avait que Titus pour le réveiller. Dès qu'elle prononçait son nom, ses yeux s'illuminaient. Le matin, il n'avait rien mangé de tout ce que les esclaves lui avaient proposé. Comme la veille et l'avant-veille. Il n'avalait plus rien. Il n'avait pas faim.

Le dernier espoir de Flava était d'attendre la fin de la tempête. Laisser le temps faire son travail, que les blessures du centurion se referment d'elles-mêmes. Mais les heures passaient, et Flava réalisait qu'elle avait placé bien trop d'espérances dans cette possibilité. L'heureux rayonnement que disséminait le légionnaire était couvert par un nuage de soufre qui allait tous les asphyxier, en commençant par les soldats, en finissant par elle.

— Pourquoi es-tu couché, toi ? vociféra Titus dans l'oreille d'un soldat à l'agonie. Sais-tu ce qui arrive aux faibles dans ton genre ?

— Je ne peux plus bouger... centurion...

— Ah bon ?

Un sourire sordide déchira en deux le visage de Titus Mennenius, tandis qu'il attrapait la tête du soldat par les cheveux pour le regarder droit dans les yeux. Jouant sur sa prise, il balaya sa tête de droite à gauche, diverti au possible par les larmes silencieuses de l'homme trop épuisé pour demander pardon. Dans un dernier réflexe de survie, le soldat agita faiblement l'un de ses bras pour desserrer la poigne du chef sur ses cheveux, qui arrachaient son cuir chevelu du reste de son crâne. Le visage de Titus s'éclaira.

— On dirait que tu arrives à bouger, finalement !

Il le lâcha. Le cartilage du soldat craqua contre le sol. Une floppée de sang jaillit de son nez cassé. Titus prit soin de maintenir sa tête dans les gravats. Les faibles protestations du soldat, loin d'être sans effet, faisaient éclore des pulsions sadiques au creux de l'estomac du centurion. Il se délectait de chaque grain de sable incrusté dans sa chair, sentait presque la brûlure insoutenable, étouffait avec le soldat qui n'osait plus se débattre, tandis que son sang inondait le sable, sans plus parvenir à discerner lequel du tortionnaire ou du puni il était.

Titus percevait l'effroi de ses légionnaires. Il entendait leurs cœurs frapper dans leurs poitrines, il voyait leurs yeux révulsés par l'horreur. Mais ça ne suffisait pas. Il voulait qu'ils souffrent plus encore, qu'ils puissent capter au moins l'égal de la peine qu'ils lui faisaient subir. Il voulait briser leurs os et les regarder se vider de leur sang, hurler encore après eux pour qu'ils continuent leurs pompes, alors qu'ils pleureraient, urineraient de peur, trop dépossédés de leur orgueil pour ressentir l'humiliation qui les brûlerait plus tard, lorsqu'ils rentreraient chez eux les jambes froides, humides et puantes, et devraient faire face aux regards horrifiés de leurs femmes et de leurs enfants.

— Titus.

Le centurion se retourna. Une main s'était posée sur son épaule. La folie qui embrumait sa vue fut trouée par les deux yeux d'opale de Gaïus Numerius. La tendresse de son regard lui rappela celle que Sextus avait eu quelques fois pour lui, lorsqu'il imaginait échapper à sa vue et que ses barrières tombaient, laissant apparaître son adorable sincérité.

— Il est tard, Titus. Laisse-les rentrer chez eux... Le coupable se dénoncera de lui-même lorsque son heure viendra.

Flava perçut plusieurs regards noirs peser sur elle, sans doute parce qu'elle les sauvait trop tard, peut-être parce que certains la savaient déjà coupable. Titus Mennenius, lui, gardait ses yeux désemparés plantés dans les siens, à la recherche de réponses, de solutions à sa peine. Flava sentit son cœur se tordre. Sa souffrance lui retourna l'estomac. Ses yeux la suppliaient de lui rendre celui qui, en peu de temps, était devenu son souffle vital. S'il avait pu imaginer à quel point elle était responsable, sa cruauté envers elle aurait peut-être apaisé sa conscience. S'il lui avait offert assez de place pour le détester, elle aurait pu l'abandonner sans remords, le laisser se détruire tout seul au lieu de détruire les autres, mais là, elle le regardait et elle ne savait plus.

— Tu as raison, concéda-t-il finalement. Rentrez chez vous. Dormez longtemps, et réfléchissez aux conséquences de vos actes.

Les légionnaires ne demandèrent pas leur reste et fuirent l'arène en boitillant, craignant que le centurion ne change d'avis. Les moins abîmés supportaient ceux qui saignaient et pleuraient. Titus Mennenius observa distraitement le spectacle pitoyable qui se déroulait sous ses yeux, dont il ne se sentait aucunement responsable. Ils avaient œuvré à leur propre malheur.

— Si tu savais quelque chose, Gaïus, tu me le dirais, n'est-ce pas ?

Flava déglutit. Elle entendit le destin pour la seconde fois.

— Bien-sûr, centurion.

— Tu es mon bras droit. C'est toi, l'homme en qui je place toute ma confiance. J'espère que tu en as conscience.

— Oui, j'en ai conscience, centurion. Merci.

— Sextus, mon esclave. Il est... vraiment important pour moi. Je ne sais pas pourquoi il est parti. J'ai essayé d'être un bon maître pour lui, mais je... J'ai peur qu'il lui soit arrivé quelque chose, tu comprends ?

— Je comprends...

— Si jamais tu entends des conversations sur lui... Si tu sais quelque chose, dis-le-moi. Je t'en supplie. Sextus... Il est fragile. Il faut en prendre soin. Je n'ose pas l'imaginer seul, perdu dehors, ou maltraité quelque part par l'un de ces sauvages. J'espère qu'il va bien... Il a vraiment besoin d'attention.

— ... Oui, centurion.

— Excuse-moi. Je ne sais pas pourquoi je te dis tout ça. Rentre chez toi, toi aussi, Gaïus. Tu dois être épuisé et ta famille t'attend.

§

Flava se laissa tomber contre sa porte, à peine eut-elle passé le palier. La journée lui avait semblée plus éreintante que son dernier siège. Les muscles gonflés de ses pieds l'avaient faite grimacer à chaque pas. Une douleur sourde battait dans ses tempes, l'empêchant de réfléchir. Son corps entier protestait à chaque effort et ainsi, elle s'était avachie à même le sol, prête à s'endormir là si elle ne s'était pas sentie si mal. Des larmes tenaces avaient menacé de couler toute la durée du trajet. La culpabilité et la pression qui pesaient sur ses épaules étaient insupportables. Les visages de Titus et Sextus ne cessaient de danser dans son esprit sans lui offrir de répit ou d'issue. Elle était tombée dans ce récit sans le vouloir. Elle s'y sentait comme l'antagoniste principal.

— Je ne savais pas que tu pouvais rentrer si tard.

— Moi non plus, rétorqua-t-elle à l'attention de Sextus, qui était venu la saluer.

— Titus il... il rentrait toujours tôt.

— Sans doute parce qu'il était pressé de te voir.

Sextus l'observa, interdit. L'exaspération de son amie était palpable. Elle ne pouvait pourtant pas savoir qu'il avait passé sa journée à perfectionner ses compétences domestiques. Livia, sa nouvelle amie esclave, lui avait montré ses astuces et ses secrets. Elle ne lui avait pas changé les idées. Il ne s'était pas rappelé le maître qu'il avait pu être à ses côtés. Il ne pensait qu'à Titus, et cette journée l'avait fait sentir proche de sa place, un peu moins égaré, un peu plus chez lui. En contrepartie, il devait dire à Flava que Livia l'avait massé.

— Il va bien ?

— Pas vraiment, coupa-t-elle, prête à claquer des mains pour appeler ses esclaves.

— Non, attends... Laisse-moi t'aider, s'il te plaît.

Il s'était avancé vers elle d'un pas révérencieux. Toute sa posture avait perdu de sa noble insolence. Ses yeux croisaient les siens avec un respect déférent, puis se rivaient timidement au sol, pour être sûr de ne pas l'outrager.

Flava voulut pleurer encore, ou le frapper, ou lui hurler dessus, massacrer cette réplique de lui pour faire surgir le vrai Sextus par le sang et les blessures. Elle ne pouvait que constater l'autodestruction de son ami, sans plus savoir quoi faire pour le protéger. Lorsqu'elle réalisa qu'il cherchait à attraper sa cuirasse, elle l'empoigna, lui tirant plus violemment l'épaule qu'elle ne l'aurait voulu.

— Qu'est-ce qui te prend, Sextus ?

Les yeux de l'intéressé se figèrent sur elle. Ses pupilles tremblèrent, son regard bleu océan se mouilla de larmes alors qu'il la détaillait avec l'expression larmoyante d'un enfant perdu. Elle regretta immédiatement sa brusquerie. L'emprise de Titus Mennenius collait Sextus comme une marque indélébile tracée dans ses yeux, comme s'il avait gravé son sceau au fer rouge sur son front.

— Je ne sais pas... J'ai peur... Tout est trop grand dehors... Je me sens vide. C'était plus facile d'obéir aux ordres.

— Tu as fait ça pendant plusieurs mois, c'est normal qu'il te faille quelques jours pour te réadapter...

— J'ai l'impression d'être mort.

— Je comprends... Mais tu dois te battre, Sextus. Tu n'as pas le droit d'abandonner.

Il l'écoutait à peine, obsédé par l'idée de lui retirer son armure. Les larmes qui le menaçaient depuis longtemps le firent éclater en sanglots. Incapable de chasser son sentiment de faiblesse, il se laissa choir aux pieds de son amie, prêt à la supplier à genoux, pourvu qu'elle le soulage de sa mauvaise conscience, pour qu'elle le fasse sentir à sa vraie place à nouveau.

— Les autres dorment. Laisse-les se reposer. Je suis là, moi, je peux t'aider.

— Depuis quand tu te préoccupes du bien-être des esclaves ?

— Depuis que j'en suis un, moi aussi.

— Arrête ! Tu es libre ! Regarde-moi dans les yeux ! Où est mon meilleur ami ? Où est le garçon insolent avec lequel j'ai passé mon enfance ?

Un flot de larmes pathétiques roulait sur les joues de Sextus qui, parcouru de soubresauts, s'accrochait aux jambes de Flava dans une mélopée de gestes puérils. Il laissait ses sanglots se répandre sur ce monde trop vaste, dans lequel ni lui, ni son maître, n'avaient désormais leur place. Et, parce qu'elle n'en pouvait plus, parce que son épuisement n'avait d'égal que sa culpabilité, elle se mit à pleurer aussi et s'agenouilla à son tour. Une fois à la hauteur de Sextus, elle colla son front contre le sien.

— Trahir mon chef et ma centurie, je l'ai fait pour mon seul véritable ami, dit-t-elle. Je l'ai fait pour le sauver, parce que je ne pouvais pas l'abandonner, parce que je l'aime... Je ne l'ai pas fait pour un esclave.

Sextus hocha la tête, docile, le cœur brisé. La moitié de ce qu'elle évoquait lui parvenait, mais entendre sa voix le berçait et le rassurait. Il se sentait prêt à acquiescer à tout, pourvu qu'elle lui parle encore.

— Mais on dirait que mon meilleur ami est resté avec un maître dont il ne voulait pas quand il était encore chez lui, et qu'il semble avoir quitté sans réfléchir. Maintenant, tu es là et tu ne fais que pleurer.

— Laisse-moi t'aider, Flava, je t'en supplie.

— Mon meilleur ami ne s'abaisserait jamais à ça.

— Je sais... C'est plus fort que moi. Je ne sais plus qui je suis. En fait, je crois que je ne suis plus rien... Être esclave, c'est au moins quelque chose. Je lui ai laissé mon âme, alors laisse mon corps te servir, s'il te plaît.

Ses yeux étaient vides. Indiciblement vides. Flava avait beau les scruter, elle n'y lisait rien d'autre que le désespoir. Titus semblait avoir absorbé son envie d'exister. Il avait transformé Sextus en une poupée dont il était l'unique marionnettiste, l'avait rendu dépendant de lui et de la servitude, comme il rendait ses soldats dépendants de l'armée. Il était devenu sa drogue, sa raison d'être, sans qu'aucun des deux ne s'en soit rendu compte. Le sevrage soudain et inattendu était insurmontable pour les deux hommes. Les yeux de son ami ne brillaient que du désir ridicule de lui ôter son armure. Ceux de Titus lui montraient le feu qui brûlait en lui, et qu'il était prêt à répandre sur la ville entière. Elle finit par dire :

— C'est d'accord. Tu peux m'aider.

Sextus se sentit reprendre vie. Il dut se retenir de lui baiser les pieds.

— Merci ! Merci... Flava.

— Ne me le fais pas regretter, asséna-t-elle durement.

— Non, non. Excuse-moi.

Ses doigts tremblèrent d'envie lorsqu'il effleura la cuirasse. Il se mordit les lèvres, laissa glisser le bout de ses ongles jusqu'au bas de l'armure, la soupesa avant de la soulever aisément, habitué à la tâche quotidienne. De cet acte simple, il tira ses souvenirs les plus précieux auprès du centurion, se rappela le confort modeste de son insula, la lumière dans son sourire. Bientôt, il pensa à son souffle contre sa peau, à ses yeux brûlants rencontrant les siens. Le métal était plus rugueux et mat que celui de son maître, mais Sextus s'en satisfit. Ses doigts le parcoururent avec ravissement, et tout son corps se mit à renaître.

Flava le regarda faire, atterrée et silencieuse. En une fraction de secondes, sa peau avait repris des couleurs. Son air insolent avait réhaussé les traits de son visage. Ses gestes appliqués et délicats donnaient l'impression qu'il prenait tout le temps du monde, que chaque mouvement était simple, mille fois travaillé des années durant pour toucher à ce qu'il y a de plus parfait. Sa vitesse d'exécution était remarquable, et le cœur de Flava se serra encore lorsqu'elle constata que Sextus faisait un parfait esclave.

— Ça va mieux ? lança-t-elle pour masquer son trouble.

— Beaucoup mieux, dit-il avait un sourire qui la contamina bien vite.

— Bien. Allons dormir, alors. Je suis épuisée.

§

Une fois de plus, ils ne parvinrent pas à trouver le sommeil. Parce qu'ils avaient trop chaud, puis trop froid, qu'aucune position ne permettait à leur esprit de trouver la paix, Sextus brisa finalement le silence pour poser la question qui lui brûlait les lèvres depuis l'arrivée de Flava :

— Comment va-t-il ?

Flava soupira.

— Je ne vais pas te mentir, Sextus, il va mal.

Le visage gris et émacié de Titus s'imposa à l'esprit de la jeune femme. Ses cheveux emmêlés se nouaient pêle-mêle, de la racine jusqu'aux fourches. Son visage était terne, livide. Son corps entier était resté tendu, à l'affût, tout au long de la journée, comme s'il s'était apprêté à trouver Sextus derrière chaque tronc d'arbre. Mais à côté de ses yeux injectés de sang, asséchés d'avoir été trop ouverts pendant les longues heures du jour et de la nuit qu'il avait passé à retourner Rome, son état général faisait figure de pleine santé. Le rouge vitreux de son regard encadrait deux pupilles démentes, tremblotantes dans leurs orbites écarquillées. Ses yeux dorés, embrasés par la folie, achevaient la silhouette puissante, effrayante, du chef de cohorte.

— Il ne nous a jamais fait autant souffrir, reprit-elle. Les soldats ont enchaîné les exercices les plus difficiles sans pause. Il en a frappé plusieurs et a manqué de fracasser le crâne de l'un d'entre eux. Il nous accuse. Il sait que le coupable est parmi nous.

Le cœur de Sextus bondit dans sa poitrine. Titus s'inquiétait pour lui. La chose lui semblait trop belle pour être réelle. Il se mordit les lèvres. Il ne pouvait pas croire qu'il manquait à son maître.

— Il te soupçonne ?

— Je ne sais pas. Il m'a dit des choses bizarres à la fin du service. Certains soldats me jetaient des regards noirs. Ils ont dû nous voir ensemble, à l'orgie. J'ai peur qu'il se doute déjà de quelque chose, ou que ça remonte à ses oreilles. Mais comment les blâmer ? Titus était si fou qu'il aurait pu les tuer.

Sextus se sentit palpiter. C'était plus fort que lui. Le feu dans son ventre s'était rallumé. Il imagina l'expression que Titus pouvait avoir. Il songea aux choses qu'il lui ferait s'ils se retrouvaient, aux mots qu'il lui dirait. Il se retourna sur le ventre quand il remarqua son érection.

— Qu'est-ce qu'il t'a dit ?

— Qu'il me faisait confiance, que j'étais son bras droit. Il compte sur moi pour lui rapporter ce que j'entends, que — Elle hésita un moment. Flava avait le sentiment que Sextus était prêt à exploser à la moindre révélation. — que tu comptes beaucoup pour lui.

— Que je compte pour lui ?

— ... Oui.

— Non... Ce n'est pas vrai... Il me considère comme un objet, c'est tout.

Il n'avait pas pu se résoudre à se tenir tranquille. Il se frottait contre le matelas. Ce n'était pas suffisant. Ça ne le soulageait même pas. C'était affreusement irrespectueux envers la centurie et Flava.

— Crois ce que tu veux, tant que ça peut te libérer de l'emprise qu'il a sur toi.

Sextus garda le silence un instant. Il mordait le draps pour ne pas faire de bruit, s'astiquait à peine plus fort. Flava aurait pu jurer entendre son cœur danser dans sa poitrine. Quand il se sentit un peu plus en maîtrise de lui-même, il demanda :

— Flava, est-ce que... Est-ce que je lui manque ?

Il ne perçut pas le regard désespéré qu'elle lui lança, dans le noir. Même en pleine lumière, il ne l'aurait pas vu. Ses yeux étaient fermés, tournés vers le mur. Il n'était pas avec elle.

— Je ne suis pas dans sa tête, Sextus... Mais vu ses réactions, je suppose que oui.

— ... Je ne comprends pas.

— Parce que tu es stupide, sans doute.

— Eh !

Il s'immobilisa.

— Mais comment tu fais pour ne pas voir l'évidence ?

— Quelle évidence ? Il n'y a rien d'évident ! Je ne suis pour lui qu'un vulgaire esclave. Je ne vois pas pourquoi il me cherche !

— Qu'est-ce qui te fait croire que tu n'es que ça ?

— Il organise des orgies ! Il couche avec n'importe qui devant moi ! Il n'était pas obligé de participer. Il pouvait se cacher, au moins !

— Alors c'est bien ça le fond du problème ! Tu es jaloux !

— Le fond du problème c'est qu'il me transforme en objet, qu'il me rend indispensable à sa vie alors que je ne suis rien pour la sienne.

— Sextus, articula-t-elle froidement, sais-tu pourquoi Titus organise des orgies ?

— Non...

— C'est la meilleure façon que nous avons trouvé d'évacuer la frustration des soldats, en montant à la tête de la centurie, avec les combats libres, qu'on évite au maximum à cause de leur trop grande violence et leurs blessés inutiles. Et ça marche, Sextus ! Les hommes sont satisfaits. Ça les contient. Ils ont arrêté de massacrer des innocents, d'abuser de leur pouvoir. Ils se retrouvent tous ensemble, dans un autre cadre, prennent du plaisir les uns avec les autres, et voilà... Titus est pour eux comme un dieu qui leur ouvre les portes de l'Olympe. Ils lui obéissent au doigt et à l'œil grâce à ces fêtes. Si le sexe peut éviter les massacres, on ne va pas se priver. Plus personne ne souffre.

Sextus écarquilla les yeux. Il pouvait sentir les lambeaux de son cœur s'emballer une nouvelle fois. L'espoir renaissait, avec la joie et le bonheur, avec l'assurance de ne pas être rien, d'apporter quelque chose, peut-être, au moins la satisfaction, sinon l'amour le plus vrai qu'il avait jamais pu provoquer.

Il reprit ses allées et venues sur le matelas.

— Pourquoi participe-t-il ?

— Ça fait partie du spectacle. Il montre qu'il est le plus fort sur tous les plans et assoit son pouvoir en se comportant comme un mâle dominant. Je pense qu'il adore montrer à quel point il est puissant et que ces soirées l'amusent beaucoup. Ce serait mentir que te dire qu'il n'y prend pas de plaisir, mais ce n'est pas la première raison de ces fêtes.

— Je comprends mieux. Il aurait pu m'expliquer...

— Il ne te doit aucune explication.

Sextus soupira, extatique et amer, pris de l'allégresse désabusée d'être un esclave, son esclave.

— C'est vrai. Excuse-moi, j'ai failli oublier que je lui appartiens.

— Non, arrête de dire ça. Tu es un homme libre, maintenant.

— Je ne me suis jamais senti autant emprisonné.

Elle se pinça les lèvres, hésita, finit par avouer la vérité :

— C'est parce que tu l'aimes, Sextus.

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