Acte II - Scène 5: Il les tuerait tous


Titus était satisfait. Il avait répandu sa semence dans tous ses invités et divaguait désormais dans la pièce vide, fier de la tâche accomplie. Grâce aux soins de son esclave, tous avaient adoré cette orgie, fêtée jusqu'au matin suivant. Les invités étaient d'ailleurs persuadés que Titus avait caché plusieurs autres domestiques. Personne ne parvenait à envisager qu'une soirée à faire pâlir les plus hauts consuls de Rome, et dont on parlerait encore dans les mois à venir, pouvait être le fruit du travail d'un seul homme.

Titus Mennenius aurait pu, ce soir-là, disséminer sa descendance dans les quelques orifices encore esseulés des pauvres âmes qu'il avait oublié ; mais ses légionnaires avaient été évincés au profit du gestionnaire de cette soirée à succès : son esclave dont il appréciait les progrès quotidiens, qui frisaient désormais l'excellence. Après un travail si bien exécuté, il fut surpris de ne pas le voir apparaître dès le claquement de porte du dernier convive, pour l'aider à nettoyer la domus souillée.

— Sextus, viens m'aider à ranger.

Aucune réponse. Titus envisagea son esclave tombé ivre mort dans un coin de la bâtisse, et son cœur se comprima des obscénités que cette pensée contenait. Il ne voyait pas de problème à ce que Sextus s'amuse, mais l'imaginer partager ses loisirs avec le phallus d'autres hommes le faisait grincer des dents.

— Allez, Sextus ! Un peu de nerfs !

S'il ne voulait pas qu'un autre le touche, pourquoi ne le lui avait-il pas tout simplement interdit ? Peut-être qu'au fond de lui, un frémissement d'orgueil l'en avait empêché. Peut-être souhaitait-il que Sextus ne se réserve pour lui que par la force de ses sentiments.

Il aimait que cette beauté tout droit issue d'une divinité lui soit dévouée toute entière. Il aimait ces pupilles dilatées qui lui laissaient percevoir son amour à travers les portes de son âme. Il aimait les frémissements qui le prenaient au souvenir de ses yeux, et détestait la jalousie qui le malmenait, quand il réalisait que son corps avait provoqué à d'autres les mêmes frissons qu'à lui.

Pourtant, incapable de reporter la faute sur Sextus, il ne fit que se blâmer et flageller son âme de cinglants remords. Un ordre aurait suffi pour qu'il lui appartienne. Impossible de le disputer ou de le punir. Titus n'était pas un homme injuste. Il ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même.

— Si je dois venir te chercher, tu auras une fessée.

Il éclata d'un rire gras en imaginant son esclave puni comme un enfant, puis tituba. Il venait de percevoir en lui-même les claquements de sa propre main sur sa peau rougie, et les glapissements aigus qu'il lui aurait provoqués. Il avait bien trop bu. Les rêves dansaient dans sa tête, tandis qu'il mesurait l'étendue de ses absurdités. Et si Sextus était blessé ? Et s'il avait un problème ? Et si on l'avait forcé à commettre des actes auxquels il ne souhaitait pas prendre part et que Titus le retrouvait, recroquevillé au détour d'un couloir, à déverser ses larmes dans des flots affligeants ?

— Tout va bien, Sextus ?

Ou alors peut-être était-il fâché. Il lui avait semblé lire une pointe de jalousie sur sa moue insondable, au début de la soirée, mais trop occupé pour y prêter attention, il avait préféré considérer ce regard chargé de reproches comme inopportun et passager.

Sa joie avait été ternie par une étrange gêne qu'il s'était surpris à ressentir, à chaque fois qu'on l'avait approché. Il avait bien vite compris qu'il se serait volontiers passé des orgies, préférant de loin la chaleur des bras de son esclave à ces bouches voraces. Sextus lui manquait, et il n'avait attendu que le départ des invités pour recommencer à l'aimer.

— Je suis désolé si je t'ai vexé ce soir. J'aurais dû te féliciter plus tôt, mais sache que je suis très fier de toi. Ton travail était incroyable. C'était important pour moi et mes soldats.

L'alcool le conduisait à de nouveaux épanchements. Il s'attendait à voir la touffe de cheveux blonds dépasser d'un canapé ou de l'encadrement d'une porte. Des visions de rideaux en mouvement dont se détachait son ombre, et le bruit feutré de ses pieds nus décollés du sol, apparaissaient à ses sens drogués. Il s'attarda sur le souvenir de sa voute plantaire rose, joliment arquée, de ses orteils bien alignés et de sa pédicure soignée. Bientôt, ses petits poignets translucides, au travers desquels de fines veines bleues serpentaient et irriguaient abondamment son cœur, s'imposèrent à son esprit. Jusqu'au bout de ses membres, tout semblait avoir été réussi à la perfection. Sa beauté était pure, sans accro. Son caractère, de prime abord revanchard, cachait un dévouement, une douceur, qui, en plus de gonfler le cœur de Titus, le faisait fondre entièrement.

— Tu sais, je ne devrais peut-être pas te dire ça... Mais tu m'as manqué... J'ai... J'ai bien l'intention de me rattraper si jamais tu sors de ta cachette.

Et si cette soirée l'avait profondément heurté ? Un soldat lui avait raconté, une fois, à la fin de leur service, qu'il ne pouvait plus participer aux fêtes car sa femme ne le supportait pas. Elle faisait des crises d'hystéries, disait-il. Elle le voulait « pour elle seule ». Titus n'était pas familier de cette conception. Aucun romain ne l'était. Le mariage était une institution importante, mais le sexe et l'amour étaient deux entreprises différentes. Les orgies servaient de défouloir, de déversoir à la pression accumulée sur ceux que l'on n'aimait pas et qui ne nous aimaient pas mieux, pour devenir un bon amant aux yeux du seul partenaire essentiel. Ceux qui confondaient les deux passaient pour des fous.

Pourtant, avec le temps, la chose avait germé dans l'esprit de Titus. Il s'était surpris à aimer son romantisme trop exclusif, la magie de l'amour unique, de l'âme sœur, le fantasme de dédier sa vie et sa liberté à une seule personne. Sans qu'ils ne le réalisent, ce schéma s'était établi, entre lui et Sextus. Titus n'avait-il pas brisé l'accord tacite qui s'était tissé entre eux et dont il ne s'était pas rendu compte, tant il s'y complaisait ? N'avait-il pas placé les besoins de Sextus derrière ceux de ses légionnaires ?

Plus il y pensait, plus la réponse lui semblait évidente. Il avait rompu la promesse et blessé Sextus. Ça n'aurait pas dû être un problème. Son esclave n'était pas supposé prendre une telle place dans sa vie. Un véritable maître l'aurait traîné par la peau des fesses et frappé avec un bâton au milieu du salon, pour le punir de son orgueil. Les bons objets effectuaient docilement leurs tâches. Les bons objets ne devaient pas troubler la paix de leur propriétaire avec leurs états d'âme sentimentalistes. La table se plaignait-elle d'être un support ? La chaise gémissait-elle sous le poids du corps ? Pourquoi était-ce si difficile d'infliger le même traitement à Sextus ? Malgré tous ses efforts, tout ce qu'il voyait lorsque ses yeux se posaient sur lui était un humain au même titre que lui.

— Je ne suis pas sûr de vouloir organiser d'autres orgies... Je ne sais pas comment je gérerai cela mais... Au fond, je crois que c'est seulement toi que je veux.

Le silence répondit en écho à ses déclarations à demi-mot. La domus paraissait immensément vide sans les soupirs agacés et les phrases railleuses et insolentes de Sextus. Une peur tenace et froide s'infiltra en Titus. Ses pas se firent plus rapides, plus précipités, à mesure que la crainte et les doutes absorbaient l'alcool pour le frapper d'une lucidité effrayante, foudroyante, sur laquelle il refusait de s'attarder. Il jetait des regards inquiets dans chaque pièce, haletait, non pas de fatigue, mais d'inquiétude car son ouïe, naturellement très développée et aiguisée par l'exercice, aurait dû lui indiquer sa présence depuis longtemps.

Les longues nuits passées en campagne, trop proches du territoire ennemi pour être sereines, l'oreille aux aguets, prête à envoyer des décharges à un corps surentraîné, au moindre effeuillement suspect, au moindre coup de sabot dans la terre d'un cheval qu'il n'aurait pas reconnu, ces nuits-là lui avaient permis d'entendre Sextus deux lieues à la ronde, jusqu'à ce moment. Son esclave était l'homme le plus bruyant jamais rencontré, et ses déboulées assourdissantes ressemblaient à l'arrivée de charrues à cinq bœufs. Pourquoi aucun de ses sens ne signalait sa présence ?

— Viens, s'il te plaît. Je commence à m'inquiéter.

Il ne pouvait plus la nier, la clairvoyance s'était imposée à sa conscience en même temps qu'elle l'avait dégrisé. Elle se repaissait désormais de son bonheur éphémère. Sextus n'était peut-être pas là. Peut-être avait-il finalement fui. Pourquoi serait-il parti ? Et si on lui avait monté la tête ? Et s'il connaissait quelqu'un à cette orgie ? Quelqu'un de mal intentionné qui lui aurait ouvert les yeux, lui aurait montré qu'il méritait mieux, ou pire encore, qu'il n'était pas fait pour cela ? Après tout, bon nombre de ses soldats étaient patriciens. Sans doute connaissait-il certains d'entre eux. On aurait pu l'enlever, le blesser ou le tuer par vengeance. Et si, enivré par sa beauté sans pareille, on le lui avait pris ?

L'angoisse laissa place à une rage sourde, irradiant par vagues dans son corps, à l'image d'un légionnaire méchant lui ravissant le seul homme indispensable. Lequel d'entre eux aurait-il été assez fou pour se dresser sur son chemin ? Les quatre-vingts visages de sa centurie défilaient dans son esprit sans qu'aucun ne s'impose à lui. Tous avaient été consciencieusement matés et détruits, rendus dépendants de l'autorité de Titus Mennenius, qu'ils vénéraient presque comme une sorte de dieu.

— Sextus !

Et tandis que son esprit occultait lentement la réflexion pour s'oublier dans la fureur, son corps retournait les meubles, balayait chaque pièce en hurlant son seul nom comme la maxime qui régissait sa vie. L'appel résonnait, frappait les murs de l'insula renversée par la rage, et Titus criait, paniqué et malheureux. Ses hurlements tremblaient et se brisaient, éventrés par l'abattement, devenaient peu à peu des chuchotements disparus dans le néant et les sanglots.

Les questions s'entrechoquaient, se contredisaient dans son esprit. Des paroles insensées franchissaient la barrière de ses lèvres, alors qu'il croyait encore le trouver en se retournant, alors qu'il se voyait sauter dans ses bras pour pleurer contre son épaule et lui dire des choses folles, et lui dire qu'il l'aimait, juste pour le garder un peu plus longtemps auprès de lui.

Et la rage revenait, puissante, tempêtueuse, insoutenable, lorsqu'il se retournait et que Sextus était absent, éternellement absent, prête à lui faire arracher à mains nues les membres du soldat qui avait osé le poignarder en plein cœur, lui avait ravi son amour et son bonheur. La douleur et la colère se succédaient sur le palier de la folie, prenaient des proportions dévastatrices, à mesure qu'il fouillait et détruisait chaque pièce dressée sur son passage.

Il ne restait qu'une petite chambre noire au fond de l'insula. Une pièce dans laquelle personne n'allait jamais parce qu'elle était exiguë, mal configurée. Elle avait échappé à l'ouragan. Titus traversa le couloir comme un assoiffé en plein désert se précipite sur un mirage, les larmes de ses yeux s'écrasant sur le sol, un espoir fou dans son cœur dévasté. Sa raison lui hurlait qu'il était trop tard, qu'il n'était pas là, parce qu'il n'était nulle part. La petite chambre noire baignait dans la lueur blafarde de l'aube, diffusée dans la pièce par une fenêtre ouverte, ultime preuve du crime qui avait arraché sa vie à Titus.

Le centurion tomba à genoux, les jambes écrasées par le poids du chagrin. Ses larmes continuèrent de rouler sur ses joues rougies de détresse, barbouillèrent sa vision déformée par la haine. Il n'avait pourtant jamais vu si clair. Son esclave était parti, de gré ou de force, seul ou avec quelqu'un d'autre, mais ça n'avait plus tellement d'importance.

Il les tuerait tous.

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