Acte II - Scène 3: Les orgies de Rome
Sextus fut surpris lorsque son maître lui fit part de son envie d'organiser une orgie dans son insula. Il crut ensuite à une blague et éclata d'un rire tonitruant, qui s'arrêta tout net face à la mine sérieuse de Titus.
— Avec mes légionnaires, nous festoyons souvent ensemble.
— Et ils vous respectent quand même ?
— Ils me respectent mieux, répondit-il, un sourire en coin, le regard séduisant.
Titus Mennenius possédait ce charme mystérieux, cette aura d'assassin qui sait ôter la vie d'un geste. Sextus l'avait remarqué depuis qu'ils entretenaient des rapports intimes. Parfois, Titus le couvait d'un regard sombre, rempli de sadisme masqué et enveloppé de bienveillance. Il semblait lui murmurer à l'oreille : « Si je ne te tue pas, ce n'est pas par manque de moyens, mais parce que tu me plais. »
Et Sextus adorait cela. Vivre auprès de lui était une perpétuelle danse avec le feu, une chorégraphie improvisée, dans laquelle il se brûlait souvent. Titus Mennenius était la gerbe de flammes qui lui léchait la peau et incinérait son âme. Auprès de sa chaleur, loin des immensités froides qui se déployaient en son absence, Sextus se sentait vivre, enivré de joie et protégé de tout, une fois glissé entre les draps bouillonnants de leurs nuits d'ivresse, ou contre son corps, dressé tel un rempart, entre lui et le reste de l'univers.
— J'organise régulièrement des orgies chez moi pour féliciter mes hommes quand leur travail a été satisfaisant. Je m'occuperai de la logistique mais je veux que tu nettoies la maison, prépares la fête et serves ce soir.
Après avoir grandi sous la tutelle d'un pater familias au désœuvrement exemplaire, l'esclavage, même avec plus d'un mois d'expérience, ne coulait toujours pas dans les veines de Sextus. Loin de chercher à devenir un modèle de servitude, il s'efforçait tout de même à faire fructifier ses qualités ménagères, pour approcher l'espoir de son affranchissement. Au lieu de souffler et pester, les bras croisés et le visage fermé, il sourit et acquiesça poliment aux ordres dictés par Titus.
Sa dernière orgie remontait aux Grands Jeux Romains — soirée instructive quant aux trésors féminins et à la résistance de son foie. Il n'avait pas festoyé depuis plusieurs semaines, et pour un jeune romain habitué aux folies quotidiennes, cette abstinence forcée confinait à la torture. L'idée de servir des soldats affairés à profiter de prostitués le mettait hors de lui. Le centurion paraissait lire dans son regard l'étendue de sa frustration, et pour Sextus, l'orgie à préparer s'était muée en mise à l'épreuve.
— Bien, répondit-il sèchement avant de sentir ses yeux peser sur lui et d'ajouter : « Bien, maître », d'un ton plus poli.
§
Le travail de Sextus fut loin d'être simple. En temps normal, une dizaine d'esclaves s'occupait de ce qu'il dût gérer à lui seul, ce jour-là. Malgré les exigences peu élevées de Titus Mennenius, les orgies de Rome nécessitaient une préparation édifiante pour combler leurs invités.
Titus Mennenius n'avait encore jamais évoqué un potentiel affranchissement, mais l'ancien patricien s'accrochait à son espoir. Loin de le traiter comme un vulgaire objet, Titus lui manifestait toujours beaucoup d'égards, et lui permettait d'entrevoir le bonheur.
Il l'autorisait à dormir dans son lit, ne le forçait jamais à faire l'amour et veillait toujours à ne pas le blesser, les nombreuses fois où ils le faisaient. Titus l'embrassait souvent, aimait laisser courir le bord de ses ongles le long de sa peau, caresser le creux de ses reins avant de l'attirer contre lui, glisser ses mains dans ses cheveux aux folles ondulations, effleurer ses lèvres du bout des doigts sans oser y appuyer ses phalanges, comme s'il craignait de le briser en deux.
Titus lui témoignait une tendresse émouvante et Sextus y répondait chaque jour avec plus de passion. Il câlinait ses joues de ses mains frêles. Il l'approchait de lui, embrassait ses lèvres et caressait les courbes de son dos.
Il aimait que Titus grogne de joie, qu'il lui offre un de ces sourires brillants à irradier son cœur. Il aimait cette façon qu'il avait de coincer sa lèvre entre ses dents, et de lui lancer un regard pesant du poids de toute sa sensualité. Il aimait tant cela qu'il imaginait continuer de le voir, une fois affranchi.
Titus Mennenius agissait sur Sextus comme une sorte de drogue. Il avait l'étrange sensation de n'avoir jamais autant apprécié la vie qu'avant d'être son esclave. Le légionnaire lui faisait douter de ses convictions. Il l'invitait à savourer chaque instant libéré de ses devoirs, lui insufflait des sentiments nouveaux, et apportait au sexe cette saveur épicée qui rendait insipides tous ses amants du passé.
Les pensées vagabondaient et affluaient dans son esprit, alors qu'il astiquait vigoureusement le marbre de l'insula. Ses genoux posés à même le sol s'irritaient de leurs frottements perpétuels. Ses articulations le lançaient, après avoir passé ses dernières heures agenouillé. Son dos, dans le même état que ses genoux, limitait l'amplitude de ses mouvements et le faisait grimacer à chaque pas. Ses mains, autrefois plus blanches que l'albâtre, étaient devenues rouges et calleuses. Certains de ses ongles s'étaient brisés lors d'une chute domestique périlleuse. La pulpe de ses doigts, déjà blafarde, devint fripée d'avoir été trop plongée dans l'eau et le savon.
A force de nettoyages intensifs de la domus et de marches chargées de sacs sur plusieurs kilomètres, Sextus s'était, au fil des jours, quelque peu affiné. Faire les courses était une épreuve pour le patricien qui haïssait plus que tout devoir se mêler à la plèbe et aux esclaves. Le marché était sale, malfamé, malodorant. Heureusement, Titus Mennenius ne l'y avait encore jamais abandonné.
Le temps passé au soleil avait bruni la peau de Sextus. La couleur de ses cheveux s'était cuivrée et teintée des reflets d'une crinière de lion. Son épiderme, autrefois adoucit par la grande quantité d'huiles et de soins d'esclaves, était désormais racorni et brûlé par le zénith, sec, et s'échappait parfois du reste de son corps, en grandes trainées poudreuses, soufflées comme des flocons.
Sextus acquérait facilement de nouvelles facultés. Sa vivacité d'esprit avait toujours fait la fierté de ses proches. Pour lui, ses apprentissages étaient d'une évidence triviale. Pour ses parents, l'étoffe du génie se manifestait en lui. Qu'il s'agisse des langues, de la musique, ou de l'arithmétique, aux yeux du jeune patricien, rien n'était insurmontable. A peine eut-il maîtrisé la lyre que sa mère le vit Consul. Elle emporta ses rêves dans la tombe. Le pater familias eût tôt fait de dilapider sa fortune et son esprit dans la débauche. Sextus, encore adolescent, manqua de le suivre jusqu'au fond de la décadence. Flava le sauva in extremis.
Il finit donc par maîtriser les arts culinaires au prix d'efforts acharnés, malgré quelques essais encore infructueux. Ce qu'il préparait n'était pas excellent, mais d'une qualité suffisante pour satisfaire le centurion, qui n'oubliait jamais de le complimenter.
Titus lui avait demandé quelque chose de simple à manger, et comme il possédait une parfaite connaissance des mets idéaux pour accompagner une orgie, Sextus n'avait pas hésité longtemps avant de porter son choix sur un buffet composé de fruits, de gâteaux au miel, de bouchées au fromage de chèvre et de viande bouillie. La quantité de plats à préparer l'enferma dans la cuisine tout l'après-midi.
§
Affirmer que Titus Mennenius ne faisait pas confiance à son esclave aurait été excessif, mais un frisson d'angoisse le parcourut quand il franchit la porte de la domus.
Ses inquiétudes furent balayées par le travail accompli par Sextus. Il se promit intérieurement de le féliciter à la première occasion. L'insula resplendissait de propreté. Les corniches avaient été nettoyées jusque dans les moindres recoins, les sols, si rigoureusement frottés que Titus pouvait s'y voir, les rideaux et tapis secoués et dépoussiérés. Ainsi lustrée, la décoration sophistiquée et minimaliste de Titus Mennenius ressortait dans toute sa splendeur.
Sextus tomba du canapé dans lequel il s'était assoupi en entendant arriver les légionnaires et se redressa vivement. Personne ne sembla le remarquer. L'esclavage apportait à ceux qui en étaient victime ce pouvoir mystérieux de les rendre invisibles. Personne ne prêtait attention à eux tant qu'ils effectuaient correctement leur travail. Donner une plus grande importance que celle d'un vulgaire objet à l'un d'entre eux était, pour le citoyen libre, une marque de bassesse.
Même s'il occupait ce rôle depuis un moment, Sextus participait pour la première fois à un événement social, affublé de ce nouveau statut. Le peu de considération que lui témoignèrent ces soldats, qu'il tenait lui-même en bien piètre estime, le blessa beaucoup. Il lui sembla que la pleine mesure de son rang venait de lui apparaître, que l'idéal qu'il avait connu jusque-là venait de fondre pour faire place à la réalité crue, à l'horreur abrupte qui donne le vertige.
Sextus respira lourdement pour repousser son chagrin et tenta de faire le vide dans son esprit. Une profonde jalousie le saisit à la vue des légionnaires, confortablement installés dans la domus de son maître. L'ancien patricien s'insurgea de ne pas être déjà vautré sur le divan central, comme le roi des festivités qu'il avait été, et de ne plus servir qu'à distribuer la nourriture.
Son amertume s'amplifia encore lorsqu'il vit la « logistique » de Titus entrer dans l'insula. La quinzaine de prostitués entièrement nus attira l'œil des invités présents. D'une démarche lascive, ils avancèrent vers les soldats, qui les dévoraient des yeux dans un silence religieux, le regard brillant de luxure.
Quelque chose d'insaisissable animait leurs corps, une sensualité exhalée par tous les pores de leurs peaux. La moindre parcelle d'énergie affairée à la dépravation peignait sur leurs chairs toutes les nuances de la sexualité.
L'atmosphère se chargea brutalement de la testostérone libérée par les mâles. Les prostitués déambulaient entre les hommes, les effleurant du bout des doigts, un sourire de façade plaqué sur le visage.
Un garçon, tout au plus âgé de quatorze ans et dont le corps gracile dégageait la fragilité d'une sculpture en sucre, se fit attraper par deux légionnaires d'une carrure monstrueuse. Le premier, un brun trapu aux petits yeux de fouine, empoigna sans finesse les fesses pâles du prostitué. L'autre, plus grand et plus vieux, se plaça derrière lui avant d'enserrer sa fine mâchoire pour embrasser d'autorité sa nuque délicate.
Cette scène marqua le coup d'envoi de l'orgie et bientôt, des soldats dénudés se baladèrent dans l'insula, le sexe à l'air et le sourire aux lèvres. L'alcool s'écoulait par litres. Les plateaux étaient vidés avant d'avoir touché les tables. Les légionnaires et prostitués, enlacés les uns aux autres, s'embrassaient à pleine bouche dans des positions improbables, formant une marée humaine de corps enchevêtrés. Sextus, plus frustré que jamais, bavait sur la beauté des invités, la tête remplie de fantasmes orgiaques en tous genres dont il était le héros principal, et de souvenirs de bravoure et de gloire qui dataient d'une autre vie. Le corps plus tendu que la corde d'un arc, il se baladait et servait, les joues roses et les yeux baissés.
Il manqua de s'étouffer de rage lorsqu'il vit Titus, installé entre trois hommes et deux femmes, embrasser fougueusement l'un d'entre eux, avant de passer à une autre, souriant dans les rares moments où ses lèvres n'étaient pas occupées à autre chose. L'une des femmes engloutit son membre, le regard gourmand et la langue pendante. Titus gémit, les yeux révulsés de plaisir. Les autres se pressèrent autour de lui et couvrirent son corps de baisers échaudés.
Ainsi, au milieu des vapeurs opiacées imbibées des odeurs de mets et d'eau-de-vie, entre les invités nus, les gémissements et hurlements des convives extasiés ; Sextus observa son maître accaparer naturellement toute l'attention sur lui, comme un astre plus lumineux que le soleil, sans comprendre si c'était après lui ou après les autres qu'il en avait.
Trahi, blessé, il nageait dans une mer d'incompréhension, incapable de choisir entre toutes les raisons de sa colère. Titus ne l'avait ni remercié, ni félicité pour l'exceptionnelle qualité de ses services. Il ne lui avait accordé aucune importance, préférant s'amuser avec des gens qui, de toute évidence, étaient bien moins intéressants que lui.
Incapable de se défaire de l'impression que Titus lui avait volé sa place, avec sa liberté et sa vie, il ne parvenait pas à admettre les vraies causes de sa rage : le voir embrasser d'autres bouches que la sienne et aimer d'autres corps que le sien.
Son attention se détourna du répugnant spectacle lorsqu'il remarqua, tout au fond de la domus, un légionnaire blond encore tout habillé, les yeux rivés sur le sol, repoussant les avances de tous ceux qui l'abordaient.
— Ne fais pas attention à lui, je pense qu'il refuse de quitter son uniforme par peur de déplaire au centurion Titus Mennenius, lança un homme qui s'approchait de lui.
Sextus considéra l'homme sans comprendre ce qu'il lui voulait. Une toge masquait sa nudité, ce qui en faisait le dernier convive encore vêtu, à l'exception du soldat blond.
— Puis-je vous demander pourquoi il ne participe pas ?
— Personne ne l'a jamais vu dans une autre tenue que son uniforme, murmura l'homme en s'approchant de lui pour tirer doucement sa tunique et déposer des baisers le long de sa gorge. Sextus grimaça de dégoût. Mais parlons d'autre chose, tu veux ? lui susurra-t-il alors que ses lèvres frôlaient son oreille. A qui appartiens-tu ?
— A Titus Mennenius, répondit l'intéressé, non sans une certaine satisfaction. Je ne sais pas si son sens du partage s'étend jusqu'à moi.
Le légionnaire avait pâli rien qu'à l'entente du nom de son supérieur. Il s'éloigna en titubant, bredouilla des excuses incompréhensibles avant de jeter des coups d'œil terrorisés au centurion très occupé, qui n'avait rien remarqué. Trop inquiet pour réaliser qu'il ne risquait que peu de choses, il s'éloigna précipitamment, sous les yeux amusés de Sextus. Appartenir à Titus Mennenius lui donnait donc deux pouvoirs. Le premier le rendait invisible et le deuxième, intouchable.
Toujours curieux du légionnaire seul et habillé, qu'il imaginait volontiers compagnon d'infortune, il s'avança vers lui discrètement et à petits pas. Plus il approchait, plus son visage lui rappelait quelqu'un qu'il connaissait. Son cœur se mit à battre plus fort, alors qu'il contemplait ses cheveux courts, sa stature bien moins imposante que celle de ses collègues, sa peau tannée par le soleil, dorée et brûlée. Et lorsque ses deux grandes pupilles d'un bleu d'opale se posèrent sur lui, avec l'agacement qu'il avait toujours adoré lui susciter, il la reconnut immédiatement.
Bouleversé, terrorisé, éberlué par cette présence qu'il n'attendait plus, par ce regard qu'il ne s'imaginait croiser que dans ses rêves les plus heureux, il murmura :
— Flava ?
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