Acte II - Final: Il nous a tous sauvés


— Et voilà, Sextus. On est arrivé.

Devant eux, un domaine plongé dans l'obscurité s'étendait à perte de vue. Un chemin serpentait à travers la gigantesque allée. La villa flottait au-dessus de l'herbe noire. Sa silhouette, tout en imposantes colonnes de marbre, se dressait au-dessus du quartier qu'elle surplombait.

Le cœur perdu de Sextus se réchauffa à la vue de la domus. Un délicieux oubli de soi s'empara de lui par vagues de bien-être, comme l'enfant s'abandonne au retour de sa mère. Il soupira de soulagement. La main tendue de Flava le sortait d'un gouffre dont il appréciait chaque jour un peu plus les ténèbres, et dans lequel il désirait parfois tomber encore, parce que la chute, bien que funeste, lui rappelait à quel point il aimait être vivant.

— Tu te doutes que mes parents ne savent pas que je suis légionnaire.

— Qu'est-ce que tu leur fais croire ?

— Va savoir. Je suis tellement évasive... Tant qu'ils ne posent pas de questions, je n'ai pas de mensonge à trouver.

— Toujours aussi laxistes, hein...

— Je ne les gêne pas, donc ils s'en fichent. Mon pater n'a que faire de sa fille tant qu'elle se tient tranquille.

— Ils ne cherchent pas à te marier ?

— Bien-sûr que si, pouffa-t-elle. Qu'est-ce que tu crois ? Ils sont d'ailleurs un peu désemparés par ta disparition.

— Pourquoi ?

— Devine, Sextus... On est amis depuis l'enfance. Tu es un homme, je suis une femme. Tu es... Tu étais riche.

— Ils comptaient sur moi pour t'épouser ?

— Tu n'as rien perdu de ta perspicacité légendaire... Je crois que ton pater et le mien s'étaient arrangés pour convenir d'un mariage entre nous, quitte à ce qu'il soit tardif. Ma famille en avait après l'argent de la tienne. Heureusement pour moi, ils ne savent pas ce qui est arrivé à ton patrimoine, mais les rumeurs se multiplient, et je sens qu'ils voudront très bientôt me marier à un autre.

— Oh... Tu sais, ça ne m'aurait pas déplu d'être ta femme, Gaïus.

Un semblant de sérieux précéda leur hilarité. Le fou-rire leur monta aux yeux, avec leur amitié du passé bien vite revenue.

— Bref, reprit Flava, la voix haussée par la joie, je pense qu'ils t'accueilleront comme leur propre fils. Tu n'as qu'à dire n'importe quoi... Que tu as fini tes études de philosophie et que ta maison est insalubre, par exemple.

Traversé d'un éclair de lucidité, Sextus amena sa main à son cou. Le collier de cuivre, sommairement poncé et raboteux, qui avait, les premiers jours, truffé sa peau d'eczéma, faisait désormais partie de lui. Il était devenu un muscle supplémentaire, un appendice duquel on s'accommode. Sa peau ne le grattait plus et sa nuque ne le faisait plus souffrir. L'idée de le garder ne le dérangeait pas, mais il restait le signe clinquant de son esclavage et de sa soumission..

— Flava, je ne peux pas rentrer comme ça, murmura-t-il en s'arrêtant sur le chemin, soudain désemparé.

Elle s'immobilisa à son tour et le contempla quelques instants, avant de sourire.

— Viens avec moi, dit-elle, la main tendue vers lui. On va arranger ça.

Elle quitta le sentier pour se ruer dans l'herbe, heureuse, soudain, de l'avoir retrouvé. Il verrait ses parents. Les choses rentreraient dans l'ordre. C'était inespéré. Si elle se mariait à Sextus, il la laisserait vivre tranquille sa vie dans centurion. En échange, elle lui donnerait deux ou trois enfants. C'était équitable. Elle ne trouverait pas mieux que lui, et la chose lui convenait.

Bientôt, la structure d'une dépendance se dressa entre les sapins séculaires. La bâtisse se hissait sur deux étages. Bien plus épurée que la maison principale, elle avait été épargnée des statues en tous genres et autres fioritures, qui paraissaient désormais superflues aux yeux de Sextus. Deux grandes colonnes striées germaient du perron en marbre et terminaient leur course écrasées contre le toit. Des vases d'une taille humaine achevaient glorieusement la façade de la maison.

— Je voulais que mes parents te voient, mais de toute façon, ils doivent dormir. Tu leur as beaucoup manqué. Tu les rencontreras demain quand tu seras présentable. Allons nous coucher.

— Tu ne dors plus dans la domus ?

— Non. Mon frère a déménagé après son mariage, et j'ai hérité de cette maison. Je suis contente. Je suis libre ici, et c'est plus simple pour la centurie.

L'intérieur plongé dans les ténèbres était effrayant. Sextus, qui n'osait pas rentrer, admira Flava s'aventurer à l'aveuglette à la recherche de lumière. Une lueur orange enveloppa les murs peu à peu, mangea l'obscurité, et déploya une chaleur rassurante du plafond jusqu'au sol.

De hauts rideaux de velours tapissaient les fenêtres. Au milieu de l'atrium, des marches couvertes de coussins desservaient un bassin d'eau de pluie. De larges fauteuils longeaient les murs. L'endroit rappelait la gloire et le luxe que Sextus avait toujours connu, et en quelques jours, il se figurait tout à fait réadapté à cet environnement.

Flava le rejoignit, un crochet dans les mains. Son expression ne dit rien qui vaille à Sextus. Il connaissait ses grands airs orgueilleux et assurés lorsqu'elle n'avait aucune idée de ce qu'elle faisait. Il se laissa pourtant faire, au risque de mourir étranglé, soucieux de ne pas pousser à bout son hospitalité. Le crochet gémit en coulissant dans la serrure et Sextus retint sa respiration, prêt à quitter la vie.

— Tu sais ce que tu fais ? souffla-t-il au bout de quelques instants.

— Oui... Un collègue m'a montré une fois, bredouilla-t-elle.

Lorsqu'il n'eut plus peur de trépasser dans la seconde, à force de la voir faire tourner le morceau de métal inutilement dans l'ouverture, il se rasséréna et patienta. L'obstination acharnée de Flava eut néanmoins raison du collier, dont le mécanisme finit par s'enclencher et libérer sa nuque. L'énorme ornement, épais et haut d'une dizaine de centimètres, s'écrasa bruyamment au sol.

D'abord, les muscles du cou de Sextus, habitués à être supportés par le collier cervical, firent basculer sa tête dans le vide. Le manque de sollicitation les avait ramollis. Sextus dut fournir un effort pour parvenir à se redresser. Ainsi, à la manière d'une plante à peine éclose, dont la fleur bourgeonnante a été tassée par le poids de la terre, sa tête émergea dans un crissement laconique. Tout son corps grinça, mécontent du collier ôté. La douleur la plus intolérable resta celle de son cœur contracté dans sa poitrine. Il lui semblait qu'on lui avait arraché une chose qui s'était greffée à lui, dont il n'avait jamais réalisé qu'il avait appris à l'aimer.

Un frisson parcourut Sextus lorsque la main qu'il avait portée à son cou rencontra une peau fripée, abîmée et vieillie par l'absence de soleil, froide comme un cadavre. Comme on est d'abord surpris du poids d'un sac tombé des épaules, puis heureux de sa légèreté, le contact de sa nuque l'électrisa soudain : il était libéré. Il prit une grande inspiration, les bras écartés, pour remplir d'un air neuf ce corps délivré de ses entraves.

— Bon, jetons cette horreur, lança Flava en saisissant le bijou qui gisait entre les pieds de son ami.

— Non ! cria Sextus.

— Pardon ?

— Je préfère le garder, dit-t-il, incertain.

Elle le regarda sans répondre, sonda ses yeux bleus, à la recherche d'une quelconque explication à ce comportement qu'elle ne reconnaissait pas. La joie des retrouvailles se ternit. L'idée de mariage perdit de son sens, de sa consistance. Peut-être était-il trop ébranlé pour cela. Peut-être sous-estimait-elle ce qu'il avait subi. Elle lui trouvait quelque chose de changé, de profondément différent, et maintenant qu'il était chez elle, Flava n'était plus tout à fait sûre de le reconnaître. Sextus soutint son regard, moins par défi que par peur du diagnostic qu'elle y lirait, mais elle abandonna la bataille. Par peur. Par respect, peut-être. Aucun des deux ne le sut.

Elle frappa dans ses mains pour faire venir ses esclaves, et avant même qu'il ne s'en rende compte, Sextus s'était précipité à ses pieds pour l'aider, presque heureux de faire son travail et de se sentir utile auprès de sa maîtresse. Il s'immobilisa, soudain conscient de son geste, et ils se considérèrent tous deux, gênés et silencieux. Il la terrifia. Elle avait vu dans ses yeux la distance de son regard. Il avait besoin d'elle, besoin qu'elle le récupère, qu'elle lui réapprenne la vie qu'il avait toujours connu. Cette période d'esclavage n'avait pas été longue, mais Sextus était dévasté, brisé et détruit, et elle n'avait aucune idée de comment le sauver.

Sextus le comprit. Lorsqu'il vit le doute dans ses yeux et la peur apparaître, il sentit à son tour l'effroyable distance qui les séparait, et tout lui sembla clair. Flava et lui venaient d'un monde dont il avait été expulsé. Ce n'était pas elle qui pouvait l'y ramener. Elle ne savait que lui montrer ce qu'il avait perdu. Sextus était le vagabond qui courait après son passé. Flava était le phare qu'il ne pouvait pas atteindre. Titus était la terre sur laquelle il marchait, et qui s'était évaporée. Sextus avait compris qu'il tournait dans le vide, et bientôt envahi d'un désespoir sauvage, il voulut hurler et se mettre pleurer. Il n'y avait pas fuite possible, pas d'affranchissement. C'était Titus ou rien.

— Ne t'en fais pas. Tu fais ça depuis des mois, c'est normal qu'il te faille un temps... d'adaptation.

— Gaïa — Elle releva la tête, ébranlée. Sextus l'appelait rarement par son prénom, seulement lorsque le sérieux de la situation l'exigeait. — Je me sens très mal. Je ne sais pas pourquoi... J'ai peur.

Il serrait le collier entre ses mains. Flava ne lui avait jamais connu d'expression si enfantine. Sextus avait passé sa vie à se donner un air mâture, toujours sûr de lui, toujours prêt à agir, comme tous les autres petits patriciens de la ville. Il semblait, ce soir-là, avoir égaré son paraître dans une franchise dépouillée, et d'une certaine façon, elle reconnut l'effarement perdu qui brillait dans ses yeux.

— C'est aussi l'effet Titus Mennenius, répondit-elle avec douceur.

— L'effet Titus Mennenius ?

— Il a quelque chose qui le rend indispensable.

— Tu es amoureuse de lui ?

— Tu es jaloux ?

— Non...

— Tant mieux. Non, ce n'est pas vraiment comme de l'amour. Mais il sait rendre les gens dépendants. Et tu n'es pas le premier à avoir ce regard quand tu parles de lui. Tous les légionnaires sont fous de lui.

— Ah...

Une pointe de jalousie lui perçait bel et bien le cœur. L'idée de ne pas être le premier dont le cœur chavirait à la vue de Titus le rendait morose. Les souvenirs de son maître savamment occupé avec ses soldats et autres prostitués défilèrent devant ses yeux. Les larmes le menacèrent encore. Il secoua la tête, comme pour tout nier en bloc, avant de reprendre :

— Et toi d'ailleurs, comment en es-tu arrivée là ?

Le sourire de Flava s'élargit encore.

— C'est une longue histoire. Allons dans la chambre.

Il s'agissait d'une pièce spacieuse, chaleureuse. Un grand lit confortable était disposé contre le mur, face à une commode. Epuisés, il s'affalèrent

sur le matelas et contemplèrent le plafond un moment sans rien dire tandis qu'ils savouraient la présence de l'autre, heureux d'être à nouveau ensemble, malgré le monde qui grandissait entre eux, malgré la peur de ne pas savoir se retrouver, et la conscience de ne pas pouvoir replonger dans le passé.

— Alors ? réclama Sextus.

— Tu te souviens de cette fois, où tu m'avais dit : « Si l'armée est si formidable, tu n'as qu'à y aller toi-même ! »

Sextus sourit, diverti par l'imitation de son amie. Flava avait toujours été très douée pour le singer. Amusée par ses propres bêtises, elle continua sa phrase :

— Eh bien, figure-toi que ça m'a fait réfléchir. Et je me suis inscrite. Ce jour-là, Gaïa Numeria Flava est devenue Gaïus Numerius Flavus. Et quoique tu en dises, ils n'y ont vu que du feu.

— Comment est-ce possible ?

— Les hommes sont bêtes. Ils n'imaginaient pas une femme capable d'une telle audace. Et je n'ai pas un physique très féminin... Bien-sûr, j'ai dû me couper les cheveux et cacher mes formes, mais ça n'a pas été très compliqué, et personne n'a rien vu.

— Et si on t'avait forcé à te déshabiller ?

— Qu'est-ce que j'avais à perdre ? Ils m'auraient chassée, puis tout le monde aurait oublié. Ensuite, j'ai été acceptée et j'ai commencé à travailler. C'étaient les premiers mois les plus durs. En plus, tu étudiais loin d'ici, à ce moment-là. Tu me manquais. On a dû rapidement partir en guerre, alors j'ai fait croire à mes parents que j'étais avec toi.

— Quoi ?! Mais tu aurais pu me prévenir !

— Oui, je sais...

— Tu imagines s'ils m'avaient demandé où tu étais ?

— Ils n'auraient jamais fait ça... Ils ne se soucient pas assez de moi. Je crois qu'avec cette promesse de mariage, ils font croire à tous leurs amis que nous sommes déjà des époux.

— Quand même, Flava, tu exagères.

— Mes parents étaient le cadet de mes soucis, en campagne... Tout était compliqué à gérer. Le plus pénible, c'étaient les camps et le manque d'intimité. L'intimité, ce n'est pas quelque chose que les soldats connaissent. On mange ensemble, on dort ensemble, on se lave ensemble. Je devais cacher ma poitrine avec des bandes en permanence. Et il fallait trouver des excuses pour me laver à l'écart des autres. C'était infernal. Beaucoup de soldats me faisaient de lourdes avances. Certains ont tenté d'abuser de moi. Heureusement que Titus était là. Il m'a sauvé de mauvais pas plus d'une fois. Il n'hésitait pas à frapper ceux qui débordaient. C'était lui qui faisait la loi, même avant d'être chef de cohorte. Il est différent, tu sais... Ses idées, elles sont souvent un peu bizarres, mais visionnaires, je crois.

Le visage de Sextus s'illumina à la mention de Titus. Il était heureux d'entendre parler de lui. Force était de constater qu'il s'était habitué à sa présence. Ne pas l'avoir dans les parages était perturbant, presque désagréable.

— On s'est vite bien entendu, continua-t-elle. Je ne sais pas pourquoi il m'a prise sous son aile mais ça me faisait du bien de ne pas me sentir seule. Faire en sorte d'être toujours parfaite et irréprochable était épuisant. Mais il m'a soutenue... Lorsque nous sommes partis en campagne, c'était pour assiéger une petite ville du sud. Deux semaines de marche contre quelques jours de siège... Les journées quarante ont beau être pénibles, elles ne sont rien comparé à ce qui nous attend sur le terrain. Porter quarante kilos sur son dos lorsqu'on est une femme de soixante est loin d'être simple. J'ai manqué de m'effondrer plusieurs fois sous la chaleur et le soleil, mais Titus... — Le trouble la fit taire et reprendre son souffle. — Titus nous soutenait tous. Il a été notre centurion bien avant d'en porter le titre.

L'émotion de Flava contaminait Sextus, qui l'observait, les larmes aux yeux, le cœur serré à l'idée de ce maître qu'il avait quitté le soir-même. Convaincu que Titus n'avait pas remarqué son absence, il réussissait tant bien que mal à refouler la détresse qui le gagnait peu à peu. Blessé jusqu'à l'os, il réalisa au fur et à mesure des paroles de Flava qu'il s'était fourvoyé en attribuant sa tendresse à des sentiments d'amour. Titus n'était que pitié et compassion. Il ne l'aimait pas.

— Tu ne sais pas à quoi ressemblent les sièges, Sextus, avait repris Flava d'une voix plus sèche. Les légionnaires... ils sont monstrueux. Il faut dire que leur vie est loin d'être facile. La légion, c'est beaucoup de souffrance et de frustration. On est mal payés, on est souvent loin de notre famille, on se fait frapper pour rien par certains supérieurs, on a les mollets qui brûlent au bout de vingt kilomètres. L'armée est loin d'être tendre. Certains ne sont pas sensibles aux combats. Ils n'aiment pas se battre et ne frissonnent pas à l'idée de mourir pour Rome. Pour eux, tout cela n'est qu'une longue corvée passablement mortelle. Alors, pour se donner du cœur à l'ouvrage, beaucoup de soldats deviennent tout bonnement infâmes. Ils pillent, tuent, violent des innocents. Beaucoup s'en prennent aux enfants et aux vieillards. Juste pour assouvir leurs pulsions dégueulasses. Je... Je ne sais pas s'ils sont fous, s'ils parviennent à le cacher, la plupart du temps, ou si le soleil frappe trop fort sur leurs crânes pour les mettre dans des états pareils. Quoiqu'il en soit, notre ancien centurion ne disait rien. Pire... Il prenait part au massacre.

Elle s'arrêta, le regard perdu et embué de larmes, avant de reprendre d'une voix faible :

— Au dernier jour du siège, j'ai vu... J'ai vu un homme qui... — Les ongles de ses poings serrés pénétrèrent sa chair — il forçait une petite fille à le... et il... il l'avait étranglée à mort à force d'appuyer sa tête contre son... Je ne sais même pas s'il s'était rendu compte que la petite ne respirait plus. Ils étaient tous tellement malades. Le visage de l'enfant était figé dans la terreur, bleui par la strangulation, boursoufflé à cause des coups qu'il lui avait donnés. Ses yeux étaient révulsés, voilés par la mort et ce porc... qui grognait fièrement, se vidait dans... c'était...

— Eh... C'est fini, Flava, murmura Sextus, livide. Regarde. Je suis là. Tout va bien, maintenant... Tu n'es pas obligée de continuer.

— Non, ça va... ça va... dit-elle en le repoussant, les paupières closes.

Ses yeux étaient toujours humides lorsqu'elle les releva, mais ils flamboyaient de la rage d'une victoire douloureuse, alors qu'un rictus abominable se figeait ses lèvres.

— Ce type-là, reprit-elle, il n'était même pas méchant, à la base. On riait bien ensemble. Je dirais presque que nous étions amis, mais quand je l'ai vu, je... Tu as déjà ressenti une haine viscérale ? Une rage qui fait si mal qu'elle te force à tout détruire autour de toi ? Comme une sorte de pulsion meurtrière qui te donne envie de t'arracher la peau ? Non ? Tu n'as aucune raison d'avoir déjà ressenti ça, en même temps et franchement... Franchement je ne te le souhaite pas... Ce type-là, je l'ai tué, Sextus.

Son regard brûlant exprimait encore son plaisir sauvage à ce souvenir. Sextus, paralysé, n'osait plus respirer. Il regardait son ancienne amie, devenue effroyable, aussi brisée par la guerre que son père.

— Je me suis jetée sur lui..., murmura-t-elle d'une voix blanche. Si tu avais vu ses yeux à ce moment-là, c'était... — elle souriait — c'était presque beau... J'ai cédé à la folie, moi aussi, ce jour-là. D'ailleurs, je ne sais pas si j'en suis vraiment revenue. Je suis devenue un animal. J'étais armée, tu sais. J'aurais juste pu le tuer et abréger ses souffrances mais... le saigner, ce n'était pas suffisant. Je me suis ruée sur lui, dans les gravats des maisons en ruine qui m'écorchaient les genoux, sur les vêtements déchirés de la petite morte, au milieu des bâtiments à feu et à sang, et je l'ai frappé. Je l'ai frappé encore et encore, jusqu'à ce que des ecchymoses recouvrent complètement son visage, jusqu'à ce que sa peau devienne entièrement noire. J'ai labouré sa chair avec mes ongles, je lui ai crevé les yeux et arraché les dents, même après sa mort, jusqu'à ce qu'il ne reste qu'un tas de bouillie répugnante, malodorante. Et je crois que j'ai ri. J'ai ri parce qu'il avait enfin le visage qu'il méritait. J'ai ri jusqu'à sentir une main sur mon épaule. C'était la main de Titus. « J'ai tout vu, m'avait-il dit. C'est grave, ce que tu viens de faire. On ne tue pas ses frères d'arme impunément. » Je me souviens encore de son regard, ses yeux posés un moment sur ce qui restait de son cadavre, puis sur l'enfant, et l'expression qu'ils avaient en revenant sur moi. Ils disaient quelque chose que je n'y ai plus jamais lu par la suite. « J'aurais fait pareil, Gaïus Numerius, ajouta-il avant de me tendre la main. Je te promets qu'on arrêtera ces massacres. » Je ne sais pas si c'est la façon dont il avait dit mon nom, mais il m'avait rendue humaine. D'un seul coup, il avait détruit toute la haine en moi, tu comprends ? Et quand il est devenu centurion, il a trouvé des solutions. Ce genre de choses, ça continue chez les autres, certes, mais ça n'est plus jamais arrivé dans sa centurie. Il a sauvé mon esprit du massacre...

Il nous a tous sauvés.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top