Chapitre 8
Après qu'Alexander eut quitté son appartement, il s'était senti un peu idiot d'avoir fui. Une personne normale aurait essayé d'apaiser les tensions au lieu de se défiler. Le jeune homme était fatigué de se trouver aussi lâche et eut une idée ; probablement très mauvaise. Il se décida tout de même à la suivre. Aidé d'un taxi, il atteignit la gare en quelques minutes. À peine eut-il atteint l'entrée, que son rythme cardiaque se déchaîna. Il prit de grandes inspirations dans l'espoir de se calmer. Abandonner maintenant lui apparaîtrait comme un cuisant échec ; et il n'avait absolument aucune envie d'être, une fois encore, la victime de son traumatisme. Rassemblant tout son courage, l'informaticien pénétra dans le bruyant édifice. Il marcha, tête baissée, jusqu'à la zone centrale, celle du drame. Des enfants passèrent en riant devant lui, tandis que leurs parents leur hurlaient quelque chose d'incompréhensible. Quelqu'un le bouscula, lui criant de ne pas rester planté là, mais Alex fut incapable de bouger. Un bruit sourd lui vrillait les tympans. Était-ce la réalité ? Il chercha du regard un objet ou une personne qui pourrait l'aider; mais il ne tomba que sur le distributeur devant lequel ses parents avaient péri. Du sang, partout. Le sol de la gare semblait poisseux et l'odeur de la mort lui donna des hauts le cœur. Ces voix ... Étaient-ce celles des assaillants ? Alex tenta de se boucher les oreilles, en vain. Les doigts griffus de ses souvenirs se plantaient cruellement dans son cœur. Il commença à s'étouffer. Allait-il mourir ici, sa peau brûlée par le froid mordant de la terreur ? Il eut l'impression de voir la silhouette des corps inanimés de ses parents puis plus rien. La panique l'avait gagné et il s'évanouit, sa tête heurtant violemment le sol.
Alexander reprit conscience dans un lit d'hôpital. Sa tête le faisait atrocement souffrir, lui indiquant qu'il n'était qu'une petite chose fragile, incapable de gérer une crise par lui-même. Il ne se souvenait absolument pas de l'arrivée des pompiers ni de son admission. Par contre, il se remémorerait longtemps la gifle de sa sœur.
—Je peux savoir ce qu'il t'a pris Alex ? Tu veux que je meure d'une crise cardiaque ? C'est ça que tu veux ?
—Doucement Éléa, je ne suis pas sourd tu sais. Je suis désolé, j'ai naïvement pensé que ça se passerait bien. J'avais envie de redevenir autonome. Pardon de t'avoir effrayée, alors que tu viens à peine d'arriver.
—Réfléchis la prochaine fois, espèce de sale gosse.
L'informaticien esquissa un sourire.
—Promis grande sœur.
Il remarqua alors la présence de Stefaniel, figé dans un coin de la pièce, les bras croisés. Ses yeux, couleur orage, firent comprendre au jeune homme que le céleste était vraiment très énervé.
—Stef'?
L'ange ne daigna pas lui répondre. Il s'installa toutefois à ses côtés, au bord du lit.
—Stef'? Je suis désolé d'être allé là-bas tout seul. C'était une idée stupide, je m'en rends bien compte.
Le séraphin, toujours silencieux, lui prit la main.
—Tu boudes ?
—Les anges ne boudent pas, Alexander. Je vais me renseigner auprès du personnel sur ton heure de sortie.
L'informaticien soupira.
—Je sens que je vais dormir tout seul ce soir.
Éléa écarquilla les yeux de surprise.
—Attends ... Quoi ?
Alex baissa les yeux, tel un enfant ayant fait une bêtise. Il n'avait pas encore réfléchi à la façon d'annoncer à sa sœur qu'il vivait dans le péché le plus total, ou du moins du point de vue de l'éducation qu'il leur avait été donnée.
—Il se pourrait que j'ai omis de te dire une ou deux choses sur ma relation avec Stefaniel.
Il passa une main dans ses cheveux, comme à chaque fois qu'il se sentait embarrassé.
—Je ... On est ensemble.
Éléa sourit devant l'embarras de son cadet.
—Toi, mon petit frère timide, asocial et parfois légèrement coincé, sors avec un mec et qui plus est un ange ? Franchement Alex, t'as fait fort. Très fort !
—Tu t'en moques ?
—Comme depuis toujours, je veux juste que tu sois heureux. À la vue de ta gêne apparente, tu as l'air très amoureux. Je suis si fière que tu aies décidé de ne pas rester prisonnier des principes absurdes de nos parents.
—Merci grande sœur. Merci pour tout.
La semaine qui suivi fut très animée. Éléa, folle de joie de retrouver son frère, l'avait traîné dans trois longues sessions de shopping, deux séances de cinéma, trois restaurants et six expositions. Stefaniel, lui, avait passé ses journées sur la terrasse, plongé dans un énième livre. Il n'adressa la parole qu'à la jeune femme, ignorant son humain. Toutefois, il le rejoignait toujours la nuit venue, afin de s'assurer que d'horribles cauchemars ne l'assaillent pas. Lassé par cette situation, le jeune homme décida de se confronter à son ange, à peine Éléa eut-elle quitté l'appartement.
—Stef', tu m'en veux au point de ne plus m'adresser la parole ? Comme je te l'ai dit, je suis désolé d'être allé là-bas tout seul. Pardonne-moi.
—Je ne t'en veux pas, Alexander. Ma profonde inquiétude après le coup de téléphone de l'hôpital m'a contrarié. Je me suis également senti coupable de t'avoir laissé partir tout seul. Ne plus t'approcher est ma punition pour avoir failli à mon devoir.
Alexander leva les yeux au ciel.
—Tu n'y peux rien si j'ai eu une idée débile. Et ça me touche que tu te sois inquiété pour moi. Tu n'as pas à te punir, d'autant plus que je subis moi aussi. Tu m'as manqué cette semaine Stef'. Allez, viens là.
L'ange céda et accepta avec joie l'étreinte offerte par son protégé.
Après plus d'une heure de tendresse et d'oisiveté, l'informaticien s'obligea à abandonner les bras du céleste. Bien qu'il eût volontiers passé l'après-midi ainsi, il se devait d'être raisonnable et s'installa à son poste de travail. À peine les moniteurs furent-ils allumés, que la motivation d'avancer sur son projet lui revint. Ses doigts dansèrent sur le clavier, donnant naissance à des dizaines de lignes de code. Sur un second écran, une fiche d'objectifs détaillés. La passion pour son métier lui était enfin revenue, le récompensant de nouvelles idées.
Focalisé sur son travail, Alex ne sentit pas le regard perçant du séraphin posé sur lui. Ce dernier, l'esprit quelque peu troublé, s'interrogeait sur ses sentiments. En théorie, les anges pouvaient ressentir de l'attachement, de la tristesse et l'amour au sens général du terme. Au cours des millénaires, il savait que quelques-uns de ses frères et sœurs étaient tombés amoureux d'un humain. Il s'était moqué d'eux, imaginant qu'il s'agissait d'absurdités et que son père n'avait pu tolérer un tel écart. Et voilà que maintenant, son cœur meurtri appréciait la douce chaleur de l'âme d'Alexander. À l'instant précis où son protégé avait touché ses ailes, il avait compris que ce dernier était son étoile, son âme sœur. Stefaniel se demandait s'il s'agissait d'une punition de son père ou d'une bénédiction divine. Était-ce acceptable pour un guerrier d'acquérir une telle faiblesse ? Méritait-il cette rédemption, lui qui avait accumulé tant de culpabilité au cours des millénaires ? Bien qu'il sache qu'éternité et mortalité faisaient rarement bon ménage, l'ange souhaitait explorer cette possibilité offerte, ce sentiment d'amour si particulier qu'il n'avait encore jamais expérimenté. Il n'avait aucune idée de ce qu'il adviendrait lorsqu'il devrait rejoindre le Paradis d'ici quelques mois. Il ne pouvait non plus imaginer sa réaction lorsque le temps rattraperait Alexander. Malgré tout, il ne pouvait s'empêcher de l'aimer et de le désirer.
—Tout va bien ?
L'humain avait fini par se sentir observé et avait croisé le regard perdu du séraphin.
—Je réfléchissais.
Plus que jamais Stefaniel souhaitait profiter du temps qu'il leur restait, de ces mois trop courts qui coulaient entre leurs baisers.
Stefaniel tentait de ne pas broyer la main de son protégé, tandis que ce dernier le traînait au milieu de cette foule bruyante. Comment Alexander pouvait-il être si heureux dans un endroit pareil ? L'air était saturé de sucre, de gras et de transpiration, irritant son odorat bien trop sensible. Son ouïe, agressée par une insupportable cacophonie, envoyait des signaux de détresse à son cerveau ; tandis que ses iris, éblouis par tant de lumières multicolores, imploraient la fin de cette torture. Ils n'étaient pourtant là que depuis dix minutes mais l'ange avait l'impression qu'une éternité entière s'était écoulée. Ce dernier n'avait pas fui à cause du sourire éblouissant de son protégé. Bien qu'il ne comprenne pas la raison de son enthousiasme, il ne se sentait pas capable de le priver d'une telle activité. Son tourment fut soudainement interrompu par un nuage rose envahissant son champ de vision.
—Goûte cette barbe à papa, c'est la meilleure du pays !
Bien que peu inspiré par cette chose duveteuse et collante, le séraphin en arracha un morceau et le porta à sa bouche.
—C'est étonnamment bon, bien qu'extrêmement sucré.
L'informaticien sourit et poursuivit la dégustation de la confiserie.
L'ange se fit bousculer par deux enfants et une femme trop pressée renversa une partie de son soda sur sa chemise. Stefaniel serra les dents, tentant de se calmer. Tuer quelqu'un risquerait de gâcher la journée. Il était désormais persuadé qu'une partie de l'Enfer était un gigantesque parc d'attraction rempli d'enfants surexcités.
Alex s'était aperçu de l'état d'irritation de son protecteur et décida de l'attirer un peu à l'écart de la foule, dans un petit jardin décoratif assez peu fréquenté à cette heure-ci. Le céleste s'assit très peu élégamment sur le banc en bois clair et poussa un profond soupir.
—Tu veux partir Stef'?
—Non Alexander. Tu as l'air tellement heureux ici, je ne veux pas que tu aies à abréger cette journée.
Le jeune homme s'accroupit en face de lui.
—J'ai toujours adoré les parcs d'attractions, mais mes parents refusaient de m'y emmener. Ma sœur se débrouillait pour nous organiser une sortie secrète une fois tous les trois ou quatre ans. J'ai pensé que malgré ton âge, tu n'avais jamais eu l'occasion d'y aller. Je me suis dit que ça serait une bonne idée de te montrer et de partager ça avec toi. Visiblement, je me suis bien trompé.
Stefaniel grimaça et releva la tête en entendant la déception dans la voix de son protégé.
—Tout est juste beaucoup trop agressif pour mes sens ici. Je n'arrive pas à me concentrer correctement et j'ai l'impression d'être en état d'alerte constant. C'est désagréable.
Le céleste déposa un chaste baiser sur le front de l'humain.
—Je suis désolé Alexander.
—Ne t'en fais pas. Je voudrais juste monter sur la grande roue avec toi avant de partir. Tu veux bien ? Il n'y aura que nous dans la nacelle, ce sera bien plus calme.
—C'est d'accord.
—Merci.
Lorsque la nacelle s'arrêta tout en haut, le séraphin sourit pour la première fois de la journée. Lui qui avait parcouru les cieux des milliers de fois, il adorait prendre de la hauteur pour observer les paysages que la Terre avait à offrir. Il jeta un œil sur son humain, qui semblait totalement envoûté par la vue qui s'offrait à lui.
—Stef', arrête de me fixer.
—Jamais.
Les deux hommes se sourirent. Ils descendirent de l'attraction main dans la main et Alexander décida d'acheter deux ballons bleus en souvenir de ce moment. Il les accrocherait probablement dans un coin de son salon, près de sa bibliothèque.
En ce jour chaud de cette fin du mois de mai, Alexander s'offrait une sieste bien méritée sur le canapé. Un courant d'air apaisant filtrait de la terrasse ouverte, tandis que le tic-tac de l'horloge résonnait doucement. L'image de sa mère envahit lentement son rêve. Cette dernière, souriante, cuisinait un copieux repas ; probablement un ragoût ou un rôti. Elle fredonnait une mélodie d'antan, inspirée par la vieille radio héritée de son père. À chacun de ses mouvements, sa robe, cousue par ses soins, bougeait avec élégance. Son parfum, mélange d'hibiscus et de rose, embaumait délicatement la pièce.
Alex se souvenait parfaitement de ces moments de calme, ceux où son père ne hurlait pas et où les portes ne claquaient pas. Sa mère se tourna alors vers lui, les yeux rougis par les larmes, un large couteau à la main. Elle murmura un «aide-moi» suppliant encore et encore. Le jeune homme recula d'un pas, apeuré par cette litanie désespérée. Elle se jeta sur lui en hurlant et il se réveilla, paniqué.
Alexander se releva péniblement et se passa de l'eau glacée sur son visage couvert de sueur. Visiblement, la culpabilité le rongeait encore et toujours. L'informaticien soupira et se massa les tempes. Bien que son deuil poursuive péniblement son cours, le traumatisme lié au drame, lui, était encore bien présent. Combien de temps lui faudrait-il pour guérir complètement ? Quand son esprit deviendrait-il assez fort pour retourner à la gare ? Quand ses songes cesseraient-ils d'être cauchemardesques ? La plainte de l'horloge commençait à l'obséder, lui rappelant sans cesse que Stefaniel devrait rentrer chez lui. Il retira les piles de l'objet maudit et les balança dans un tiroir. Qu'allait devenir son cœur au départ de son ange gardien ? Son âme, déjà meurtrie, se fanerait-elle ? Alexander se laissa tomber sur sa chaise de bureau. Contrairement à beaucoup de personnes, il n'avait jamais vraiment cherché l'amour. Son histoire avec Lysa avait commencé par hasard et il n'avait jamais compris ce qu'il éprouvait pour elle. Aujourd'hui, il était clairement amoureux mais il hésitait entre la joie et la crainte. Stefaniel illuminait ses journées de par sa présence et sa douceur. Sa voix grave et envoûtante le berçait, ses iris azur étaient devenus sa drogue. Chaque jour, l'informaticien se noyait dans un océan d'un bleu surnaturel, dans une eau couleur de rêve. Toutefois, son cerveau refusait de se débattre, apaisé par la tendre chaleur de ces abysses réconfortants. Il n'avait pas peur de se perdre, enivré par le bonheur et le bien-être. En revanche, il craignait la promesse de la perte puis de l'absence. Imaginer son lit vide l'inquiétait. Concevoir des journées sans les baisers du céleste le déprimait. Penser à des nuits dépourvues de caresses et de tendresse l'attristait. Se représenter le vide que laisserait le séraphin le tuait.
Alex essuya rageusement une larme fugitive. Pourquoi le destin lui apportait-il l'amour si c'était pour le lui reprendre ?
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