Chapitre 5
En ce jour de la Saint-Valentin, Alexander s'éveilla une fois encore non loin de Stefaniel, qui veillait à dissiper ses cauchemars les plus violents. Enfin libéré de Lysa et de son obsession pour cette fête, l'informaticien se sentait apaisé. Aujourd'hui il n'aurait pas à subir une crise d'hystérie car il avait opté pour le mauvais restaurant, ni à gérer le stress d'avoir acheté un cadeau pas assez onéreux. Après avoir dégusté un copieux petit-déjeuner, habitude prise dans le seul but de voir son ange gardien satisfait, il observa longtemps le déluge qui s'abattait sur la ville. Il aurait pû admirer cet apaisant spectacle des heures durant, assis aux côtés d'un céleste parfaitement silencieux. Ce dernier respectait toujours ces moments de calme et Alex lui en était extrêmement reconnaissant.
Ce fut aux alentours de treize heures que le ciel leur offrit une accalmie, leur permettant ainsi d'aller faire quelques courses.
—Pourquoi fixes-tu ce couple ?
L'ange haussa les épaules.
—Leurs âmes cherchent à se repousser. Je me demandais pourquoi ils étaient ensembles. Leur relation doit être particulièrement toxique et douloureuse.
Alex n'eut pas le temps de parler qu'il fut tiré par le céleste. Celui-ci ne s'arrêta que plusieurs mètres plus loin, lâchant le poignet de son protégé.
—Que se passe t-il ?
—J'ai aperçu un chérubin au loin. Aujourd'hui la ville doit en être remplie et je n'ai ni l'envie ni la motivation pour en supporter ne serait-ce qu'un seul.
Il semblait épuisé à cette idée.
—J'ai l'impression d'entendre un jeune parent tentant de fuir son insupportable progéniture.
—Tu as plus ou moins saisi l'idée.
L'informaticien rit doucement.
—Dépêchons-nous de faire les courses et rentrons te cacher.
L'ange dégusta un nombre impressionnant de chocolats au cours de l'après-midi, sous le regard attendri d'Alexander. Ce dernier sentit son cœur se gonfler de bonheur à la vue des étincelles dansant dans les iris du céleste. Celles-ci, désormais d'un azur éclatant, se tournèrent vers lui.
—Tu n'en as pas beaucoup mangé.
—Je n'ai qu'un foie humain Stef'; je n'ai pas envie de me rendre malade.
—Je comprends.
L'informaticien, sa tête calée contre sa main, continuait d'observer le céleste en souriant.
—Que t'arrive t-il ?
—Rien de spécial. C'est agréable de te voir si détendu.
Stefaniel parut surpris mais ne fit aucun commentaire, appréciant simplement la bienveillance de son protégé.
Quand vint le soir, la patience légendaire d'Alex fût mise à mal par les va-et-vient incessants de l'ange. Depuis dix bonnes minutes, celui-ci faisait les cent pas, donnant le tournis à son humain.
—Stop !
L'informaticien avait tapé violemment sur la table, attirant ainsi l'attention du céleste.
—Ne bouge plus, je vais vomir si tu continues.
—Désolé, j'étais focalisé sur mes réflexions.
—Tu pensais à quoi si ce n'est pas trop indiscret ?
—Les anges possèdent la plupart des connaissances théoriques nécessaires à la compréhension des mœurs humaines. Néanmoins, nous souhaitons parfois expérimenter par nous même. Voilà pourquoi il m'arrive de manger, de boire ou de me reposer.
Le jeune homme acquiesça d'un hochement de tête, attendant la suite et priant pour que son interlocuteur cesse de bouger.
—Par exemple, j'aimerais avoir un jour l'opportunité de monter dans un avion ou de conduire une moto. Mais là, je pensais à quelque chose de moins ... Matériel ? Je me demandais quelles étaient les sensations offertes par un baiser.
Après plusieurs longues secondes où son cerveau refusait de traiter cette information, Alex s'étouffa et recracha sa bière. Il toussa pendant plusieurs minutes, sous l'œil inquiet de Stefaniel qui s'était rapproché.
—Tout va bien ?
Alexander tenta de reprendre son souffle.
—Préviens avant de dire des trucs pareils, j'ai failli mourir étouffé.
—Techniquement non. Je disais donc que j'aimerais expérimenter le fait d'embrasser quelqu'un. D'après certains de mes frères et sœurs, il s'agit d'une pratique intéressante.
Par sécurité, l'informaticien renonça à terminer sa bière et posa la bouteille sur le plan de travail.
—Mais ... Tu n'as jamais eu l'occasion au cours des derniers millénaires ? Je veux dire, avec une telle apparence, ça aurait dû être assez simple pour toi.
L'ange se réinstalla sur le canapé.
—Détrompe-toi. Contrairement à d'autres anges, j'ai toujours fui les propositions indécentes que l'ont m'a faites. Je suis avant tout un guerrier et de telles futilités ne se trouvent pas dans la liste de mes priorités. Toutefois, j'ai pu profiter d'un moment de calme pour réfléchir à certaines possibilités.
—Je ne savais pas que le harcèlement sexuel s'appliquait aussi aux anges. Je veux dire, ce n'est pas censé être un péché ?
—Si l'ange est consentant, non. Évidemment, cela reste extrêmement mal vu et cela te vaudra une réputation assez particulière au Paradis.
—Et donc tu veux que je t'aide?
À peine eut-il posé sa question, qu'il la regretta. Qu'est-ce qu'il avait bien pu lui passer par la tête pour formuler une telle interrogation ?
—Volontiers, j'allais te le demander.
L'embarras avait donné atrocement chaud à Alex et il hésitait sincèrement à ouvrir la baie vitrée en cette nuit glaciale de février. Il se félicita d'avoir posé sa bière, qui aurait probablement terminée sur le parquet .
—Tu veux que je t'embrasse? Moi ?
—Oui, cela me semble évident. Tu es digne de confiance Alexander, en plus d'être esthétiquement très plaisant. Ton âme est belle et je sais que tu ne représentes pas un danger.
Le jeune homme était persuadé que ses joues avaient rougi. Il ne s'était pas senti aussi gêné depuis ses dix-huit ans où il avait confondu une prostituée avec une auto-stoppeuse en détresse. Il lui avait alors fallu cinq minutes de trajet et un énoncé détaillé des prestations pour qu'il comprenne. Dieu qu'il était naïf à cette époque-là. Gêné, il passa maladroitement sa main dans ses cheveux et se racla la gorge, dans un vain espoir de reprendre contenance.
—Je ... D'accord. Je n'ai jamais embrassé un homme mais soit, pourquoi pas.
Malgré son éducation, cette perspective ne le dégoûtait en rien. S'il était tout à fait honnête, il était même plutôt content. Ses parents, eux, devaient probablement se retourner dans leurs tombes.
—Pour la énième fois je suis un ange Alexander, pas un homme.
—Je n'ai jamais embrassé d'ange non plus, donc dans tous les cas il s'agira d'une nouveauté. Mais pourquoi pas après tout.
Le visage de Stefaniel s'illumina.
—Tu es d'accord?
—Oui, oui, pas de soucis.
Bien que toujours embarrassé, l'informaticien s'assit aux côtés du céleste sur le sofa flambant neuf.
—Je ne vais pas aller en Enfer à cause de ça ?
—Bien sûr que non. Dans le cas contraire, je ne t'aurais jamais fait cette proposition.
Malgré l'augmentation de son rythme cardiaque, Alex se rapprocha de l'ange. S'il n'agissait pas immédiatement, le jeune homme allait s'enfuir en courant sans se retourner.
—Allez, viens là, avant que je ne décède d'embarras.
Le séraphin franchit la distance qui les séparait, ferma les yeux et posa ses lèvres hésitantes sur celles de son protégé. Le baiser fut empli de douceur et dura bien plus longtemps que nécessaire, les deux ne se séparant que lorsque l'humain eut besoin de respirer.
—Merci Alexander.
Ce dernier ne répondit pas et s'enfuit fumer sur la terrasse. Bien qu'un vent désagréable hurlait sur la ville, le jeune homme fixait les cieux vides sans ciller ; son corps brûlant totalement insensible au froid. Depuis son invocation, il s'était habitué à la présence apaisante de Stefaniel, à sa main froide sur son front fiévreux, à sa chaleur réconfortante lors de ses crises de panique. Sans le vouloir, il avait accepté une proximité intime entre eux. Sans s'en apercevoir, il s'était mis à apprécier leurs étreintes. Il chérissait ces heures où il pouvait se confier sans la crainte d'être jugé. Et, par-dessus tout, il adorait rendre le céleste heureux. Aux yeux du jeune homme, le voir sourire était la plus belle des récompenses et il commençait à y être dépendant. Alex soupira et recracha un énième souffle de fumée. À quel moment son cœur s'était-il noyé dans les orbes bleus de l'ange? À quel moment son prénom était-il devenu plus beau prononcé par le céleste ? À quel moment son odeur avait-elle revêtu le parfum de l'apaisement?
Ce baiser, il en rêvait sans que son esprit en ait conscience, ayant probablement préféré occulter une idée aussi farfelue. Le vent s'intensifia et il jeta son mégot dans le cendrier. Les étoiles ne brillaient guère, comme attristées par l'absence de leur déesse. Que diraient ses parents s'ils savaient qu'il venait d'embrasser un homme ? Un ange qui plus est... Que penseraient-ils de leur fils en année sabbatique afin de devenir auto-entrepreneur, au lieu de s'assurer un contrat stable dans une entreprise ? Comment réagiraient-ils s'ils savaient qu'il était stupidement entrain de tomber amoureux de son ange gardien ? Ils en seraient outrés et profondément déçus. Alexander donna un violent coup de poing dans la rambarde, le faisant couiner de douleur. Stefaniel choisit ce moment précis pour le rejoindre.
—Tout va bien ? Tu es blessé.
La main du jeune homme saignait légèrement.
—On dirait, oui.
—Je peux ?
L'informaticien jeta un regard interrogateur à son vis-à-vis. Une douce lueur argentée entoura sa main et cicatrisa sa blessure.
—Argent pour le soin, bleu pour chasser les cauchemars, rouge pour blesser. Ne tarde pas à rentrer, tu vas finir par attraper froid.
Devant son silence, le séraphin se décida à le laisser tranquille. Il fut pourtant retenu par le poignet.
—Merci Stef'. Tu as raison, je vais aller dormir.
L'ange lui sourit avec bienveillance.
La semaine suivante, Alexander, avait mis un point d'honneur à éviter tout contact physique avec Stefaniel. Il ne devait pas succomber à ses sentiments et à ses envies. Il avait bien trop apprécié cet unique baiser et il savait qu'un rien suffirait à le faire basculer. Il devait avant tout respecter la mémoire de ses parents, même si cela nuisait clairement à son bonheur. Le destin décida qu'une telle résolution était bien trop stupide et elle fut abandonnée au bout du cinquième jour, lorsque Alex reçut un maudit coup de téléphone. Le notaire l'invitait à venir signer les papiers concernant la succession. Il pensait qu'en ayant fait ses adieux au cimetière, cet évènement ne serait qu'une formalité. Une fois encore, il s'était montré bien trop naïf. Sa sœur, ne pouvant se déplacer, avait déjà envoyé toute la paperasse nécessaire. Il serait donc seul avec lui-même. L'informaticien accepta donc le rendez-vous du lendemain. À peine eut-il raccroché, qu'il se laissa glisser contre le mur de l'entrée et resta assis par terre, le regard absent. Le céleste s'installa à ses côtés.
—Au cimetière, tu leur as offert un au revoir. Quand tu apposeras ta signature sur l'acte de succession, tu leur diras adieu.
Il voulut poser sa main sur l'épaule de son protégé mais se ravisa.
—Même si je sais qu'actuellement ils auraient particulièrement honte de moi, ils me manquent terriblement.
N'y tenant plus, Alex posa sa tête contre le torse de l'ange. Celui-ci se permit alors de lui caresser tendrement les cheveux.
—Ton âme est belle, Alexander, tes parents peuvent désormais la voir et, je suppose, qu'ils n'ont d'autre choix que d'en être fier.
Il resserra son étreinte autour de son protégé.
—Le poids de l'absence s'allégera au fil des saisons, je t'en fais la promesse.
—Merci. Pourquoi ai-je l'impression que ce deuil est bien plus compliqué et douloureux que les autres ?
—Il existe un lien fort bien qu'invisible entre l'âme d'un enfant et celles de ses parents. La mort brise littéralement cette connexion, rendant la perte bien plus douloureuse que celle d'un ami ou d'un autre membre de la famille.
—Je comprends.
Alexander releva légèrement la tête.
—Je m'excuse pour t'avoir fui cette semaine, c'était idiot de ma part. Je dois arrêter de vouloir faire plaisir à mes parents, surtout maintenant qu'ils ne sont plus là.
—Avais-je mal agi ?
—Pas du tout, je ne voulais simplement pas prendre le risque de céder à mon envie.
—M'embrasser à nouveau n'est pas interdit tu sais. Je ne suis d'ailleurs pas contre.
Le jeune homme rit légèrement d'embarras et posa ses lèvres sur celle du céleste. Celui-ci répondit immédiatement à ce nouveau baiser. Alex avait décidé d'entamer une nouvelle vie, bien loin de son éducation religieuse. Il aimait cet homme, son ange, et comptait bien l'assumer.
Le lendemain matin, ce fut sous un soleil timide qu'il dût se rendre seul à l'étude notariale. Pour une fois, Alexander avait enfilé une chemise mais il regretta rapidement ce choix. Sa peau le démangeait et il avait visiblement maigri depuis la dernière fois où il l'avait portée. Stefaniel avait raison lorsqu'il l'incitait à se nourrir davantage. Déjà épuisé, il soupira, remonta la fermeture éclair de sa veste en cuir et poussa la porte du cabinet. Il fut accueilli par une charmante secrétaire dont il oublia le nom dans les secondes qui suivirent. Elle le conduisit dans le bureau où le notaire l'attendait déjà. Ce dernier, proche des cinquante ans, semblait porter le poids des années sur son visage. Il parla pendant bien trop longtemps, lisant ligne par ligne chacun des documents. L'informaticien avait l'impression de se trouver dans l'antichambre des Enfers, là où le temps devait probablement s'écouler au ralenti ; si bien qu'il poussa un soupir de soulagement bien peu discret lorsqu'il put enfin signer. Son cœur se serra lorsqu'il reposa le stylo, marquant officiellement un tournant dans sa vie. Le notaire le remercia de sa patience et Alex fut libéré de cette tâche ingrate. En fermant la porte de l'étude, il murmura tristement «adieu papa, adieu maman» et rentra à son appartement où l'attendait un ange inquiet. À peine eut-il posé un pied dans l'entrée, que ce dernier l'enlaça tendrement. Alexander se blottit contre lui, ne retenant plus les émotions de cette matinée difficile.
En ce début du mois de mars, la neige disparut totalement, annonçant la fin d'un hiver particulièrement inamical. Installé sur sa terrasse, Alexander fixait l'ultime cigarette de son paquet. Pour sa santé, il devait arrêter. Absolument. Il ne devait plus narguer la Mort ainsi. De plus, il avait cru comprendre que cette senteur déplaisait à l'odorat sensible de Stefaniel, bien que celui-ci soit bien trop poli pour le faire remarquer directement. Après avoir fumé celle-ci, ça serait terminé. Plus de paquet, plus de dépense inutile, plus de dépendance. Il ferma les yeux et profita pleinement de ce dernier morceau de poison. L'informaticien avait pris cette mauvaise habitude à dix-huit ans, dans le but premier de diminuer le stress des examens et, par la même occasion, d'énerver ses parents. Par la suite, Lysa et Éléa l'avaient souvent réprimandé à ce propos, sans succès. Pour la première fois en neuf ans, il se sentait prêt à abandonner ce geste stupide et nocif. Sa motivation, elle, résidait dans deux orbes azur qui veillaient sur lui jour après jour.
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