Ikram
La vieille femme se pencha pour récupérer le téléphone posé sur la table de nuit.
Elle le ralluma d'un geste mécanique.
Son doigt tremblant appuya sur une icône verte et blanche, et elle porta l'appareil à son oreille la plus sensible.
Une voix douce et grave s'éleva du combiné, vacillante. L'homme au bout du fil s'exprimait en arabe, sa langue roulait et chuintait, et berçait la femme aux yeux de cristal.
« Allô maman ? Je... C'est Ikram.
Je t'appelle pour te dire... »
Une détonation se fit entendre à l'intérieur du combiné. La vieille avait déjà écarté le petit appareil de sa tête, et se hâta de le recoller au plus vite à son oreille. Elle buvait les paroles de l'homme.
« Écoute, je suis de ronde aujourd'hui et je vais devoir y aller, mais je sais à quel point tu t'inquiète pour moi. Alors j'ai décidé... enfin, Marwan m'a un peu obligé mais... je vais te raconter ma journée, en direct. J'aurais aimé que tu puisse répondre, comme ça tu m'aurais posé des questions .
Bon, je vais te donner tous les détails. »
Avec un sourire aux accents de larmes, la femme appuya sur la touche « haut parleur » et posa le téléphone sur son oreiller. Elle ferma les yeux, apaisée par la voix familière.
« Donc aujourd'hui, nous sommes le 15 novembre 2017. Il est midi trente, je viens de prendre ma place dans l'escouade de déminage numéro R2. R pour Raqqa, 2 pour... bah, 2ème compagnie. La première vient de finir son tour.
Nous venons de recevoir un appel d'un civil.
Il hésite à rentrer chez lui, parce que son immeuble était occupé par Daesh. Il faut que nous allions vérifier s'il n'y a rien de dangereux pour lui ou sa famille.
Ne t'inquiète pas, tout ira bien pour moi. J'ai été formé par les meilleurs, tu sais ? »
Ça oui, elle le savait. Ikram avait été sélectionné parmis tant d'autres pour intégrer la formation prodiguée par l'armée américaine. Il avait consacré tout le temps qu'il n'étudiait plus à se former intensément au déminage.
Son cœur de mère se serra en pensant au discours de son fils lorsqu'il lui avait avoué sa décision. Elle le savait : il risquerait désormais sa vie quotidiennement, pour en sauver des centaines.
« Du coup... attends deux secondes, je monte dans le van... »
La voix se tut pendant quelques secondes. Le brouhaha ambiant envahit les pensées de la mère, un mélange d'ordres hurlés et de vent chargé de sable, caractéristiques à la guerre.
Cette fichue guerre qui démolissait, jour après jour, les vies des Syriens. Qui détruisait leurs maisons, anéantissait les familles, réduisait à néant leur espoir.
Et son fils s'était proposé pour avancer dans la paix. Pour combattre la haine. La fierté se déversa dans son cœur, alors que la voix reprit la conversation.
« Voilà ! Alors, les gars et moi, on se dirige vers la rue Al-Qouatli, à côté de la mosquée Al-Nuri. Les gars, dites bonjour à ma mère !
-Salut madame !
- As-salam alaykom ! »
Elle murmura, en réponse aux amis de son fils. Elle aurait voulu leur crier de ne pas y aller, elle aurait voulu les supplier d'abandonner la mission, elle aurait voulu... mais elle ne pouvait pas. Elle ne pouvait plus. Des larmes emplirent ses yeux aux reflets de ciel d'été.
« On arrive dans cinq minutes environ, c'est pas loin du tout. En attendant, qu'est ce que je peux te dire ? »
Oh elle savait ce qu'elle voulait entendre. Juste un « Je t'aime ». Juste un. Mais lui n'y pensait pas. Il ne comprenait pas que le cœur d'une mère ne veut qu'une chose de son enfant. Ne veut que l'amour.
« Ah oui, je sais ! On peut toujours te présenter notre matériel ! Allez Marwan ! À ton tour !
-Ok, d'accord ! Alors... on a d'abord notre gilet pare-balles, et notre casquette de protection ultime ! Enfin, si elle pouvait seulement protéger du soleil, ça serait déjà beaucoup demander ! Et ensuite... euh... un cutter chacun, et bien sûr Gabriel a son bras articulé.
-Eh, c'est pas un bras articulé ! C'est mon super engin de déminage ! Surveille un peu ta bouche Marwan !
En plus, t'a oublié l'essentiel : j'ai toujours ma croix avec moi pour me protéger ! Vous avez un coran, vous ? »
Elle ouvrit les yeux à nouveau. Tournant la tête, elle aperçut le coran d'Ikram, encore noir et déchiré. Il l'avait toujours sur lui d'habitude, lorsqu'il partait en opération, c'était sa protection à lui, celle que ni le gilet pare-balles ni la casquette ne lui offrait.
« Bon les gars, rendez moi mon téléphone maintenant ! Allô, maman ? c'est bon, on arrive ! De ce que je vois, c'est un homme avec sa femme et sa fille. Attends deux secondes, je te fais un compte rendu dès que j'ai plus de détail. »
Du brouhaha encore, quelques voitures passant en arrière plan et quelques discussions vaguement intelligible plus tard, le fils revint au téléphone.
« Bon, alors il se trouve que Daesh a occupé l'immeuble en question et qu'ils pourraient avoir laissé des petits « cadeaux » ; on va commencer par vérifier le rez-de-chaussée.
Là, je vais recevoir les instructions de mon chef de patrouille, Marwan.
-Alors les gars, on entre, on vérifie chaque coin et recoin, on démine et on sort tous en un seul morceau. C'est bien clair ?
-Oui chef ! Répondirent tous les autres.
-Gabriel, reprit Marwan, tu passes le premier : vérification des coin avec la pince articulée. Surtout, n'hésite pas à appeler si tu as besoin d'aide, tu sais que tu peux compter sur nous.
Ikram, tu suis Gabriel, et tu en profites pour décrire la situation à ta mère, on pourra en plus écouter l'enregistrement plus tard si on veut des détails supplémentaires.
Mohammed, je compte sur toi pour contenir les gens à l'extérieur de l'appartement... »
Elle n'écoutait plus la voix du chef. Elle n'écoutait que la respiration de son fils. Peu lui importaient ces consignes, elles qui ne le protégeraient pas face au souffle des explosions.
« C'est bon les gars, vous avez tout compris ? Bon, alors comme d'habitude, on y va ! »
Des bruit de pas résonnaient au fil de la course de l'escouade de démineur.
« Ok maman, maintenant on rentre dans le bâtiment. La procédure, c'est de rentrer prudemment, en vérifiant s'il n'y a pas de fil tendu qui pourrait déclencher une bombe. Puis nous pourrons soulever, à l'aide du bras articulé, les objets encombrants qui recouvrent toujours le sol.
Si une mine est découverte, je vais m'occuper de la désamorcer en coupant l'alimentation du système de détonation.
Je pense que c'est à peu prêt tout.
Alors là, nous examinons la porte d'entrée, il n'y a pas l'air d'y avoir de fil. Gabriel veut tout de même nous faire passer par la fenêtre, c'est plus sûr. On ne sait jamais, ça pourrait être une bombe à déclenchement infrarouge !
Bon... du côté de la fenêtre, ça m'a l'air bon. Maintenant, nous vérifions pièce par pièce, coin par coin, objet par objet, s'il n'y a pas de surprise laissée par nos amis de Daesh.
D'ailleurs maman, promets-moi de faire attention dans la rue à ne pas ramasser des objets. Une bombe peut être dissimulée n'importe où. »
Elle l'avait entendu combien de fois cette phrase ? Et pourtant, elle provoquait toujours la même sensation chez elle. Une tristesse amère. Celle des gens qui ont tant vécu qu'ils ne voient plus que de troublantes ironies.
Son fils, son amour, lui avait appris à se méfier des bombes, et voilà qu'il allait les narguer. Elle était fière, ça oui, des choses qu'il avait accomplies; mais il n'en restait pas moins son enfant, et chaque chose qui le mettait en danger la blessait au plus profond d'elle-même.
Elle s'était tendue au fur et à mesure du récit, et à présent, elle ne fermait plus les yeux. Ils étaient humides, reflet de sa détresse.
« Bah voilà, qu'est ce que je disais ! Gabriel a trouvé une bombe cachée dans une bouteille de Coca Cola. Il s'occupe de la désamorcer. Moi, je vais aller regarder dans le tiroir du bureau. Je pense qu'il peut être piégé. »
À ce moment, elle voulu crier. Hurler à son fils de regarder avant de poser ses pieds. De faire demi tour.
Des bruits de pas résonnèrent dans le combiné, comme le roulement de tambour roule avant qu'un condamné ne monte à l'échafaud.
Des larmes coulèrent le long de son visage. Allongée sur le dos, elle fixait le plafond en pensant à son enfant. Son bébé, son fils.
« J'ai l'impression qu'il n'y a rien dans ce tiroir. Je vais vérifier dans le coin de la »
Un bruit assourdissant emplit la pièce entière. Un bruit d'une puissance telle que l'enregistrement se coupa.
Elle pleurait. Elle pleurait son fils. Encore et encore, inlassablement, elle réécoutait la mort de son enfant chéri, mort pour sa patrie.
Mort sans avoir dit à sa mère le « Je t'aime » qu'elle attendait.
Elle tendit la main vers la table de nuit, le visage inondé de larmes.
Elle saisit du bout des doigts le seul objet qui la relierait à son fils. Elle l'approcha près de sa poitrine.
Elle pleurait encore en appuyant sur la détente.
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