Chapitre 4 : En route pour Kyklona


Les départs en dirigeable pour Kyklona constituaient toujours un petit événement tant chaque décollage était impressionnant. Derrière la vitre du hall d'embarquement de l'aérogare de Lyon, Ren était déjà époustouflé par le dirigeable posé sur le tarmac. Après un rapide voyage en train d'à peine une heure, ils étaient en train d'attendre le décollage. Gabi profita des prises de l'aérogare pour charger son téléphone et son ordinateur. Elle portait une veste à capuche oversize, un short en jean noir, une paire de leggings et des converses usées.

Assis à côté d'elle, Ren commençait à s'impatienter. L'embarquement n'allait pas avoir lieu avant encore plusieurs minutes. Il jeta un œil au tableau d'affichage au cas où celui-ci aurait changé depuis la dernière fois qu'il avait regardé, mais rien. Au moins le vol n'était pas retardé à cause de la météo.

Le brun reporta ensuite son attention sur le quatuor du Deuxième monde et se dit qu'ils avaient bien fait de leur fournir des vêtements plus passe-partout avant le départ. Ils portaient chacun une variante plus « moderne » de leur tenue habituelle et vieillotte, composée de chemise, de veston et de pantalon cintrés dans le plus pur style victorien. Mais voir Charlie ou Luka en jean avait un petit côté étrange.

— Vos bâtiments sont incroyables !! s'exclama la blonde dont les yeux pétillaient en admirant la grande baie vitrée qui donnait sur le tarmac. Et ces dirigeables sont si atypiques !

Les engins volants étaient composés d'un immense ballon blanc et brillant, de plusieurs hélices en acier et d'une immense cabine de voyage en dessous, toute vitrée. La passerelle commençait à être déployée quand enfin le micro annonça que l'embarquement était possible. Ren souffla de soulagement et se leva enfin de son banc. Gabi ramassa chargeur, portable et ordinateur, jeta son sac sur le dos et lança que c'était l'heure d'embarquer.

Évidemment ils n'échappèrent pas aux contrôles des passeports au moment de monter mais heureusement Gabi avait plus d'un tour dans son sac. De la même manière qu'à la douane et à la police des frontières, la Gardienne d'Emerald se servit de son pouvoir de manipulation mentale pour persuader le steward qu'il avait déjà controlé et vu les papiers de Scorpio, Charlie, Talia et Luka. Forcément aucun d'eux n'avait de passeport valable dans ce monde... Mais grâce à Gabi, tous purent passer comme si de rien n'était et cinq minutes plus tard, ils étaient tous installés sur les rangées de siège du dirigeable, côté hublot.

L'engin décolla une demi-heure plus tard, s'élevant rapidement au dessus du sol. Collé à la vitre, Luka était bouche bée à mesure que le dirigeable prenait de l'altitude.

— Votre monde a l'air tellement incroyable, commenta-t-il devant le paysage qui s'étalait à des kilomètres à la ronde.

— Comme le vôtre au final, dit Ren, assis entre lui et Gabi. C'est marrant d'inverser les rôles pour une fois.

— J'espère que vous avez tous prévu des manteaux, enchaîna Gabi. Parce qu'il caille là haut. Kyklona possède une sorte de micro-climat montagnard : même en été les températures restent fraîches. Et avec les vents d'altitude le ressenti est parfois glacial.

— J'ai hâte de mettre les pieds là bas, dit Luka en souriant. Je n'arrive pas à croire qu'on va voir... des anges ! Je pensais que ça n'existait que dans les histoires.

— Les anges font partie des nombreuses espèces humaines qui peuplent notre monde, expliqua Ren. Y a aussi les elfes, les vampires, les démons, tout ce qu'on appelle les hybrides et enfin les mages comme Gabi et moi.

— Le terme plus exact pour nous deux serait plutôt sans-pouvoirs, mais comme on est des Gardiens on a rejoint les rangs des mages, corrigea Gabi.

— Hé ben, fit Luka, sûrement incapable de trouver autre chose à dire devant tant d'informations atypiques.

Sur la rangée derrière eux, Talia observait calmement le paysage alors que Charlie commençait à s'agiter et à regarder sa montre. Scorpio lui demanda pourquoi elle était si nerveuse.

— C'est midi... dit-elle. Tu crois que Ashe a réussi à cuisiner et à faire manger nos filles ? Elles vont bien tu crois ? On leur manque ?

— Charlotte Levillier, soupira son compagnon. Nous sommes partis il y a à peine trois heures, tu ne vas pas commencer à t'inquiéter pour rien !

— Roh je sais... Mais je ne peux pas m'empêcher de penser au pire !

— Ashe est quelqu'un de très responsable, intervient Gabi en pivotant sur son siège. Sous ses airs un peu maladroits et fou fou, il est très sérieux quand il s'agit de s'occuper d'enfants. Vos filles sont en sécurité avec lui ! Je vous garantis que vous pouvez lui vouer une confiance aveugle.

Scorpio approuva avec un « tu vois » à destination de Charlie. Gabi grogna en se retournant et croisa les bras.

— J'espère que ça ne sera pas ça pendant tout le séjour.

— Normalement elle est chiante les premières quarante-huit heures, dit Luka. Une fois j'ai dû garder les filles une semaine, Charlie m'a harcelé toutes les trois heures pour savoir si Isis et Raphaëlle allaient bien. Puis après deux jours, voyant que j'étais toujours vivant et capable de gérer, ça allait mieux.

— Elle a beau être inquiète, ça reste casse pied qu'on se méfie d'Ashe... grommela Gabi. Sérieusement c'est le gars le plus gentil du monde, c'est impossible de ne pas lui faire confiance !

— Tu dis ça parce que t'es dans l'affect, remarqua Ren. C'est ton tuteur après tout.

— Mouais... t'as raison, abdiqua la brune en se frottant les yeux. Bref il va gérer à sa manière mais dans tous les cas, les filles sont mieux avec lui et Emi.

— Oui ça nous aurait fait un fil à la patte dans nos recherches, approuva Ren.

— Parlant de recherche, on commencera par quoi en arrivant ? demanda Luka.

— Je dirais un repérage des lieux, proposa Gabi. On fait le tour de la cité, puis après on verra bien...

« On verra bien »... C'était la phrase fétiche des Gardiens. Ren se cala dans son siège, dubitatif. Tout ce qu'ils avaient comme indice pour le moment c'était que leurs Gardiens se trouvaient à Kyklona, que c'étaient des jumeaux et qu'ils ou elles possédaient un œil nacré comme une perle. Les souvenirs de Ren se rembobinèrent naturellement six ans en arrière. La situation à l'époque était quasiment la même qu'aujourd'hui. Il avait débarqué au Havre dans le Deuxième monde avec Scorpio, Charlie et Stone avec pour seul indice une description physique de la Gardienne qu'ils cherchaient.

Stone... Son alter-ego... Son ami, son frangin de cœur même. Une question brulait les lèvres de Ren, alors il pivota vers Luka pour lui demander, avec très peu d'espoir :

— Dis... Est-ce que vous avez revu Stone après notre départ, il y a six ans ?

Après tout ce temps, si son alter ego était en vie, il aurait forcément trouvé le moyen de rentrer dans son monde. Six ans c'était énorme, il aurait largement eu le temps... Mais l'expression que Luka afficha tua dans l'œuf le peu d'espoir qui venait de naître dans la poitrine de Ren. Le roux pinça les lèvres en fuyant du regard, l'air désolé.

— Je te jure que s'il était revenu on t'aurait prévenu immédiatement... Mais on n'a eu aucun signe de vie de lui depuis que vous êtes partis...

Ren aurait vraiment mieux fait d'étouffer cette microscopique étincelle d'espoir qui persistait en lui depuis tout ce temps. Il ne se fit plus d'illusion : Stone était mort, point final... Une douleur sourde naquit doucement dans sa poitrine et sa gorge. Il croisa les bras, comme si ça pouvait empêcher sa peine de s'échapper. Il ferma juste les yeux en attendant la fin du voyage, espérant que l'expédition à Kyklona lui changera les idées et soit concluante.

Après une heure d'ascension le dirigeable entama son approche de la cité séraphine. Luka réveilla Ren avec beaucoup trop d'enthousiasme pour lui dire qu'ils se rapprochaient et qu'on voyait déjà des rochers flottants. Ébahi par ce phénomène le quatuor du Deuxième monde s'était agglutiné aux hublots pour voir Kyklona se dessiner au loin.

Déjà des rochers couverts de végétation lévitaient par endroits, tels une ceinture d'astéroïdes gravitant autour de la ville. Les morceaux de roches se faisaient de plus en plus massifs à mesure qu'on se rapprochait de Kyklona. Puis enfin Ren vit la citadelle. D'immenses falaises flottantes agglutinées ensembles donnaient l'impression que la Cité avait été arrachée de terre avant de s'élever haut dans le ciel. Des oiseaux volaient tout autour et plus on se rapprochait de l'immense cité, plus ces oiseaux devenaient des anges.

Le dirigeable s'amarra à un des nombreux pontons de l'aérogare, sans que Ren ne puisse détacher ses yeux des bâtiments orientaux qui se précisaient partout sur les falaises. Des habitations ou immeubles de pierre aux toits en tuiles colorés, jaunes ou orange, éclatants dans l'immensité du ciel bleu. Lorsqu'on annonça l'autorisation de débarquer, Ren ne tenait plus tellement en place. Encore que c'était un bel euphémisme comparé à l'état d'excitation dans lequel étaient les Gardiens du Deuxième monde.

— Bienvenue sur le territoire de Kyklona, accueillit un steward. Attention à la marche.

Ren sauta de la passerelle de débarquement et posa ses pieds sur le ponton, encadrés de haut garde fous pour empêcher la chute. Un vent frais agita ses cheveux attachés et ses bras nus frissonnèrent. En levant la tête, il pouvait déjà voir la première muraille de la ville, toute de pierre, envahie de végétation et surmontée de plusieurs membres de la Garde de Kyklona. Une fois que tout le monde fut débarqué, ils rentrèrent dans l'aérogare le temps de se faire contrôler une dernière fois, puis on leur souhaita la bienvenue en ville.

Ils sortirent du bâtiment et débouchèrent sur une immense avenue ouverte et grouillant de monde. Les bâtiments en bois, aux façades décorées de verdure et de lanternes encadraient la rue pavée. Des pagodes aux avants toits relevés en courbes gracieuses s'élevaient à chaque coin de rue, majestueuses. Des lanternes orientales et des carillons se balançaient au gré du vent au dessus de l'avenue principale. Des stands de marché aux contenus divers et variés créaient une mosaïque de couleur dans le boulevard : nourriture, épices, bijoux, ou encore poissons barbotant dans des aquariums et oiseaux piaillant dans leur cage s'y succédaient.

— On se croirait en Chine, c'est magnifique ! s'exclama Charlie, qui ne savait plus où donner de la tête.

— C'est l'empire qui a occupé la cité le plus longtemps, donc forcément la culture a beaucoup déteint sur Kyklona, expliqua Gabi en regardant des poissons rouges sur un stand, nageant dans leurs aquariums.

Ren remarqua qu'au milieu de la foule d'anges et de touristes, plusieurs officiers démons patrouillaient tranquillement, en uniforme noir, gilet pare-balles et blason de l'empire des Ressha sur l'épaule. Un cercle barré d'une lance et du symbole astrologique du bélier, dont chaque démon en portait les cornes noires et recourbées de chaque côté du crâne. Certains contrôlaient les identités de quelques passants ou encore la marchandise des stands de marchés.

— Ce sont donc des démons ? questionna Talia après avoir dépassé une patrouille.

— C'est ça, approuva Gabi. En plus des habitants démons, y a aussi des militaires en faction, qui se relaient de temps à autre.

— Et ça ce sont donc des anges ? enchaîna Luka en reluquant les plumes d'une femme en train d'acheter des nems à un stand. Pourquoi certains n'ont pas d'ailes ?

— C'est un peu compliqué à expliquer ça, dit Ren. En gros faut voir les ailes des anges comme des membres temporaires. Quand ils en ont besoin, ils font « pousser » rapidement une paire depuis les poches dans leur dos. Et quand il n'en n'ont plus besoin, soit ils les replient en rapatriant leurs plumes dans leur poche style feuille d'origami, soit ils s'en débarrassent façon queue de lézard.

Lui-même avait du mal à bien comprendre ce mécanisme particulier alors pour l'expliquer... Au lycée Angèle avait tenté de compléter le cour en science humaine sur les anges, mais sa façon d'éclaircir les choses montrait bien que c'était plus qu'évident pour elle. Elle avait tenté de faire le rapprochement avec une langue qu'on pouvait soit garder dans la bouche soit la tirer dehors quand on voulait. Ben les ailes c'est pareil ! Sauf qu'il y avait une petite différence entre une langue et une immense paire d'ailes en plumes.

— Surprenant ! dit quand même Luka.

— Cette civilisation angélique a vraiment l'air intéressante, commenta Scorpio. Mais n'oublions pas que notre priorité est de chercher nos jumeaux Gardiens.

— Comment va-t-on procéder ? demanda Talia avant d'éternuer.

Elle renifla avec un frisson, en se plaignant du froid.

— T'inquiète Talia, moi aussi j'ai un peu frais... dit Charlie en se frictionnant les bras.

— Mettez des vestes, dit Gabi, comme une évidence.

Elle ferma la sienne qui était bien matelassée et Ren attrapa son manteau dans son sac sans fond, pour l'échanger avec son blouson sans manches. Une veste en cuir noire à fermeture Eclaire et capuche, bien chaude.

— On n'a pas prévu de veste dans les bagages, dit Scorpio en secouant la tête.

Lui aussi avait les bras croisés, pour conserver un peu de chaleur. Lui, Talia et Charlie grelottaient avec leur simple chemise sur le dos. Seul Luka semblait moins frileux et continuait à admirer des carpes koï dans d'immenses aquariums sur la devanture d'une boutique. Avec son pouvoir de glace ce ne serait pas étonnant qu'il soit moins sensible au froid.

— Rah mais sérieux ? dit Gabi. Vous êtes pas prévoyants.

— Chez nous il faut chaud toute l'année, expliqua Talia. Et on ne s'attendait pas à ce qu'il fasse aussi froid au mois d'avril !

— Ça va, ronchonna Gabi en dégainant son portable. Je vais voir si y a pas une boutique de vêtements dans le coin.

— Bon que dis la carte magique ? s'impatienta Talia en se mettant à l'abri des bourrasques dans une ruelle adjacente à l'avenue principale.

Elle faisait allusion au smartphone de Gabi qui tapait « boutique de vêtements » dans la barre de recherche. Il y en avait une à une centaine de mètre. La brune ouvrit la marche et ils quittèrent le boulevard du marché. Ils passèrent dans des rues pleines de restaurants asiatiques, circulant sous de nombreuses lanternes en papier orientales. Ren avait vraiment l'impression de déambuler dans la Chine impériale et traditionnelle. Partout les couleurs, les formes, les bâtiments et les vêtements orientaux donnaient l'impression de se promener dans l'Empire du milieu.

Ils arrivèrent devant une boutique de vêtements située dans une des nombreuses petites rues moins fréquentées. En rentrant à l'intérieur, Gabi donna les consignes : pas cher et vite. Une vieille ange un peu déplumée les accueillit chaleureusement, assise derrière son comptoir. Un faisan doré était perché sur un morceau de bois entre deux hanfu. Autour d'eux, des mannequins en bois revêtaient des qipao ou des tuniques en soies, brodés de fleurs.

Charlie était déjà en train de se perdre dans les rayonnages. Scorpio lui rappela très rapidement qu'ils n'avaient pas la journée, ni l'argent. Il attrapa rapidement un manteau noir doublé en duvet et lança à la gérante qu'il prenait cela. Talia en trouva un après quelques essayages, aussi écarlate que ses yeux. Charlie posa plus de problème, voulant parti avec le stock de la boutique.

— Oh cette robe est magnifique !! s'exclama-t-elle en regardant un qipao bleu vif et brodé de plumes.

— Charlie, on est venu acheter un manteau pour ne pas terminer congelé, répéta Scorpio. Tu feras des emplettes plus tard.

— Sachez que ce modèle est très à la mode et très apprécié à Kyklona ! lança la gérante. Je vous conseille une taille S, sinon le M risque d'être un eu trop grand. Ça se porte très ajusté.

Bras croisés et pianotant des doigts sur son bras, Talia flaira à des années lumières les techniques de commerçants pour inciter à l'achat. Elle et Scorpio tentèrent de ramener l'attention de Charlie vers eux pour lui conseiller de choisir en vitesse un manteau et ne rien acheter d'autre. Sur le palier de la boutique, Ren, Gabi et Luka attendaient le reste de la troupe et commençaient à s'impatienter. Ça devenait long. Charlie finit enfin par se décider et opta pour un manteau couleur crème. Gabi se chargea de régler la note, plutôt salée, avec sa carte bleue.

— Merci beaucoup pour vos achats, dit la gérante d'un air mielleux. Ces manteaux en duvet sont d'une qualité exceptionnelle, vous ne serez pas déçus. Pas de manteaux vous deux ? demanda-t-elle à Ren et Gabi.

— On a déjà ce qu'il faut, grinça la brune, l'air dépité devant le ticket de caisse.

— Vous non plus jeune fille ? questionna la gérante avec un sourire à destination de Luka.

Ce dernier lui jeta un regard glacial suite à la remarque.

— Je suis un homme, grommela-t-il.

La gérante masqua avec peine son air surpris en entendant sa voix masculine, puis elle le détailla discrètement. Elle s'excusa à demi-mot et souhaita une bonne journée au groupe. Dehors Ren proposa d'aller manger un bout, car il était bientôt treize heures. Ashe les avait bien gavé au petit déjeuner mais personne n'avait prévu de sandwich pour le midi, chacun se disant qu'ils trouveront à manger sur place.

Ils s'installèrent un peu plus tard dans un boui-boui sur une place, assis au comptoir avec chacun un bol en bambou contenant des raviolis vapeur fumants. Ils profitèrent d'être tranquilles pour discuter.

— Alors, comment va-t-on procéder pour nos recherches ? questionna Talia.

— La première option serait de faire comme nous avons fait au Havre, dit Scorpio. Grenouiller dans les rues à la recherche de nos Gardiens. Seul bémol : à l'époque on savait à peu près qui chercher vu qu'on avait une description physique. Or là on n'a rien du tout.

— Ça va nous prendre l'année si on fait ça, dit Gabi en mâchant un bout de son raviolis aux crevettes. Kyklona est immense.

— Va falloir aller à la pêche aux renseignements alors, remarqua Ren. Sinon on n'y arrivera jamais.

— Oui mais où demander et demander quoi ? demanda Luka. « Bonjour, vous ne connaîtrez pas des jumeaux ou des jumelles avec un œil en perle ? ».

— Je sens que ça va être compliqué cette histoire, soupira Charlie. Sinon ces raviolis sont divins !

Elle venait d'engloutir le dernier avec un grand sourire, appréciant la nourriture. Ren devait reconnaître que le petit restaurant ne payait pas de mine, mais c'était souvent dans ce genre de boui-boui qu'on mangeait le mieux et pour pas cher.

— Même si ce n'est pas discret, on peut essayer de demander directement aux gens s'ils connaissent des jumeaux dans la cité, proposa Gabi. Suffira de faire le tour de tous les jumeaux et on finira bien par trouver ceux qui nous intéressent. C'est tout ce que je peux proposer.

— En même temps c'est notre seule option viable, remarqua Ren. Fouiller la ville nous prendra l'éternité.

— Allez, on n'est arrivé que depuis deux heures, temporisa Charlie. Laissons-nous un peu de temps.

— Au fait, où allons-nous séjourner ? questionna Scorpio en finissant ses beignets de crevettes.

— Un hôtel sur les hauteurs, répondit Gabi en attrapant son téléphone. J'ai pris deux piaules pour la semaine.

— Seulement deux ? fit Talia en haussant un sourcil. Mais... Nous sommes six ! ajouta-t-elle comme si ce n'était pas évident.

— Et mon compte en banque ne dépasse pas les trois chiffres, fit remarquer Gabi, glaciale. Ce ne sont pas des vacances alors on pourra très bien camper.

L'après midi était déjà bien entamée quand ils se levèrent de table pour rejoindre ce fameux hôtel. Il se situait près des points culminants de la ville et le groupe arriva essoufflé en haut de l'immense pente qui y accédait. Kyklona était loin d'être plane : le dénivelé entre deux lieux était parfois si important que des escaliers de pierre grise étaient nécessaires pour éviter des montées à quarante cinq degrés. Les espaces sur les hauteurs étaient venteux et plus dégagés qu'en bas, rendant le décollage et l'atterrissage des anges plus facile. De véritables couloirs aériens se formaient ici, reliant d'autres rochers lévitants de la cité.

Gabi indiqua leur hôtel, grande façade recouverte de lierre et de lanternes en papiers, déguisant les nombreuses fenêtres orientales en bois. Les tuiles noires des toits étaient recourbées et projetaient un peu d'ombre sur la pierre blanche du bâtiment. À l'intérieur, la brune salua la réceptionniste avec sa voix monocorde.

— Euh, on avait une réservation, dit-elle.

— Nom ? demanda la réceptionniste derrière son comptoir de bois.

— Gabrielle Martin, marmonna cette dernière.

Ren savait qu'elle détestait son prénom, mais en l'entendant le prononcer du bout des lèvres on aurait dit qu'elle invoquait un démon... La réceptionniste trouva la réservation effectuée la veille et leur donna deux clés de chambres. Elles étaient au premier étage. Une fois en haut, Talia décida de répartir les deux seules chambres de la façon la plus logique qu'il soit en cette situation exceptionnelle.

— Les filles d'un côté, les garçons de l'autre ! clama-t-elle en récupérant une clé et en donnant la deuxième à Scorpio.

— Mais... fit ce dernier, dépité. Et ma Charlie ?

La blonde lui jeta un regard empli de tristesse en réalisant que cette répartition impliquait la séparation avec son compagnon.

— Euh... On... Ça fait six ans maintenant qu'on fait chambre commune toutes les nuits, expliqua-t-elle un peu bredouille.

— Et bien vous ferez chambre à part pour cette semaine, répliqua Talia en introduisant la clé dans la serrure d'une porte de chambre.

Charlie fit des yeux de chien battu à Scorpio, le suppliant de négocier. Mais Talia clôtura le débat :

— Vous n'allez pas squatter une chambre à deux et nous laisser nous entasser à quatre dans l'autre ! C'est non négociable, je suis la doyenne de ce groupe et la capitaine de l'Ecarlate ! Donc je décide !

— Techniquement aucun de tes deux titres n'est valable vieille chouette, rétorqua Scorpio.

— Qui est vieille ?? s'agaça Talia.

Scorpio balaya la réplique d'un geste de main agacé.

— Ton bateau est hors dimension, donc tu n'es plus vraiment capitaine. Et c'est moi le plus vieux, donc tu n'es pas vraiment la doyenne.

— Ne joue pas sur les mots Scorpio ! prévint Talia en le pointant de son doigt parfaitement manucuré. Charlie et Gabi avec moi, Ren et Luka avec toi ! On se voit tout à l'heure au dîner !

Sur ce, Talia poussa les deux femmes dans la chambre d'hôtel et claqua la porte avec force pour montrer qu'elle campera sur son avis. La doyenne du groupe était vraiment quelqu'un d'inflexible.

— Et nos valises ? demanda Luka.

Effectivement c'était Charlie qui transportait les bagages de tout le monde, rangés dans son sac à dos spécial. La porte se rouvrit une minute plus tard, Talia largua deux bagages en cuir sur le sol avant de refermer sans un seul mot de plus.

Résigné, Scorpio ouvrit la porte d'en face et ils entrèrent dans la chambre assez exiguë. Un papier peint panoramique représentant un paysage avec des grues cendrés, une pagode, une montagne, un lac et un lever de soleil prenait tout un pan de mur. La pièce ne contenait qu'un grand lit double, un canapé en dessous d'une télé murale et une table qui ne servait jamais à rien dans ce genre d'hôtel, hormis poser des valises.

— Je prend le canapé !! exigea immédiatement Luka en se jetant dessus. Je vous laisse le grand lit !

Ren lâcha un long soupir en se passant une main sur le visage... Il osa croiser le regard de Scorpio qui heureusement ne fit que hausser des épaules, indifférent.

— À la guerre comme à la guerre, récita-t-il. T'as un côté préféré ?

Le brun grogna dans sa barbe. Luka répéta qu'il gardait le canapé, le tout en installant les draps et les couettes, signe qu'il montait son campement et qu'il n'avait pas l'intention de bouger. Il servit son sourire hypocrite aux deux autres.

— J'aimerais pas être vous.

— Pas la peine d'en rajouter toi ! répliqua Ren en le fusillant du regard. On échange de place si tu veux ?

Le sourire de Luka s'effaça progressivement et ses yeux se posèrent sur Scorpio. Le roux changea lentement de couleur et passa au rouge vif sur les joues. Il secoua violemment la tête comme pour se réveiller et retourna méthodiquement à l'assemblage de son lit de fortune. Scorpio lança qu'il investissait la salle de bain, récupéra une trousse de toilette et partit s'enfermer à la salle d'eau.

Déjà grognon à cause de la perspective d'une nuit de camping en compagnie de Scorpio et Luka, Ren posa sa valise dans un coin avant d'aller ouvrir le battant en bois de la fenêtre pour aérer. Il dégagea quelques feuilles de lierres collées sur le rebord et inspira l'air frais d'altitude. Le soleil déclinait déjà au loin et dans l'immensité du ciel l'astre semblait plus petit. Plus froid aussi et plus loin.

Dans la rue juste en dessous, Ren aperçut deux membres séraphins de la Garde de Kyklona en train de papoter avec deux officiers de l'empire en buvant un café en gobelet. C'est alors qu'un ange plongea en piquée depuis les cieux et tenta d'attaquer les démons en hurlant « mort à l'Empereur ». D'un même mouvement les deux anges brandirent une main en avant, appelant le vent à eux. L'air sembla se déplacer à toute vitesse vers eux, formant comme un mur qui arrêta net l'attaquant. Après s'être pris une véritable paroi invisible, il tomba face contre les pavés puis un officier se jeta dans son dos pour le menotter.

— Saletés de démons !!! Votre empire finira par s'écrouler ! Nous les anges nous soufflerons sur les braises de la révolte pour allumer le feu de la révolution !!!

— C'est ça, souffla un officier. En attendant tu vas aller te calmer en garde à vue.

Sur ce, les membres de la Garde prirent le relais et embarquèrent l'ange rebelle, qui leur cracha des « traîtres » à la figure. Ils s'envolèrent en quelques battements d'ailes. Ren remarqua que les gens autour semblaient soit désintéressés, soit dépités par un tel comportement de la part de leur concitoyen.

— On ne voit pas ça tous les jours, dit Luka.

Ren manqua de sursauter car il ne l'avait pas entendu s'approcher. Son passif de pickpocket lui avait apporté pas mal de discrétion sur certains points.

— C'était sûrement un indépendantiste extrémiste, dit le brun en haussant des épaules. Faut les ignorer ces gens là.

Ren resta un bon quart d'heure accoudé à la fenêtre à regarder le soleil disparaître sous la couche de nuages à l'horizon, ainsi que les allées et venues des anges dans le ciel. Quelle chance ils avaient... Avec leurs ailes, ils étaient si libres... Comme il devait être grisant de pouvoir voler à sa guise comme si le ciel n'appartenait à personne d'autre...

Il partit se laver vite fait à la suite des deux autres puis les trois hommes descendirent à la salle de restauration de l'hôtel. Ils retrouvèrent les filles, déjà attablées et toutes rafraîchies par la douche. Une serveuse leur demandait déjà s'ils avaient choisi leurs plats alors que Ren s'asseyait à peine. Talia lui grommela que non puis décida de commander les boissons pour commencer.

— Six bières ça nous conviendra, demanda la capitaine.

La serveuse eut une légère grimace à peine perceptible avant de toussoter, comme gênée.

— Euh... Nous ne faisons pas cela ici.

— Ah... Dans ce cas une bouteille de rosé, corrigea Talia.

La serveuse semblait de plus en plus mal à l'aise et aucun ne comprit la raison de cet embarras.

— Nous ne faisons pas ça non plus.

— Mais vous servez quoi alors ? demanda Talia qui se décida enfin à consulter la carte des boissons.

Ses sourcils étaient si froncés que l'intégralité de ses rides ressortait sur son visage. Ses yeux balayèrent la carte en vitesse. Puis son sourcil gauche s'arqua.

— Vous... Il n'y a que des jus de fruits ou des cocktails softs, dit-elle.

— Tout à fait, approuva la serveuse.

— Pas d'alcool ?? s'étrangla Luka, visiblement très déçu d'avoir manqué une occasion de se mettre minable.

— Comme vous êtes des étrangers je peux comprendre votre étonnement mais il faut savoir que l'alcool est interdit dans la Cité.

— Mais pourquoi ? s'indigna Luka.

— Vous souhaitez ? poursuivit la serveuse, le visage soudain fermé.

— Six menthes à l'eau, trancha Scorpio.

Il ignora la bouche grande ouverte et le regard outré de Luka, puis la serveuse le remercia avant de s'en aller rapidement.

— Comment ça pas d'alcool ?! Doit y avoir une erreur ! brailla le roux en se jetant sur la carte des boissons.

— Baisse d'un ton, ordonna Gabi, maussade.

— C'est la première fois que je vois un restaurant qui ne vend ni bière ni vin, dit Charlie. Comment ça se fait ?

— Je connais pas tout, commença Ren, mais il me semble que c'est une des politiques locales. L'empire a interdit la vente d'alcool depuis quelques années et vu les chiffres en baisse sur les agressions et la violence dans les rues je pense que ç'a été utile.

— Ah c'est vrai, se souvint Gabi. Avant les anges avaient tendance à un peu trop abuser sur la boisson et la délinquance et la violence était monnaie courante à Kyklona, à croire que l'altitude ça amplifiait les effets... Et aujourd'hui les rues sont beaucoup plus calmes.

— Vous approuvez ?? s'indigna Luka.

— On n'approuve rien, on énonce les faits, dit Gabi. S'il n'y a plus d'incidents ou d'agressions à partir du moment où on ne consomme plus d'alcool, c'est que ça marche de l'interdire.

— Et vois le bon côté des choses, ça aide dans ton sevrage ! renchérit Charlie, toujours là pour mettre du baume au cœur.

Mais Luka tira sa tête de six pieds de long quand la serveuse vint leur apporter les menthes à l'eau. Ils commandèrent leurs plats dans la foulée et trinquèrent pour la forme.

— Ça manque de goût ce truc, rouspéta Luka en touillant son sirop.

Un quart d'heure plus tard, la serveuse amena les plats. Du porc sauce aigre douce et des nouilles sautées pour Ren. Le brun remercia leur serveuse tandis qu'elle s'éloignait, son plateau sous le bras. Un peu à l'ouest, Ren la suivit des yeux dans la salle de restauration. Elle croisa un autre serveur qui arrivait en sens inverse et lui fourra soudain un papier plié dans la poche de son pantalon. Ce détail aurait pu être anodin – pourboire, informations, n'importe – si Ren n'avait pas remarqué un échange similaire un peu plus tard.

Durant tout le repas, il lui fut donc impossible d'ignorer cet étrange manège. À intervalles irréguliers, les serveurs s'échangeaient des bouts de papiers tout en discrétion. Ren fut intrigué sans savoir pourquoi. Mais il préféra retourner à son plat en se disant que ce n'était rien.

Après le dîner et une petite infusion au bar, le groupe remonta à l'étage pour aller dormir, la journée ayant été très longue. Dans les escaliers, Scorpio lança à la cantonade :

— Les filles, quelque chose m'intrigue.

La mise en suspens de sa phrase agaça naturellement Talia.

— Quoi donc monsieur ??

— Juste comme ça : qui a pris le lit double chez vous ?

Il lança un sourire mesquin à la capitaine, l'air d'avoir de la suite dans les idées. Charlie répondit avec sa jovialité habituelle.

— On a laissé le canapé à Gabi et on s'est mise dans le grand lit avec Talia. Pourquoi cette question ?

— Pour savoir, fit Scorpio l'air de rien.

Mains dans les poches de son pantalon il semblait bien décontracté en montant les escaliers. Sa compagne pouffa soudain et afficha un grand sourire.

— Et vous alors ? demanda-t-elle.

Ren supplia Scorpio de ne rien dire avec un regard insistant. Cependant le réincarné eut non seulement le culot de le fixer et de recevoir son message, mais aussi de lui sourire au nez, provoquant.

— Luka a réquisitionné le canapé, dit-il sans terminer sa phrase.

Ren grinça des dents et voulut s'enterrer quand il se reçut trois regard hilares provenant des filles. Ayant saisi le non-dit Charlie et Talia se mirent à rire tandis que Gabi se contentait de son sourire suffisant et moqueur. Après mûres réflexions, Ren voulut plutôt tuer Scorpio en l'étranglant avec sa tresse.

— Ne fait pas cette tête mon Ren, rit Charlie. Ce n'est que temporaire.

— Allez bonne nuit quand même, lança Gabi. Rendez-vous demain matin à huit heures au petit déjeuner.

Sur ce le groupe se divisa en deux et chaque trio disparut dans sa chambre. Ren avait oublié à quel point il était agaçant de devoir partager une salle de bain à plusieurs. Ses jours de colocation à l'internat lui semblaient bien loins et avec eux l'organisation millimétrée d'une vie à quatre dans une chambre et une salle de bain commune. Il dut jouer des coudes pour aller cracher son dentifrice dans le lavabo.

— Demain on attaquera nos recherches, déclara Scorpio. On se divisera en trois groupes de deux pour quadriller la ville.

— Phase d'observation quoi, dit Luka. Ça va être chiant.

— On fait ça pour retrouver nos Jumelles de la Perle. Cela fait six ans qu'on n'a trouvé personne, alors maintenant qu'on a un semblant de piste autant y aller à fond.

Scorpio enfila ensuite une chemise de nuit et défit sa tresse. Il se laissa tomber sur un côté du grand lit en saluant la qualité de la literie. Dépité, Ren repartit dans la salle de bain comme si ça pouvait retarder le moment de se coucher. Pudique, Luka le chassa pour pouvoir se mettre en chemise de nuit puis le roux partit se glisser dans son lit canapé.

— Allez, viens te coucher, fit Scorpio à l'intention de Ren en tapotant la place à côté de lui.

Le brun défit sa queue-de-cheval en soupirant, attrapa un polochon dans le placard de l'entrée et le jeta en travers du matelas, créant ainsi une séparation... Au cas où ça changerait grand-chose à son problème.

— On perd plus de place qu'autre chose avec ce truc, remarqua Scorpio.

Ren ferma les rideaux de la pièce puis, résigné, se laissa tomber sur l'autre côté du matelas, le plus au bord possible. Bras croisés, il fixa le plafond en attendant.

— Et ben ce cirque, souffla Scorpio. Ça te dérange tant que ça de dormir avec moi ?

Il n'y pouvait rien, c'était sa fierté qui parlait à sa place. Ren grommela une réponse qui n'était ni oui ni non, attrapa sa boite de somnifère qui trainait sur le chevet et avala un comprimé. Un sommeil de plomb ne tardera pas à arriver. Il soupira en lançant le bonne nuit aux deux autres, se tourna sur le côté et ramena un morceau de couette sur lui. La fatigue de la journée et ses comprimés l'emportèrent assez rapidement aux pays des songes.

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